2. 2. 2. 2. Les critiques dans les journaux berlinois.

Encore une fois, ce sont les critiques dramatiques du journal Berlinische Nachrichten, qui sont le plus riches sur la question de la vérité historique des costumes et des décors. Alors que les rédacteurs de la rubrique "théâtre" dans la Vossische Zeitung louent dans l'ensemble les efforts de la direction pour le bon goût et l'exactitude des décors et des costumes, le ou les critiques anonymes des Berlinische Nachrichten adoptent un point de vue beaucoup plus sévère.

Les mêmes articles des Berlinische Nachrichten que nous citions déjà plus haut en abordant la question de la richesse de la décoration contiennent également une remise en cause de la "variété" (Mannigfaltigkeit) des décors et de la "fidélité" (Treue) des costumes au réel. Sur ce point, l'argumentation du critique se distingue de celle des autres auteurs. En effet, l'un des principes que le critique met le plus en avant est celui de la Beauté (das Schöne).

‘"L'exigence première et essentielle à respecter pour que ce qui environne la scène soit approprié, est, sans conteste, la beauté de cet environnement." 536

L'insistance sur ce point est la marque distinctive de cet auteur ; d'autres écrivains tels que A. Müllner et L. Tieck l'intègrent comme un argument parmi d'autres. Or, selon l'auteur de l'article, une trop grande exactitude historique va à l'encontre de cette règle essentielle. Toutefois, nous retrouvons aussi dans son argumentation des idées formulées par les auteurs romantiques. Toute la première partie de l'article est consacrée à la question de la vérité historique et plus particulièrement aux costumes. Les arguments s'enchaînent de façon logique, ce qui nous permet de suivre le fil du texte à notre tour.

L'auteur commence par établir un parallèle entre les façons dont procèdent l'auteur et décorateur.

‘[…] de même que, pour le poète dramatique, la fidélité à l'Histoire, la géographie et la topographie n'ont qu'une valeur subordonnée, et qu'il se sert utilement de ce qui est historique et local lorsque cela arrange son affaire, tout comme il le laisse de côté sans regrets, lorsque cela entrave son chemin : de même, le décorateur ou le costumier n'est pas lié par la fidélité à l'histoire ou aux données locales, c'est bien plutôt son devoir de s'en détacher dès qu'elle est incompatible avec la règle fondamentale de la beauté. 537

L'affirmation de l'auteur au sujet de la liberté de l'auteur par rapport à l'histoire rappelle les propos de Schiller, dans la préface de la Fiancée de Messine (Die Braut von Messina), où Schiller explique que l'auteur ne doit pas être esclave de l'Histoire. Si le poète n'est pas lié par le respect de la vérité historique et topographique, respecter cette dimension historique dans les costumes devient une incohérence que le critique s'empresse de souligner.

L'auteur ne nie pas la nécessité de varier les décors afin que "la décoration corresponde" à l'œuvre représentée (die Uebereinstimmung der Ausstattung). Mais il répond à ceux qui utilisent cet argument pour défendre une stricte authenticité de la décoration qu'il est nécessaire de dégager les "traits essentiels" (Hauptzüge) et les belles lignes d'un style ou d'une époque.

[…] l'art ne fait pas de portrait, […] il peint en idéalisant ; il ne connaît ni le costume ni la mode lorsque ceux-ci quittent son domaine qui est celui de la beauté. Cependant : dans le paysage, l'architecture, le vêtement à représenter, se trouve en règle générale toujours quelque chose de beau, qui peut et doit devenir le trait typique de leur apparence extérieure, il faut alors leur donner ce trait, car on ne peut rien changer à la loi fondamentale [de la beauté]. Chaque spectateur renonce avec joie aux données temporelles ou locales, s'il obtient en échange ce qui est éternel et universel. 538

On voit très bien apparaître l'une des questions qui traversent les débats esthétiques de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle, l'opposition entre idéalisation et caractérisation. Cette réflexion revient aussi dans les textes des écrivains du Classicisme, Goethe et Schiller. C'est l'une des problématiques de l'essai Le collectionneur et les siens (Der Sammler und die Seinigen) qui apparaît à travers l'opposition du Philosophe (der Philosoph, à qui Goethe a donné les traits de F. Schiller) et de l'Étranger (der Fremde, en qui on peut reconnaître le spécialiste de l'Antiquité Aloys Hirt). L'Étranger défend la thèse que seul ce qui est caractéristique est beau, et suscite une vive réaction chez le Philosophe, qui veut unir beauté et vérité dans une reproduction idéalisée de l'objet représenté. A la suite des Classiques de Weimar, l'auteur anonyme se place du côté de l'idéalisation. Quant à la critique d'une portraitisation mesquine, elle rapproche le critique d'une analyse que faisait déjà A. W. Schlegel à propos de la peinture d'histoire, du portrait et de la vérité historique dans les Cours sur l'art et la littérature dramatique, lorsqu'il affirme que l'art ne doit pas être semblable à un portrait réaliste qui reproduit jusqu'aux défauts du visage et se perd dans les détails.

