L'écrivain et critique dramatique Adolf Müllner a pris position de façon très claire au sujet du respect de la vérité historique et géographique pour les costumes de théâtre, au sein d'un article intitulé "Le costume" (Kostüm) paru le 6 janvier 1816 dans le Dramaturgisches Wochenblatt, le journal officiel des Théâtres Royaux berlinois. Müllner adopte une position intermédiaire entre les deux camps qui s'opposent dans le débat. L'idée majeure qu'il défend, et qui fait l'intérêt de son propos, est que l'œuvre dramatique elle-même détermine si les costumes doivent être historiques ou non, ou plus précisément, que c'est d'abord l'esprit de l'œuvre que le costumier (ou le scénographe) doit respecter. Concernant le titre de l'article, il faut noter encore une fois que le terme de "costume", marqué en 1816 encore par son sens étymologique, implique ici l'idée de vêtement historique, et l'auteur signifie par là qu'il veut prendre position sur cette question.
Deux auteurs d'ouvrages critiques ont déjà relevé le point de vue d'A. Müllner, Hermann Schaffner et Heinz Kindermann, tous les deux dans le cadre d'une étude des réformes du comte Brühl. 528 H. Schaffner cite Müllner plus largement (et assez librement), et résume l'essentiel du raisonnement et de la position de l'auteur. H. Kindermann, contraint par une démarche synthétique, retient que Müllner est plutôt favorable au respect de la vérité historique, mais qu'il donne la préférence à un costume "idéal", un costume conventionnel élaboré par les peintres et les sculpteurs, qui n'est pas scientifiquement exact. L'argumentation de Müllner mérite d'être détaillée pour sa réflexion sur le sens du terme "costume". L'approche nouvelle que nous proposons est de replacer ses propos dans le débat, et d'évoquer leur résonance ultérieure qui, après presque deux cent ans d'histoire du théâtre, est encore différente de celle qu'elle prenait au moment où Schaffner rédigeait sa thèse (1926).
Le projet de Müllner était de rédiger un "dictionnaire du théâtre." Il construit donc l'article à partir d'une réflexion sur le sens du terme dans ses différentes occurrences, pour donner finalement sa propre définition d'un bon "costume". L'écrivain fonde sa démonstration sur des exemples concrets, et l'on sent que son expérience d'homme de théâtre amateur, que nous évoquions en présentant cet auteur, lui est venue en aide. Le texte révèle la connaissance de réflexions esthétiques d'autres auteurs plus célèbres de l'époque, en même temps qu'un véritable sens pratique du travail de scène. Ce sens du théâtre inspire à Müllner des réflexions qui reviendront sous la plume d'autres hommes de théâtre et qui nous paraissent plus communément admises aujourd'hui. Le ton de l'article est à la fois sérieux et plein d'humour, avec une pointe de sarcasme.
Müllner relève le fait que la définition du "costume", les "usages des différents peuples et époques dont le poète et surtout le peintre doivent tenir compte," 529 est quelque peu malmenée par les comédiens et les comédiennes : car c'est plutôt l'inverse qui se produit, et ce sont surtout les usages d'autres époques et d'autres contrées qui doivent s'adapter aux acteurs. Puis il invoque la distinction qu'opèrent les "pédants" (Pedanten) et "ceux qui fouillent dans les antiquités" (Antiquitätenkrämer) entre un "costume correct" et un "costume incorrect". Le "costume correct" est le costume fidèle aux données scientifiques (historiques et géographiques). Müllner fait allusion aux spécialistes de l'Antiquité et de l'Histoire auxquels les directions des théâtres faisaient appel pour déterminer les costumes et décors historiques. Les termes choisis pour les désigner ne sont guère élogieux ; ils renvoient clairement à une expression péjorative forgée par A. W. Schlegel dans ses Cours sur l'art dramatique, lorsqu'il aborde la question de la vérité historique dans les arts 530 un passage que nous avons déjà commenté plus haut. Müllner évoque encore les problèmes financiers liés à l'élaboration de ce costume correct, et on entend ici encore une fois le directeur de la petite troupe de Weißenfels qui disposait de peu de moyens. Müllner, qui déclare toutefois "aimer les comédiennes et craindre les pédants", se propose de jouer les intermédiaires entre ces deux camps opposés, reconnaissant la nécessité d'un costume historique dans un certain nombre de cas qu'il énonce dans la suite de l'article. Aussi affirme-t-il :
‘Je concède aux pédants que le costume doit être correct […]. Mais, de même qu'il y a au théâtre une forme de peinture qui lui est propre et qui paraît affreuse à la lumière du jour, et qu'il possède sa propre forme d'éclairage venant du sol, comme le feu de la Pythie, de même, je pose qu'il y a pour le costume de théâtre une manière d'être théâtralement correct […]. 531 ’Müllner souligne donc que la reproduction du réel au théâtre se fait selon des règles qui lui sont propres, et qui ne sont pas celles d'une copie, d'une reproduction mimétique. Il souligne ce qui est artificiel au théâtre, ce qui est "faux" et son discours est donc très différent des discours habituels sur le théâtre.
