Bilan et perspectives

La vie théâtrale à Berlin dans les premières décennies du XIXe siècle est marquée par une évolution particulière des pratiques scéniques, dans l'attention de plus en plus importante accordée à la scénographie et aux effets spectaculaires. On peut voir les premiers signes de cette évolution dans le travail de l'acteur et directeur August Wilhelm Iffland sur les costumes, qui considère que le vêtement de l'acteur doit participer à l'acte théâtral, car il possède, tout comme la gestuelle et la tenue corporelle du comédien, la faculté d'exprimer un savoir sur le personnage. Cette attention à la scénographie augmente brusquement avec l'arrivée du comte Karl von Brühl à la tête des Théâtres Royaux berlinois, qui s'est fixé pour objectif d'élever les scènes de Berlin en institution artistique et de contribuer à créer un théâtre national allemand. Dans cet objectif, désirant mettre à l'œuvre la "vérité" qu'il considère comme première règle de l'art, il choisit d'instaurer un nouveau système dans la pratique de la scénographie qui est celui d'une application conséquente du principe de fidélité à la vérité historique dans les décors et les costumes de théâtre. Il invite l'architecte Karl Friedrich Schinkel à réaliser des décors pour les scènes de Berlin, car il voit en lui celui qui saura reproduire exactement les styles architecturaux et les paysages caractéristiques de tous les temps et de tous les pays. Au même moment, on constate que la part des effets de scène (défilés de figurants, batailles, transformations et changements de décors) et des arts visuels (le ballet, la pantomime) augmente dans les représentations, alors que des formes multiples de spectacles parallèles fondés sur le visuel se développent ("tableaux vivants", dioramas). Le public quant à lui, fasciné, contemple alors des images tout à fait nouvelles.

Une partie des intellectuels et des artistes réagit à cette évolution des pratiques scéniques. Alors que certains encouragent le respect de la fidélité historique (le critique et spécialiste de l'antiquité Karl August Böttiger, l'architecte Louis Catel), d'autres, et il s'agit ici principalement de plusieurs écrivains de sensibilité romantique, élèvent leur voix avec virulence pour exprimer leur rejet et leur désaccord. Ce désaccord se manifeste publiquement à travers une série de publications qui paraissent régulièrement au cours des trois premières décennies du XIXe siècle. À plusieurs reprises ces textes se réfèrent clairement aux pratiques scéniques de leur temps et notamment aux théâtres de Berlin, qui est d'ailleurs le lieu où ces textes sont principalement publiés.

Les prises de position des Romantiques provoquent à leur tour la réponse des directeurs de théâtre et la réaction du public. L'échange régulier qui s'est instauré, toujours relancé par des événements divers dont nous avons donné le détail dans cette étude, est le visage concret d'un débat sur les questions de scénographie et les effets spectaculaires, dont nous avons voulu signaler l'existence et étudier le développement. L'intervention, dans un journal berlinois, d'un critique dramatique hostile aux choix esthétiques effectués sur les scènes de Berlin donne même lieu à une véritable querelle dans les journaux officiels (1818-19). Au long de la décennie qui suit, des articles sur la scénographie exprimant des points de vue divers continuent à paraître régulièrement dans la presse.

En mettant en place leurs réformes, les deux directeurs, malgré les différences qui les distinguent faisaient faire un grand pas en avant à une esthétique théâtrale réaliste, fondée sur la reproduction mimétique d'une réalité empirique. Et la richesse visuelle des fantaisies architecturales et colorées du baroque, que le comte Karl von Brühl a toujours critiquée, est remplacée par la richesse visuelle de décors historiques reproduisant avec exactitude tous les détails des bâtiments et de la végétation.

