2. 2. 1. 4. Clemens Brentano (1815) : exigence de l'unité du spectacle.

Pour connaître la position de Clemens Brentano sur la question du respect de la vérité historique dans la scénographie, nous pouvons nous appuyer encore une fois sur le long article "De l'état du théâtre moderne dans la plus grande partie de l'Europe, peut-être partout. A l'occasion de l'Achille de Paër" qu'il a fait paraître en novembre 1815 dans les Berlinische Nachrichten, et plus particulièrement sur les deux derniers volets de l'article.

Ce qui a provoqué les remarques de Brentano n'est pas relaté explicitement, mais on peut le deviner en replaçant l'article dans le contexte de la vie théâtrale à Berlin, fin 1815. Soit l'opéra de Paër à la représentation duquel Brentano a assisté a été donné en costumes historiques (ce qui est le plus probable), soit d'autres spectacles analogues l'ont été à la même époque, ce qui a incité Brentano à aborder cette question. En effet, le comte Brühl, arrivé à la tête des Théâtres Royaux en février 1815, s'est efforcé, comme on l'a vu, de mettre en place sa réforme de la scénographie dès les premiers mois de son administration et donc a monté un certain nombre de spectacles en accordant plus de soin à l'authenticité des costumes (la réforme des décors intervenant un peu plus tard avec la collaboration de Schinkel à partir de 1816).

Brentano réfléchit donc à la validité de cette démarche pour l'opéra héroïque de Paër dont le sujet est la dispute entre Achille et Agamemnon au sujet de la belle Briséis. En fait la composition de Paër est écrite dans la tradition des opéras italiens du XVIIIe siècle. La musique y a plus d'importance que le texte ; la succession des airs, introduits par les récitatifs, permet au chanteur de démontrer sa virtuosité. Ces opéras, marqués encore par l'époque baroque, sont le fruit d'une esthétique particulière, ils exigent une scénographie appropriée dans laquelle la richesse des costumes et de la décoration a toute sa place. Même si le sujet est tiré de l'antiquité grecque, le réalisme et la vérité historique n'interviennent pas dans le livret, et ne nécessitent pas d'être respectés dans l'esthétique de la représentation. Avec le recul, on aurait tendance à affirmer aujourd'hui que le comte Brühl a fait erreur en cherchant à appliquer systématiquement sa réforme à l'ensemble des spectacles, n'ayant pas toujours pris conscience de l'esprit de l'œuvre  une erreur que Brentano pointe du doigt dans son article (et que d'autres auteurs, par exemple Adolf Müllner ou Ludwig Tieck, ont également soulignée) au nom d'un principe important : l'unité du spectacle.

Il faut toutefois distinguer plusieurs moments dans la réflexion de Brentano à propos du respect de la vérité historique. Tout d'abord on constate chez lui une attitude tout à fait sceptique devant l'intérêt de représenter l'opéra en costumes historiques pour les raisons évoquées ci-dessus, c'est-à-dire la cohérence entre l'œuvre et sa représentation. Brentano ne semble aucunement apprécier le style de composition de Paër qui lui paraît artificiel et trop maniéré ; ainsi il est incapable de rendre l'action héroïque et passionnée de la fable antique. "Car la rencontre d'un grec et d'un trille est mortelle pour tous les deux", 481 dit-il par exemple. Brentano souligne longuement la discordance qu'il perçoit entre le style musical et le sujet choisi, puis il en vient à réfléchir sur les costumes.

‘Avec une telle musique, le strict respect du costume grec ne pourrait que rendre l'impression encore plus pénible. Car souligner la vérité, c'est faire ressortir ce qui n'est pas vrai. 482

L'idée d'une nécessaire unité du spectacle est déjà énoncée dans cette citation ; nous allons y revenir dans un instant. Une autre formule, bien plus sévère encore, indique clairement la méfiance, voire le mépris de Brentano à l'égard des efforts en matière de vérité historique. Cette formule est fondée sur un mot composé : "la sagesse des tailleurs de théâtre à la mode" (moderne Theaterschneiderweisheit). C'est la confrontation avec d'autres textes du débat qui confirme que l'étrange formule a un sens péjoratif et qu'elle cherche à ridiculiser les intenses recherches entreprises dans le but de collecter des informations sur les costumes anciens. La même idée se retrouve sous différentes variantes chez d'autres auteurs, comme chez August Wilhelm Schlegel qui parle de la scénographie comme d'une "pédantesque foire à la brocante". 483 Brentano signale que cette érudition est "à la mode" : bien que ses propos aient une portée générale, nul doute qu'ils ne visent le travail du comte Brühl. Dans un premier temps, on voit donc que la position de Brentano rejoint celle de la plupart des auteurs romantiques qui considèrent l'attention à la vérité historique comme inessentielle.

