2. 2. 3. 1. August Wilhelm Iffland

Dans ses textes d'ordre théorique, August Wilhelm Iffland a défendu l'idée d'un costume moderne qui respecte la vérité psychologique et la condition sociale du personnage. Iffland n'est jamais revenu sur sa théorie du costume moderne ; il a simplement continué à l'expliquer dans les différents Almanachs qu'il a publiés. Comme nous l'avons vu, il s'est montré moins intransigeant sur la question de la vérité historique, préférant que le costume transmette un savoir, si nécessaire à l'aide de signes modernes. Iffland a cependant choisi de développer l'authenticité des costumes et des décors à une époque plus tardive de sa direction. Dans l'Almanach de 1811, qu'Iffland a utilisé pour répondre aux diverses accusations dont il avait fait l'objet, le directeur s'est également exprimé sur le développement des costumes et de décors historiques que connaissait l'histoire du théâtre au début du XIXe siècle.

Il s'agit de nouveau de l'article "Situation actuelle des directions des théâtres comparée à la situation dans laquelle elles se trouvaient auparavant." 543 Iffland exprime de façon concrète l'évolution des pratiques scéniques qu'entraîne le renouvellement du répertoire et le développement de pièces à sujet historique. Iffland décrit d'abord la situation des théâtres à la fin du XVIIIe siècle. Il dresse la liste des costumes alors nécessaires, soit une dizaine de types de costumes différents (vêtements pour les rôles masculins nobles, uniformes, habits de caricature pour des personnages âgés, etc.…). Iffland explique que ces costumes restaient valables plusieurs années durant, une situation financièrement avantageuse, qui était due au fait que ces costumes fonctionnaient encore largement selon le système des "types". "Voilà ce dont était constitué le fonds de costumes", affirme-t-il. Si l'on y ajoutait une dizaine de types d'accessoires, "toutes les grandes et petites choses secondaires étaient entièrement pourvues." 544

‘"Que les situations des directions de théâtre ont changé depuis. Du vieux fonds […] on ne peut presque plus rien utiliser. En revanche, une quantité de costumes de bardes, costumes chinois et vieil-allemands sont devenus nécessaires." 545

Et Iffland de citer une longue liste de tous les nouveaux types de costumes (comprenant le Moyen-âge, l'époque Louis XIV, le costume du peuple d'Israël au temps de David, etc.…).

‘Les divers armements d'époques si diverses font un dépôt d'armes, et l'entretien de tous les accessoires coûte bien plus qu'on ne le croit. 546

La pointe de sarcasme contenue dans l'idée du "dépôt d'armes" indique un regard critique d'Iffland. Il semble porter un regard plutôt réprobateur sur les grandes dépenses qu'engendre l'évolution du répertoire et la nécessité de se procurer des costumes infiniment variés. Il est difficile de d'évaluer la position exacte du directeur sur cette question, car la plainte exprimée peut aussi être une stratégie de défense. Iffland présente clairement la situation comme si elle était indépendante de sa volonté.

Une remarque d'Iffland d'ordre plus général sur sa conception du théâtre se trouve dans l'article intitulé "Au sujet de la formation des artistes à la représentation du genre humain sur la scène", 547 nous a intéressée, parce qu'elle permet de mieux saisir les raisons du choix d'une esthétique réaliste effectué par Iffland. 548

‘Il est important de s'attacher à la versification, de pouvoir suivre exactement le charme de la voix. Si la déclamation de l'acteur y faisait obstacle, cela deviendrait une erreur ; mais il faut espérer que le poète n'a pas seulement écrit des vers, il a construit aussi un être humain avec des caractéristiques, des passions, et avec toutes ces choses extérieures que l'époque, le peuple, la condition auxquels il appartient rendent indispensables. 549

Iffland poursuit en expliquant que le spectateur "ne vient pas seulement avec une oreille critique", mais désire voir l'être humain, tel qu'il vit et respire." 550 Il s'agit ici d'une réponse d'Iffland dans le cadre d'un débat esthétique plus large sur le principe de mimésis, notamment dans le jeu de l'acteur. Elle nous paraît significative. Nous avons vu combien les Romantiques accordaient d'importance au texte, au sens de l'ouïe et à l'imagination. Iffland demande ici clairement l'incarnation du texte, de la parole, afin que les vers ne résonnent pas comme un son creux. Il insiste sur l'importance de la corporéité dans la "mise en scène" du texte, et se place ici théoriquement à l'opposé d'une conception comme celle des Romantiques, dans laquelle c'est l'imagination qui crée les images, le spectacle. Il rappelle qu'à ses yeux, l'être humain est constitué, est au moins marqué, par tous ces éléments que sont la nationalité, la condition sociale (soit le "costume" au sens étymologique) et qui font partie de son identité. On peut supposer qu'Iffland intègre en conséquence le costume dans cette conception du théâtre et du jeu de l'acteur, car le costume peut aider l'acteur à incarner cet "être humain avec ses caractéristiques" que le spectateur attend de trouver sur la scène.

Si l'on considère encore une fois l'importance accordée à la nationalité, au statut social comme éléments déterminants pour donner une corporéité à une personnage, la suite de l'histoire du théâtre signale que la position choisie par Iffland a connu un développement : nous pensons ici à l'émergence de plus en plus claire du mouvement réaliste (même si d'autres courants littéraires ou d'autres aspects comme le merveilleux existent en parallèle), qui prendra une coloration politique différente et plus prononcée au moment du Vormärz par exemple, et qui trouvera encore une autre forme de prolongement dans le théâtre naturaliste.

Notes
543.

"Verhältnisse der gegenwärtigen Theaterdirectionen, in Vergleich mit denen, worin die Directionen der Theater vormals sich befunden haben", Almanach fürs Theater auf das Jahr 1811.

544.

"[…] waren alle übrigen grossen und kleine Nebendinge vollkommen besorgt." Almanach 1811, p. 41. Cité également par H. Schaffner, Die Kostümreform […], op.cit., p. 21.

545.

"Wie haben sich seitdem die Verhältnisse der Direktionen und Schauspieler verändert !  Von den älteren Garderobevorräten […] kann nur wenig gebraucht werden. Dagegen ist eine Häufung von Barden, Chinesen, altdeutschen Kleidervorräten nötig geworden." Almanach 1811, p. 42 ou Schaffner, op. cit., p. 21.

546.

Almanach 1811, p. 42 ou Schaffner, op. cit., p. 21.

547.

"Ueber die Bildung der Künstler zur Menschen-Darstellung auf der Bühne".

548.

L'article, paru originairement dans les Almanachs, se trouve encore avec d'autres textes importants d'Iffland dans un recueil édité par C. Duncker pour le centenaire de la mort de l'acteur, dont je tire la citation suivante. C. Duncker, Iffland in seinen Schriften als Künstler […], Berlin, Duncker und Humblot, 1859.

549.

"Es ist angenehm, den Versbau genau zu beachten, dem Reiz der Stimmen genau folgen zu können. Es würde ein Fehler werden, wenn dies durch den Vortrag des Schauspielers gehindert werden sollte ; aber der Dichter hat hoffentlich nicht bloß Verse niedergeschrieben, es ist auch ein Mensch mit Eigenthümlichkeiten, Leidenschaften und jenen Äußerlichkeiten aufgestellt worden, welche das Zeitalter, das Volk, der Stand zu welchem er gehört nothwendig machen." C. Duncker, op. cit., p. 71.

550.

"[Zuschauer], die nicht allein ein kritisches Ohr mit bringen, sondern auch den Menschen sehen wollen, wie er leibt und lebt." C. Duncker, op. cit., p. 71.