À l'esthétique du réalisme, les Romantiques opposent alors le modèle de la scène élisabéthaine, caractérisée, selon eux, par une quasi absence de décors et par l'emploi de costumes contemporains. À la conception de la scène comme tableau, ils opposent la présence unique de l'acteur et du texte. Le spectateur est invité à se représenter le lieu de l'action en esprit, dans son imagination. Cette primauté accordée à l'imagination sur les réalisations visuelles s'explique par la notion de créativité que les Romantiques associent à cette faculté de l'esprit humain. La profusion du visuel brime l'imagination du spectateur et l'empêche de participer à l'acte de création. Sur certains points, la conception de l'architecte K. F. Schinkel est proche de celles des Romantiques. Il demande lui aussi une simplification du décor qui doit remettre l'acte dramatique au centre de la représentation.

Tous sont d'accord pour rejeter une illusion "commune" (gemein), celle qui est produite au moyen des effets visuels. Schinkel forge l'expression d'une "illusion supérieure" (höhere Illusion). Ce terme ambigu signale une aspiration à un détachement par rapport à ce qui est présenté sur la scène, appelle un esprit critique et une prise de distance. Mais l'idée "d'illusion" et d'adhésion au spectacle est bien présente. Tous les Romantiques ne sont pas aussi catégoriques sur ce phénomène particulier que connaît tout spectateur au théâtre, qui le fait adhérer à ce qui se produit sur la scène, se concentrer sur l'action et quitter quelques instants le monde extérieur. Si des théoriciens d'aujourd'hui demandent une distance critique permanente du spectateur, une exigence pour laquelle Goethe avait déjà tenté la formulation paradoxale d'une "forme d'illusion consciente" (eine Art von selbstbewußter Illusion) dans son essai "Rôles féminins joués par des hommes sur la scène romaine", 554 cela n'est pas véritablement le cas de l'ensemble des Romantiques. Pour A. W. Schlegel, l'effet ultime de l'illusion théâtrale est bien le suivant : le spectateur est "transporté" par le texte et l'art de l'acteur, si bien qu'il en "oublie tout le reste du moment présent". 555 Et E. T. A. Hoffmann demande une transformation de l'esthétique théâtrale surtout parce qu'elle permettra enfin l'élévation de l'âme et l'évasion hors du monde réel qu'est pour lui cette "illusion supérieure". C'est encore chez L. Tieck que l'on retrouve le plus de traces d'une rupture de l'illusion, comme la critique l'a déjà souligné, notamment dans le cas de la pièce Le chat botté. Mais dans l'ensemble, les Romantiques restent marqués par les valeurs esthétiques de leur époque et restent dans la perspective d'un théâtre illusionniste, tout en proposant, et c'est là l'intérêt de leur réflexion, une toute autre manière de produire cette illusion théâtrale que par la voie du mimétisme dans la scénographie : par l'art de l'acteur, la poésie du texte, la force de la parole.

Si l'on fait le bilan de la situation en 1830 à l'issue de la période d'administration du comte Brühl, il s'avère d'abord qu'aucun des partis n'a gagné, n'a gardé raison, n'a atteint les objectifs qu'il s'était fixé. Les efforts du comte Brühl pour l'instauration de la vérité historique à Berlin se soldent par un demi-échec, en raison de la résistance des comédiens et des problèmes budgétaires que provoque la réalisation de costumes et de décors historiques. Plus encore, les demandes des Romantiques apparaissent comme une utopie, quand elles ne sont pas considérées comme rétrogrades. Comme nous l'avons montré, travailler selon les règles de la scène élisabéthaine ou selon le style des années 1790 à Berlin (la direction d'Engel tant vantée par Tieck) est considéré par la majorité comme un retour à une époque heureusement révolue  tant sur le plan du statut des théâtres (troupes ambulantes en dehors de la société) que sur un plan esthétique (la pauvreté de la scénographie nuit à l'illusion théâtrale). Nous pensons toutefois que les différentes pratiques mises en place et les réflexions théoriques des uns et des autres ont toutes eues leur importance dans l'Histoire du théâtre, et qu'elles ont même trouvé une forme de postérité. E. Devrient explique dans son Histoire du théâtre allemand, que le principe du respect de la vérité historique (dans son ensemble) est à la moitié XIXe siècle, communément admis sur les scènes de langue allemande. 556 Même si Brühl n'a pas réussi dans son objectif de réaliser des costumes authentiques, le principe de la vérité historique s'est imposé dans les années qui suivirent sa direction. Mais au même moment, d'autres hommes de théâtre comme Heinrich Laube, choisissent de négliger la scénographie pour se concentrer sur leur nouvelle tâche de régisseur. Il nous semble même que l'on puisse élargir la perspective et trouver dans la démarche d'Iffland et de Brühl comme dans la démarche des Romantiques, des aspects qui annoncent l'arrivée de la mise en scène  tout comme on peut trouver d'autres aspects qui expliquent pourquoi une telle pratique n'était pas encore possible à cette époque. Nous conclurons notre étude par l'ouverture de notre réflexion à une perspective plus large : après avoir défini quelques traits essentiels de la mise en scène, nous montreront en quoi on en trouve déjà des signes avant-coureurs dans le travail ou les propos des auteurs analysés dans cette étude, et nous évoquerons aussi en quoi les idées des directeurs autant que celles des Romantiques ont une résonance toujours actuelle.