Réfléchissant encore sur les possibilités de représenter l'opéra Achille, Brentano fait cependant une tout autre proposition. Brentano conseille, si l'on tient vraiment à garder la musique de Paër, de pousser la logique jusqu'au bout et de transformer la composition et sa représentation en spectacle baroque, et il reconnaît même que pour certains genres musicaux où "l'on s'écarte totalement de toute vérité historique", cette manière de faire signale une "compréhension bien plus profonde de la chose." 484

‘Une telle composition de l'Achille choquerait moins si le costume était traité de manière tout à fait fausse, comme les héros du théâtre français baroque. Madame la marquise Briseis, Monsieur le chevalier Achille, le Duc Agamemnon, le vicomte Patroclus etc. […] 485

Et il s'amuse de cette idée en se livrant à une description lyrique d'un décor baroque fantaisiste dont tous les éléments seraient pleins de virtuosité et tout à fait invraisemblables. Plus rien ne choquerait alors le spectateur plongé dans un monde entièrement absurde et merveilleux. L'idée qui sous-tend cette proposition est encore une fois celle de l'unité de la représentation qui, au-delà des choix esthétiques, devient le critère essentiel d'une création théâtrale. C'est cette unité qui rend possible l'illusion théâtrale, et non pas forcément la reproduction du réel. En ce qui concerne la vérité historique, on pressent pourtant derrière le ton mi-sérieux, mi-délirant que la préférence du poète ne va pas à la variante baroque proposée et qu'il préfère un Achille plus proche de l'antiquité grecque.

L'intérêt pour un respect du costume historique se trouve dans la version idéale de l'opéra proposée par Brentano. Cette version idéale est fondée sur le texte d'Homère dont Brentano cite même quelques extraits. Il réclame alors des acteurs capables de représenter la force extraordinaire du poème d'Homère, en s'aidant éventuellement de masques ; il demande des "voix nobles, calmes, résonnantes", accompagnées de la musique de Gluck 486 , avec "des costumes grecs sur une scène simple" (mit griechischem Kostüme auf einfacher Szene). L'emploi éventuel de masques 487 nous indique que le choix de costumes historiques n'est pas guidé par la volonté de reproduire le réel ou les faits historiques. La vérité historique n'est pas recherchée pour elle-même (une "sagesse de tailleur, de costumier"). En fait la vérité historique (le costume grec) présente aux yeux de Brentano l'avantage d'une plus grande sobriété, si on l'oppose aux robes de cour, aux tissus précieux, aux bijoux, aux casques à plumes. Elle est ici le choix esthétique qui paraît mieux approprié au sujet, "la dispute de deux héros pour Briséis, femme semblable aux déesses". 488 C'est en ce sens qu'elle contribue à la cohérence du spectacle.

Le thème autour duquel Brentano développe sa réflexion théorique est un sujet tiré de l'antiquité avec une dimension héroïque et tragique. Brentano fait le choix esthétique de la simplicité que nous pourrions qualifier de "classique" ; elle semble lui paraître mieux adaptée au thème tiré de l'Iliade. On voit ici l'auteur "romantique" Brentano défendre une "noble simplicité et calme grandeur" (edle Einfalt und stille Größe,formule célèbre de Winckelmann que nous citions déjà plus haut) de la représentation. On se demande évidemment si les principes qu'il propose restent valables pour d'autres périodes historiques (s'il s'agissait du Wallenstein de Schiller, par exemple) ou d'autres genres dramatiques comme la comédie. Comment Brentano conçoit-il la représentation des pièces de Shakespeare ? Comment sera réalisée l'unité entre tous les éléments du spectacle ?

Brentano conclut son long article par ces mots :

‘Lorsque l'on rapproche ne serait-ce qu'une chose de la vérité naît tout de suite l'exigence suivante : le théâtre ne peut et ne doit faire illusion qu'avec l'œuvre poétique et l'acteur, avec le costume il doit uniquement ne pas blesser le regard, et avec la décoration il ne doit donner qu'une simple indication. 489

Il nous est donc possible de préciser encore ce que Brentano attend d'une représentation, car il résume ici sa conception d'une "mise en scène" idéale. Le poète semble dire que le contenu de vérité doit surtout être transmis par l'acteur et le texte qui sont les éléments essentiels de la représentation. Qu'est-ce que "blesser le regard" ? Être trop ostentatoire, être invraisemblable ? Sans doute les deux à la fois. Brentano demande le lien entre le sujet et l'esthétique de la représentation. On décèle cependant dans la réflexion de Brentano un paradoxe auquel les auteurs du début du XIXe siècle sont confrontés : à la fois la volonté de se détacher de la tyrannie du vraisemblable, c'est-à-dire ici du réalisme, et à la fois l'impossibilité de s'en détacher. Pour les décors, Brentano exige clairement une très grande simplicité. Nous voyons que Brentano se fonde sur un même principe concernant les deux thèmes du débat que sont la vérité historique et l'importance de la décoration : la scénographie n'a pour lui qu'une fonction minimale, toujours la même, l'indication sommaire du lieu ou du moment de l'action. Cette fonction minimale, qui reflète la conception que l'ensemble du groupe romantique a de la scénographie, est différente de ce que nombre de metteurs en scène ont fait de la scénographie au XXe siècle, où elle a souvent servi à exprimer leur lecture de l'œuvre parallèlement au travail effectué sur la voix et le corps de l'acteur. Le rôle de la scénographie comme commentaire du texte, comme "métatexte" est réduit ; elle ne véhicule pas non plus de message plus profond (d'interprétation) de la part de celui qui organise la représentation. Les différents éléments du spectacle n'ont donc pas la même fonction par rapport au message que transmet le spectacle ; l'unité demandée n'est pas réalisée sur ce plan. La dernière citation, qui clôt l'article de Brentano remet un peu en question l'unité qu'il avait défendue en amont.