En commentant plus directement les costumes de la Pucelle d'Orléans, le critique leur reproche leur laideur ; il leur oppose le costume "espagnol" beaucoup plus élégant et signifiant choisi par Iffland lors de sa direction. Il souligne aussi un point sensible de la démarche de Brühl : sa méticulosité. Il critique le fait que les ornements sur les vêtements soient trop chargés, et déplore ce "microcosme d'objets tout à fait inessentiels et dérangeants", 539 qui attirent l'attention du spectateur et le détournent de l'action dramatique. Selon lui, le spectateur se moque de l'exactitude des blasons et des armes (qu'il ne connaît pas) et s'estime content, "du moment que ce qu'il voit est beau et à peu près vraisemblable." 540 Le critique adopte un point de vue tout à fait pragmatique. Il ignore la fonction didactique que Brühl désire attribuer à la scénographie. Les critiques de la Vossische Zeitung répondent en invoquant le progrès (dans la vraisemblance) que constitue selon eux l'exactitude des costumes, et la dignité que la splendeur et l'exactitude historique de la scénographie confère aux représentations. Ici encore la conciliation des deux points de vue s'avère difficile, parce que leurs défenseurs se placent dans une perspective différente (d'un côté l'importance accordée au texte, de l'autre la fonction de représentation des Théâtres Royaux).

En 1819 on retrouve dans un article des Berlinische Nachrichten, après la nouvelle "mise en scène" de Don Carlos, un paragraphe qui résume la pensée du (ou des) critique(s) anonyme(s) de façon claire. Le contexte de l'affirmation est le suivant : le critique trouve le décor qui représente la chambre de la princesse Eboli bien trop complexe, bien trop chargé, manquant d'intimité, alors que celle-ci doit apparaître dans une robe idéale, en jouant du luth, pour rencontrer l'homme qu'elle aime. Il réitère l'exigence d'un décor qui se limite à être une toile de fond :

‘J'exige fondamentalement que le peintre de décors reste modeste, qu'il donne au tableau que constitue la scène seulement un fond discret, plutôt trop simple que trop coloré, et qu'il n'évince pas le poète. Si nous poursuivons sur la même voie […], si nous réduisons et copions ce que le poète présente de manière totale et idéale, notre scène sera au mieux un présentation d'échantillons de garderobe colorée et de tableaux brillants, mais jamais une institution artistique dans son sens le plus noble. 541

Le ton ici est sévère, pressant, mais non pas ironique. La formulation évoque, à l'avance, rappelle im Wortlaut des paroles de Tieck. et dans l'ensemble correspond ici au point de vue développé par les Romantiques.

Nous voyons donc dans ces articles des Berlinische Nachrichten des arguments variés qui semblent révéler l'influence de la pensée des Classiques de Weimar, et révéler aussi une proximité avec les idées des Romantiques, que l'auteur n'hésite d'ailleurs pas à citer, même rapidement. Plusieurs articles du début de l'année 1819 indiquent que l'auteur anonyme connaît le point de vue de Tieck (qu'il tire sans doute du Phantasus) ou encore celui de Schlegel dans les Cours sur l'art dramatique dont il cite un extrait, qu'il a lu les Etranges souffrances d'Hoffmann qui viennent de paraître. Nous avons déjà pu observer, et le montrerons encore une fois ci-dessous, que le comte Brühl s'est défendu contre les attaques qu'il a subies, et s'est retranché derrière ses positions. Cependant, les critiques du rédacteur anonyme des Berlinische Nachrichten ont peut-être encouragé d'autres personnes à manifester leur mécontentement et un point de vue contestataire ; ce que révèlent les extraits de journaux cités par U. Harten dans le catalogue des œuvres de Schinkel, 542 un signe que le débat s'est, peut-être de façon moins intensive, poursuivi après 1820 dans les journaux.

Notes
536.

"Das erste und das Haupt-Erforderniß zur Angemessenheit der Umgebungen der Szene ist, ohne Widerrede, die Schönheit derselben." Spenersche Zeitung, "Theater", N° 16, 5. fév. 1818. Souligné dans le texte.

537.

"wenn für den dramatischen Dichter die historische, geographische oder topographische Treue, nur einen untergeordneten Werth hat und er zwar das Historische und Örtliche gern benutzt wenn es ihm die hand bietet, es aber fahren lässt wo es ihm im Wege steht : so ist der Dekorateur oder der Kostumier aus noch stärkeren Gründen an historische und örtliche Treue nicht gebunden, es ist vielmehr seine Pflicht, sich davon loszumachen, sobald jene Treue mit dem Grundgesetz Schönheit, nicht vereinbart werden kann." ibid.

538.

"[…] die Kunst portraitirt nicht […], sondern sie zeichnet idealisierend  ; sie kennt nicht Tracht noch Mode, wenn beide ihr Gebiet, das der Schönheit verlassen. Aber : in der darzustellenden Gegend, Architektur oder Tracht, liegt in der Regel irgend etwas Schönes, welches der Typus der äußeren Erscheinung werden kann und muß, so muß es hineingelegt werden, denn das Grundgesetz läßt sich nichts abbiegen. Jeder Zuschauer giebt auch mit Freuden das Zeitliche und Oertliche auf, wenn er dafür das Ewige und Allgemeingültige erhält." ibid.

539.

"ein Microcosmus von Gegenständen, die außerwesentlich und deshalb stöhrend sind".

540.

"wenn das was er sieht nur schön und nicht geradezu unwahrscheinlich ist." ibid.

541.

"Ich verlange überhaupt : daß der Dekorationsmahler sich bescheide, daß er zum Bühnen-Gemälde nur den anspruchslosen, eher zu einfachen als zu bunten Hintergrund, gebe und daß er den Dichter nicht verdränge. Wenn wir aber so wie bisher fortfahren […], wenn wir was der Dichter totalisirt und idealisirt, lokalisieren und portraitiren, dann kann unsere Bühne trotz aller Bemühungen einer wackeren Regie höchstens eine Musterkarte einer bunten Garderobe und glänzender Bildwerke werden, aber nie eine dramatische Kunstanstalt im höheren Sinne !" Berlinische Nachrichten, 1819.

542.

On peut citer l'intervention de l'éditeur F. W. Gubitz au sujet des costumes de l'opéra Nittetis.