La forme de théâtre particulière qu'on appelle "mise en scène" a bien sûr trouvé elle-même plusieurs formes d'application, en fonction des conceptions de celui qui la dirigeait ; elle a été marquée par les choix esthétiques les plus variés. Nous donnons ici quelques traits qui nous paraissent importants dans le cadre de notre étude. La mise en scène, dont les historiens du théâtre datent l'apparition de la fin du XIXe siècle, est fondée d'abord sur la présence de ce personnage essentiel qu'est le metteur en scène qui dirige, et cela est important pour notre démonstration, l'ensemble du travail fourni par les différents "acteurs" d'une représentation (comédiens, décorateur, costumier, éclairagiste, etc.). Il importe dans une mise en scène que chacun des artistes concoure à la réalisation de l'œuvre qu'est le spectacle, en suivant les directives données par le metteur en scène. Une autre "part essentielle de la mise en scène", pour reprendre les propos d'A. Ubersfeld, "consiste dans la lecture du texte et son interprétation." 557 La représentation véhicule effectivement des messages qui dépendent de cette interprétation de l'œuvre, une interprétation qui deviendra de plus en plus individuelle au cours du XXe siècle. On peut noter aussi une tendance à ce que chacun des éléments d'une représentation concoure à véhiculer ce message. C'est ici qu'intervient la scénographie comme lieu d'expression de l'interprétation proposée par le metteur en scène. Surtout, la représentation devient une œuvre d'art dont l'auteur n'est plus le poète ou le comédien, mais le metteur en scène.

Winfried Klara, dans son étude sur Le costume de scène et le jeu de l'acteur insiste sur l'importance grandissante prise par le régisseur dès les dernières années du XVIIIe siècle.

‘Autrefois, c'était l'artiste peintre, la loi anonyme de l'ensemble ou la tradition des masques [qui ramenait l'acteur à sa place dans une entité unifiée], désormais l'unité de la représentation théâtrale s'incarne dans le régisseur. 558