Dans la suite du texte, Müllner dégage de sa réflexion la notion d'un costume "poétiquement correct" (das poetisch korrekte Kostüm), et ce costume est certes souvent "scientifiquement incorrect" (ein wissenschaftlich inkorrectes Kostüm), mais n'en reste pas moins parfaitement valable. Müllner défend clairement le détachement nécessaire par rapport aux données scientifiques, à l'inverse de Karl von Brühl qui affirme l'unité entre art et science. Précisons que Müllner ne se pose pas en opposant catégorique au costume historique. Il a observé à plusieurs reprises que les costumes d'un drame historique n'étaient pas homogènes lors d'une représentation, les acteurs ayant choisi des costumes contemporains ou des costumes de différentes époques, et il critique cette situation comme une erreur fondamentale. Mais il remarque aussi que le temps de l'action indiqué par le poète peut être trompeur, que l'action peut être située dans le passé alors que l'esprit de la pièce est tout à fait moderne, ou encore que d'autres raisons peuvent avoir incité un auteur à placer l'action dans des temps reculés (il pense sans doute à son propre drame Le roi Yngurd, que nous avons évoqué plus haut). 532 Un costume historique très exact risquerait alors d'entrer en contradiction avec la pensée de l'auteur. Les constatations précédentes ont conduit Müllner à forger l'expression d'un costume "poétiquement correct". Le costume "poétique" est le costume que demande l'œuvre, non pas littéralement (dans les indications scéniques), mais en accord avec l'idée qui la traverse. Pour éviter toutes les incohérences, pour créer le costume qui soit le plus approprié à l'œuvre représentée, Müllner donne alors ce conseil :
‘On choisira le costume comme on le ferait si le poète n'avait pas indiqué le temps et le lieu. On renoncera à l'exactitude géographique et historique (en bref, une exactitude prosaïque) au profit de l'exactitude poétique, et l'on s'efforcera de faire concorder agréablement le costume avec le monde de figures plastiques que l'œuvre éveille dans l'imagination du lecteur. 533 ’Et l'auteur ajoute un peu plus loin :
‘Après toutes ces considérations, j'exige de la scène une unité esthétique entre les vêtements et l'esprit de l'œuvre qui doit être représentée, et je la nomme l'exactitude théâtrale du costume. 534 ’Müllner pose donc le respect de l'œuvre comme règle absolue, c'est-à-dire, comme le dit Hermann Schaffner, qu'il pose, contrairement au comte Brühl intransigeant sur le principe de vérité historique, la bonne problématique qui doit préexister à l'élaboration du costume de théâtre. En effet, "il ne part pas du costume comme d'un élément indépendant", mais part des différentes exigences posées par les différents styles de la poésie dramatique. "Le fait de bien poser le problème lui donne au même moment les moyens de le résoudre en fonction du style [de l'œuvre]." 535
Dans les derniers paragraphes, il évoque l'existence d'un "costume idéal" (ideale Tracht), le costume que donnent les peintres et les sculpteurs à leurs figures, un costume "embelli" et scientifiquement inexact, mais auquel le public s'est habitué. Invoquant le lien profond qui existe entre les arts, il demande que l'on tienne compte de ce costume pour choisir ceux du théâtre. Müllner penche ici du côté d'une stylisation, et non d'une caractérisation. Il place l'habitude du public, les conventions et la règle de la beauté au dessus de l'exactitude scientifique.