Pourtant nous avons employé ci-dessus à dessein le terme de "mise en scène" (anachronique à l'époque). Nous voudrions souligner le fait que Brentano aborde dans une phrase et dans un même esprit l'ensemble du travail scénique autour d'une œuvre. L'intérêt d'un créateur unique pour l'ensemble des éléments d'une représentation constitue l'un des principes de base de la mise en scène. Brentano demande l'unité (esthétique) entre ces différents éléments. C'est l'idée même d'unité qui est essentielle à nos yeux. Elle constitue l'un des fondements de la théorie de la mise en scène qui se met véritablement en place à la fin du XIXe siècle. Brentano est l'un de ceux qui en discernent l'importance.

Nous avons donc pu voir que Brentano, alors qu'il pourfend le luxe et la profusion dans la scénographie, ne rejette pas fondamentalement le respect de la vérité historique, lorsqu'il convient au texte représenté. Brentano demande simplement qu'on n'accorde pas plus d'attention que nécessaire à cette authenticité des costumes, c'est-à-dire que l'on privilégie la beauté du texte et le travail de l'acteur. Il concède qu'elle puisse apporter une certaine grandeur à la représentation, du moins dans le cas des sujets tragiques tirés de l'antiquité. Par la demande d'unité de la représentation, par le fait qu'il reconnaisse la cohérence interne à d'autres esthétiques et par son style particulier, Brentano est l'un des auteurs les plus originaux de notre corpus.

Notes
481.

"Da schon ein Grieche und ein Triller sich aneinander tödlich sind." Brentano, Werke, hrsg. von F. Kemp, Hanser, 1963. p. 1138.

482.

"Bei solcher Musik könnte das streng beobachtete griechische Kostüm nur den Eindruck noch erschweren. Denn die Wahrheit unterstreichen heißt die Unwahrheit hervorheben." ibid., p. 1139.

483.

"pedantische Antiquitätenkrämerei" : Schlegel, Vorlesungen über dramatische Kunst und Literatur. Zweiter Teil, hrsg. von E. Lohner, Stuttgart, Kohlhammer, 1967. p. 125.

484.

"bei solcher gänzlicher Entrückung aus aller historischer Wahrheit"; "ein tiefes Verstehen der Sache". Brentano, op. cit., p. 1139.

485.

"Eine solche Komposition des Achilles würde weniger beleidigen, wenn das Kostüm ganz unwahr wie die Helden der altfranzösischen Bühne behandelt würde. Madame la marquise Briseis, Monsieur le chevalier Achille, le Duc Agamemnon, le vicomte Patroclus etc. […]"ibid.

486.

La musique pour Brentano doit seulement accompagner le texte. L'article est aussi une contribution intéressante au débat sur les rapports du texte et de la musique dans un opéra. Il témoigne des goûts musicaux de Brentano.

487.

Il ne s'agit pas de reproduire le visage de l'Achille historique. L'emploi des masques évoqué par Brentano rappelle évidemment le théâtre antique, où les masques avaient entre autres pour fonction de renforcer le son de la voix, de donner une stature plus importante et plus de présence à l'acteur, et donner plus de force à l'action, ce que Brentano appelle ici de ses voeux. On remarquera une nouvelle fois l'intérêt de Brentano pour le théâtre antique, qui tempère la passion généralisée des Romantiques pour Shakespeare.

En ce qui concerne le travail anti-réaliste sur les masques, on peut songer aux tentatives de Schlegel lors de la mise en scène de son drame Ion (1802), ou encore à d'autres expériences de Goethe avec Les frères (Die Brüder) de Térence.

488.

"[der] Zank zweier Helden um die Göttinnen vergleichbare Briseis" Brentano, op. cit., p. 1138.

489.

"Wo aber eines nur der Wahrheit angenähert wird, entsteht gleich die Anforderung : das Theater kann und soll nur mit dem Gedicht und dem Schauspieler täuschen, mit dem Kostüm aber nichts, als nicht beleidigen, und mit der Dekoration nichts, als einen leisen Wink geben." Brentano, Werke, op. cit., p. 1139.