Or August Wilhelm Iffland a exercé cette fonction de régisseur, et Klara défend la thèse selon laquelle son travail sur les costumes présente également des signes clairs d'un travail de mise en scène au sens moderne. Il se manifeste d'abord dans le fait qu'Iffland considère le costume comme partie intégrante de la représentation et non comme un élément décoratif ou comme un simple moyen de vêtir l'acteur. Mais ce travail proche de celui de la mise en scène apparaît surtout à travers le fait qu'Iffland, à plusieurs reprises, a travaillé sur l'ensemble des costumes d'un spectacle, sur l'ensemble des personnages en construisant un système de signes qui donnait des informations, non seulement sur le personnage isolé, mais sur la constellation des personnages, etc. Ce système de signes est essentiellement basé sur les couleurs des costumes. Ce n'est pas la complexité du système qui en fait l'intérêt, mais la nouveauté de la démarche, devenue consciente et intentionnelle. Un exemple peut nous permettre d'expliquer cette situation. Winfried Klara cite l'exemple du drame Le comte d'Essex, une œuvre qui connut un grand succès à la fin du XVIIIe siècle. L'intrigue se noue autour d'un complot contre la reine Elisabeth d'Angleterre et son favori, le comte d'Essex. Un parti hostile cherche à renverser la reine. Afin de distinguer le groupe des personnages positifs et celui des intrigants, Iffland a déterminé précisément les costumes. Leurs couleurs et leurs ornements indiquent clairement à quel groupe ils appartiennent, c. à d. des couleurs claires pour les personnages bons et des couleurs sombres pour les comploteurs. L'intérêt de ce choix se révèle aussi au cours du spectacle par des effets visuels, lorsque la reine, vêtue de couleurs claires est entourée de personnages sombres, etc. 559 Klara reconnaît que la tradition créait déjà des relations entre les personnages par le choix des couleurs, mais il ajoute :

‘Cependant, et c'est cela qui est en fait nouveau dans l'évolution des pratiques théâtrales, un travail conscient de régie (i.e. de mise en scène) a pris le relais de la tradition. Les anciens habits de comédie avaient leurs couleurs stéréotypées, et ces couleurs avaient un sens dramaturgique précis. Désormais on utilise des contrastes particuliers avec l'intention de produire certains effets dramatiques précis. 560

Klara explique encore qu'Iffland a travaillé de façon analogue à l'occasion de la "mise en scène" des Piccolomini de Schiller à Berlin en 1799. Cette façon de travailler évoque encore celle du comte Brühl lorsqu'il a à son tour travaillé sur la couleur et les ornements des costumes. Plusieurs fois Brühl s'efforce de faire apparaître les connivences ou surtout les oppositions entre les personnages au moyen du costume. Brühl n'emploie d'ailleurs pas uniquement des signes symboliques, mais aussi des éléments historiques dans cet objectif. Il est vrai que Brühl n'a jamais exercé la fonction de régisseur. Mais nous pensons néanmoins que son travail sur les costumes possède des aspects d'un travail de mise en scène.

L'une des caractéristiques importantes du phénomène de la mise en scène est l'unité de la représentation qu'elle cherche à atteindre, et qui se fonde, comme nous l'avons vu exprimé par W. Klara, sur la personne du metteur en scène. Cette unité a des conséquences sur l'aspect esthétique de la représentation.

Or l'une des idées fortes du débat est justement celle de l'unité de la représentation. Cette unité est réclamée plus encore par le comte Brühl que par les Romantiques. Brühl s'est pourtant efforcé de réaliser cette unité de la représentation sur le plan esthétique d'abord, en appliquant rigoureusement le principe de la vérité historique. Certes, et Schlegel l'a bien expliqué dans son analyse du principe de "vérité historique" (le "costume" au sens étymologique), Brühl s'est attaché aux données "extérieures" d'un texte et non pas à son essence. Il n'a pas été capable de comprendre le fonctionnement intérieur du texte. Cependant, il faut rappeler que Goethe lui-même a reconnu que le principe de vérité historique unifiait la représentation. 561 Là où se trouve une différence importante entre les pratiques scéniques des Théâtres Royaux et le principe de la mise en scène, c'est que les différents artisans du spectacle travaillent de manière séparée. Même si l'on peut supposer que la concertation progresse et les répétions (en costumes) augmentent, les responsables travaillent isolément. Il manque ici la personne du metteur en scène qui unifie le spectacle. Pourtant, on perçoit à travers les textes que les hommes de théâtre appellent cette personne de leurs vœux.

Ainsi, la façon dont Karl von Brühl parle du directeur de théâtre dans la postface de 1831 est intéressante, parce qu'elle évoque la fonction du metteur en scène.