Müllner indique toutefois que dans certains cas, le "costume poétique" est un costume historique : c'est le cas du prologue dans le Wallenstein de Schiller (Wallensteins Lager). Müllner propose même, dans les cas où plusieurs costumes sont possibles (soit historique, soit non-historique), que l'on choisisse le costume historique afin de contenter les savants comme les amis de l'art. Müllner propose donc une sorte de troisième voie entre l'intransigeance du comte Brühl et la radicalité de Tieck qui demande le retour à un nombre de styles historiques réduits, voire codifiés.
Dans sa réflexion, Müllner libère le costume de scène de la contrainte de scientificité, d'historicité ; mais sa proposition suppose que le costumier reste soumis au texte, qu'il se mette à l'écoute du texte. Il conclut sur un point qu'il avait déjà abordé dans le cours de l'article : l'exigence de l'unité dans le choix des costumes d'un spectacle. Il tance deux actrices qui, lors d'une même représentation, ont choisi l'une le costume idéal, l'autre le costume historique, non pas pour le choix de l'un ou de l'autre, mais pour le manque de concertation entre elles. Voici donc qu'un autre intervenant du débat, au-delà de l'anecdote, revient sur ce principe de l'unité dans la scénographie. L'exigence d'unité est formulée par Brentano, mais aussi par comte Brühl. Elle pourrait être l'exigence sur laquelle tous s'accordent. Les divisions se font sur la manière de réaliser cette unité. Müllner élargit la réflexion en demandant à ce que l'unité règne entre les costumes (soit la scénographie) et l'esprit de la pièce. C'est cette position qui trouvera une postérité dans les décennies à venir.
Schaffner, Die Kostümreform des Grafen Brühl […], op. cit, 1926 ; Heinz Kindermann, Theatergeschichte Europas, Band V, op. cit.
"Kostüm ist der Gebrauch der verschiedenen Zeiten und Orte, nach welchem die Dichter und vor allem die Maler sich bequemen müssen." "Aus Müllner's noch ungedrucktem Theater-Wörterbuch : Kostüm" in : Dramaturgisches Wochenblatt, 6 Januar 1816. p. 1.
"eine pedantische Antiquitätenkrämerei." Cf. le 26ème cours dans l'édition de Lohner (1967) p. 125 ; dans l'édition des œuvres complètes par Böcking (Sämmtl. Werke, Bd. V) p. 180.
"Ich gestehe daher den Pedanten zu, daß das Theater-Kostüm korrekt sein muß. Gleichwie aber das Theater seine eigene Theater-Malerei, die bei Tage scheußlich aussieht, und seine eigene Theater-Beleuchtung hat, die, wie das Geisteslicht der Pythia, von unten kommt, also statuire ich auch für das Theater-Kostüm eine eigene Theater-Korrektheit […]." ibid., p. 2.
Au moment où Müllner publie ces réflexions, Brühl avait déjà fait savoir son intention de monter la pièce "Le roi Yngurd" avec de nouveaux costumes et nouveaux décors historiques. Peut-être Müllner a-t-il voulu mettre Brühl en garde contre une trop grande exactitude historique, puisque la pièce située dans des temps reculés, contient des allusions à Napoléon et à l'histoire récente de l'Europe.
"Man wähle das Kostüm so, wie man tun müßte, wenn der Dichter Ort und Zeit nicht genannt hätte. Man gebe die geographisch-historische (kürzer, die prosaische) Korrektheit für die poetische preiß, und trachte nach einer malerischen Zusammenstimmung des Kostüms mit der plastischen Gestaltenwelt, welche die Dichtung in der Phantasie des Lesers rege macht." ibid., p. 3.
"Nach allen diesen Betrachtungen fordere ich von der Bühne eine kunstgemäße Uebereinstimmung der Trachten mit dem Geiste der darzustellenden Dichtung, und diese nenne ich Theater-Korrektheit des Kostüms." ibid., p. 4.
"[Müllner geht] nicht vom Kostüm als etwas selbständigem [aus]" ; "die richtige Problemstellung [des Bühnenkostüms] bietet ihm auch gleichzeitig die Mittel zur stilgemäßen Lösung." Schaffner, op. cit., p. 40.