Dans un long paragraphe, Brühl énonce ce que l'on attend d'un bon directeur de théâtre (von einem tüchtigen Theater-Direktor) : il doit tâcher de se procurer des connaissances sérieuses en tout, même "s'il est vrai qu'il ne peut régir personnellement toutes les branches de son institut d'art." 562 L'idée d'une gestion totale est présente, même si elle est impossible à exécuter. Dans la suite du paragraphe, Brühl évoque l'exigence de simplicité des décors et l'exactitude des costumes, comme si cela était du ressort du directeur et non plus du costumier ou décorateur. Mais c'est surtout la fin du paragraphe donne l'image d'un directeur tout à fait engagé dans le travail artistique sur la représentation. Brühl propose comme modèle le peintre qui tâche d'unir "vérité" et "art". Il parle même des "œuvres" (seine Werke) du directeur – comme si ce directeur était lui-même devenu un "peintre", un artiste donc, et non plus administrateur. Et Brühl conclut :

‘"Il [= le directeur] doit pour cette raison agir lui-même comme un artiste, ne doit négliger aucune branche de son administration, et là où l'art ne peut avoir une influence (ne serait-ce) que dans le sens le plus large, il doit si possible s'intéresser personnellement aux plus petits détails." 563

Cette attention à l'ensemble du travail théâtral, l'idée d'une vocation artistique pour ce "directeur" attentionné aux moindres détails, nous semble, en dépit du fait qu'il est ici question du responsable administratif du théâtre, retentir comme un appel, une aspiration (non consciente) à l'avènement de cet autre "directeur" qui dirigera les comédiens et décidera des décors, costumes et éclairage.

La question des décors et costumes comme parties intégrantes de la représentation est importante. Elle implique deux choses : premièrement le fait que les costumes et décors ne soient pas négligés et choisis arbitrairement, mais soient choisis en lien avec l'action. Deuxièmement, la scénographie, c'est-à-dire ici plutôt les décors, ne doit pas être une œuvre d'art à part entière au sein du spectacle, en quel cas, elle ne se soumettrait pas non plus à l'œuvre supérieure qu'est la représentation. En réponse au premier point, nous pouvons dire que Brühl a accordé beaucoup de soin à toutes les branches d'une représentation, notamment costumes et décors. Il a voulu les choisir en lien avec l'action des pièces (même si son principe peut-être considéré comme trop réducteur, voire erroné, comme l'a montré A. Müllner en démontrant que certaines pièces n'avaient effectivement rien "d'historique" et ne méritaient pas une scénographie "historique"). Concernant le deuxième point, celui de l'indépendance de la décoration comme œuvre d'art, c'est un point qui a suscité la réaction de Ludwig Tieck. Tieck, nous l'avons vu, critique dans les Dramaturgische Blätter le fait que les décors soient devenus des œuvres d'art autonomes (selbständige Kunstwerke). Il émet cette critique en voulant remettre en cause l'importance de la décoration qui attire le regard, au lieu de s'effacer et de laisser la place au texte. Dans sa perspective, les décors ne sont pas "négligés", mais doivent uniquement livrer sobrement quelques informations essentielles, simplement habiller le fond de scène, pour laisser toute la place au texte. Il n'accorde qu'une place très réduite à la scénographie dans sa conception de la représentation. La scénographie n'est intégrée à la représentation que de façon très limitée. Quant au jugement émis sur une décoration devenue autonome, que Tieck reproche notamment à la scène berlinoise, nous pouvons toutefois répondre que ce serait aller trop loin que de présenter les décors (et encore plus les costumes) comme des œuvres d'art autonomes dans la pensée de Brühl, même si dans la pratique, du fait des efforts des peintres décorateurs ou de la copie de peintres plus anciens (Poussin, Le Lorrain), certaines toiles de fond pouvaient apparaître comme des œuvres indépendantes. "Rien n'offense l'œil, tout semble être au seul service de l'objectif commun", explique Brühl. En 1831, il formule de nouveau l'idée d'une règle indispensable : en dehors de la "poésie dramatique", de la "musique dramatique", "tous les autres arts au sens le plus large doivent "concourir" au projet de faire du théâtre un institut d'art. On voit que Brühl demande clairement la participation de tous les aspects d'une représentation, dans un même esprit. On voit aussi que Brühl se rapproche de l'idée de la représentation comme œuvre d'art, mais qu'il ne la conçoit pas encore clairement.

L'idée que la scénographie est partie intégrante de la représentation a été formulée textuellement par Karl Friedrich Schinkel, qui qualifie les décors "d'élément secondaire qui participe à l'action" (mitwirkender Nebenteil). Cette formule concise est riche de sens, et elle précise bien que Schinkel ne désire pas accorder une importance inappropriée aux décors (Nebenteil). Néanmoins, il souligne son aspect complémentaire (Teil) et lui donne même de participer à l'action dramatique dans le spectacle. Schinkel, comme nous l'avons vu, désire, à l'aide des moyens scéniques, remettre l'action dramatique au centre de l'attention du spectateur. Il faut rappeler ici encore son travail sur le symbolisme des décors. Dans l'esprit de Schinkel, le décor n'indique pas seulement le lieu de l'action, mais contribue à transmettre le sens profond de l'œuvre. Cette pratique reviendra dans le travail des metteurs en scène qui impliqueront le costumier et le décorateur dans le projet de transmettre une nouvelle lecture de l'œuvre.

Comme nous le disions déjà plus haut à propos de Ludwig Tieck, les Romantiques, pour la plupart, ne semblent pas vouloir intégrer la décoration et les costumes dans les éléments agissants du spectacle. Décors et costumes ont seulement une fonction d'accompagnement. Mais le détachement qu'ils proposent par rapport à tous les éléments que sont les costumes, décors, accessoires, effets de scène, confère un grand intérêt à leur conception du théâtre. Par le rejet d'une esthétique réaliste et par l'appel à l'imagination, ils contribuent à apporter une plus grande liberté par rapport aux contraintes qu'impose une reproduction mimétique. Les Romantiques libèrent les pratiques scéniques de la "tyrannie" d'une mimésis entendue dans un sens trop réducteur. Cette liberté est aussi un premier pas vers une liberté plus grande encore : celle du metteur en scène face au texte. Ainsi, pour conclure sur la place du débat sur la scénographie, dans la perspective de l'arrivée de la mise en scène dans les pratiques théâtrales, nous pensons que la réflexion théorique de l'ensemble des partis a contribué à cette évolution. Nous avons voulu montrer que dans le travail des directeurs, comme dans les idées des écrivains se trouvent des éléments de mise en scène, mais aucune des réflexions théoriques n'instituent encore pleinement cette forme de travail théâtral. C'est la coexistence de ces éléments, c'est la mise en commun des propositions des uns et des autres (qui sera effectuée ensuite par d'autres hommes de théâtre) qui conduit à l'arrivée de la mise en scène. C'est alors que l'existence même du débat, donc de l'échange et de la diffusion des points de vue nous paraît capitale. Si le débat n'a pas porté de fruits immédiatement, la réflexion qu'il a lancée en a porté de nombreux par la suite.

Nous voudrions conclure sur quelques questionnements et un constat. Les idées des Romantiques tout comme les pratiques instaurées par Iffland et le comte Brühl appellent la comparaison avec des débats, des choix esthétiques qui ont été faits à la même époque ou par la suite, même si le contexte de l'Histoire du théâtre était un autre. Il serait intéressant de chercher s'il y a eu une filiation entre le travail de Karl von Brühl et celui du duc Georg de Meiningen, par exemple. On pourrait prolonger cette étude en direction des théories esthétiques de Richard Wagner. A l'époque même du débat, Johann Wolfgang von Goethe est intervenu à partir de Weimar, à travers une courte étude comparative de l'œuvre de trois décorateurs de théâtre, rédigée avec Heinrich Meyer, et publiée dans la revue Kunst und Alterthum. Dans ses nombreux écrits sur l'art et la littérature, dans quelques lettres, Goethe s'est exprimé également sur les thèmes débattus, le respect de la vérité historique et le modèle du théâtre élisabéthain. Plus proche de nous, les propos de Roland Barthes sur "Les maladies du costume de théâtre", qui fustige le travers du "vérisme archéologique", qui met en garde contre les fonctions parasites du costume de théâtre, qui "distraient l'attention du spectateur loin du théâtre", 564 ne peuvent qu'évoquer les idées déjà défendues par les Romantiques au début du XIXe siècle. Le travail d'un homme de théâtre comme Jerzy Grotowsky défenseur d'un "Théâtre pauvre" contre le "Théâtre riche", réduisant les accessoires et les éléments du costume au minimum, pour travailler avec le matériau primaire du corps de l'acteur, plaçant l'acte théâtral au centre des spectateurs qui communient de ce fait à un acte presque sacralisé, nous fait songer qu'un siècle et demie plus tôt, un écrivain comme Clemens Brentano dénonçait déjà le luxe qui empoisonnait le théâtre de son temps et demandait à ce que l'acte théâtral ne soit plus placé derrière un quatrième mur, mais au centre des spectateurs. Ce que nous voulons signifier par ce questionnement, et que nous avons essayé de démontrer par notre étude, c'est l'intérêt toujours actuel des questions posées par ce débat sur les pratiques scéniques qui eut lieu au début du XIXe siècle.

Notes
554.

"Frauenrollen auf dem Römischen Theater durch Männer gespielt", in : Der Teutsche Merkur, Nov. 1788. (Texte considéré comme faisant partie des Écrits sur l'art.)

555.

"Die wahre Täuschung besteht eben darin, wenn man durch die Eindrücke der Dicht- und Schauspielkunst so hingerissen wird, daß man die Nebensachen übersieht, und die ganze übrige Gegenwart vergißt." Schlegel, Sämtl. Werke, Band V : Vorlesungen über dramatische Kunst […], 1846/1971. p. 322.

556.

Devrient, Geschichte der deutschen Schauspielkunst, Berlin, Henschelverlag 1967. p. 349.

557.

Ubersfeld, Les termes clés de l'analyse du théâtre, Seuil, 1996. Article : "mise en scène".

558.

"Einst war es der bildende Künstler gewesen, oder das anonyme Gesetz des Ensembles oder die tradition des Maskenspiels [die den Darsteller wieder auf seinen Platz im einheitlichen Glanzen beschränkten], jetzt verkörpert sich die Einheit der Theateraufführung im Regisseur." Klara, Schauspielkostüm […], Berlin 1931. p. 81.

559.

cf. Klara, ibid., p. 70-71.

560.

"Doch jetzt, und dies ist das eigentlich Neue in der Theaterentwicklung, hat im Schauspiel die bewußt arbeitende Regie die Überlieferung abgelöst. Die alten Komödienmasken hatten ihre stereotypen Farben, und diese Farben hatten ihren bestimmten dramaturgischen Sinn. Jetzt aber wendet man bestimmte Kontraste in Beabsichtigung bestimmter dramatischer Wirkungen an." ibid., p. 73.

561.

Lettre au comte Brühl du 2 avril 1820.

562.

"wenn er auch nicht alle Zweige seiner Kunst-Verwaltung persönlich betreiben kann".

563.

"Er muss deshalb selbst als Künstler zu Werke gehen, muss keinen Zweig seiner Verwaltung vernachlässigen, und da, wo die Kunst nur im weitesten Sinne einen Einfluss haben kann, muss er möglichst persönlich bis in die kleinsten Details eingehen." Neue Kostüme, Cahier n° 23. Reproduit aussi in : Harten, Schinkel . Die Bühnenentwürfe, op. cit., p. 72.

564.

R. Barthes, Essais critiques, Seuil, 1955. p. 57, p. 59. Je cite librement les propos de Barthes au sujet du costume esthétisant, qui rappellent les affirmations des Romantiques sur la richesse de la scénographie.