Introduction

« […] C’est déjà pour nous une chose très curieuse qu’une muraille derrière laquelle il se passe quelque chose »
Victor Hugo, Notre-Dame de Paris

Mystère, réification et représentations sociales

SCI : Société Civile Immobilière. Derrière cet acronyme, familier des juristes, des experts économiques et financiers et des professionnels de l’immobilier, se cache non seulement une technique juridique mais aussi un phénomène économique, social et urbain qui suscite dans l’esprit des profanes de nombreuses interrogations. Lorsqu’au sortir de notre DEA nous avons décidé de faire de la SCI le sujet de notre recherche doctorale, et que nous en avons évoqué l’idée à notre entourage, nous nous sommes heurté à des discours tranchés, associant presque systématiquement la SCI à l’opacité, à l’affairisme, à l’illicite, voire au détournement.

Que d’images curieuses et négatives mais attirantes pour un sociologue à l’affût de la moindre terra incognita ! Car à notre avis la mission du sociologue se situe bel et bien, pour partie, dans cette perspective aux accents durkheimien et maussien 1  : certes étudier des phénomènes et des processus sociaux, extraire des régularités, mais également aborder des représentations sociales et des croyances collectives, retrouver leurs origines et pointer leurs effets. Ce faisant, le chercheur ressemble un peu au narrateur du roman historique de Victor Hugo, intrigué par la représentation d’un mystère du poète Gringoire dans la Grand’salle du Vieux Palais de Justice de Paris.

En sus de cette curiosité première qui habite le chercheur, il convient successivement de décrire, comprendre, expliquer et interpréter cette forme de phénomène. Vaste entreprise de démystification, consistant à battre en brèche nombre d’idées reçues, à déconstruire pour mieux reconstruire ou encore à faire varier l’angle d’approche pour déjouer l’effet d’anamorphose sociale.

Pour ce faire, il semble pertinent de partir du terrain – comme nous l’avons fait au demeurant avec les remarques de notre entourage qui, d’une certaine manière, présentent une valeur empirique. A la lecture d’articles de presse, nous avons pu juger que les médias entretenaient et extrapolaient, parfois involontairement, les représentations collectives sur la SCI. Dans quelques affaires ayant défrayé la chronique, il ne fut pas rare de tomber sur des SCI : « l’affaire Godard », médecin normand disparu avec ses enfants, soupçonné d’avoir tué son épouse, et détenteur de biens immobiliers en SCI dans la banlieue lyonnaise ; « l’affaire de la Mosquée de Lyon », dans laquelle le recteur fut accusé d’avoir détourné des fonds destinés à l’aménagement du lieu de culte placé dans une SCI ; « l’affaire de la MNEF », mutuelle étudiante aux prises avec la justice, dont la majorité des locaux et des bureaux étaient détenus par des SCI composées de ses dirigeants. On pourrait dans la foulée citer le cas d’une SCI de Jean-Marie Le Pen, président du Front National, montée pour accueillir sa résidence de Saint-Cloud reçue en héritage. L’opération a été requalifiée par l’Administration fiscale parce que les loyers versés par le couple Le Pen à la SCI avaient été jugés « anormalement » bas par rapport au prix du marché, créant par là-même un déficit foncier artificiel et donc sanctionnable [« Extrême-droite, Le Pen rattrapé par le fisc », L’Express, 20 mai 1999]. Que dire enfin des vitupérations publiques d’Arnaud Montebourg, député socialiste et auteur d’un rapport parlementaire sur la criminalité financière, contre les pratiques de recyclage d’argent sale dans l’immobilier à l’œuvre sur la Côte d’Azur, notamment via des SCI, afin que les présumés délinquants puissent camoufler leur identité [« L’argent sale de la Côte d’Azur. Un rapport de l’Assemblée Nationale dénonce la criminalité financière », Métro, 12 avril 2002]… De l’eau en plus apportée au moulin des représentations de l’opacité et du secret.

De l’ensemble des représentations et des croyances collectives ainsi exprimées, nourries, si ce n’est institutionnalisées, transparaît une autre image de la SCI : celle d’une réalité réifiée et hypostasiée. A ce propos, après avoir subodoré le rôle des médias dans le processus de réification, nous pensons que la responsabilité en incomberait également à la doctrine juridique (nous tenons à employer le conditionnel dans la mesure où n’étant ni juriste, ni exégète du droit des sociétés, toute assertion définitive romprait avec notre volonté d’objectivité). En établissant la société, et tout groupement de personnes ou de biens, comme une personne morale, la doctrine juridique a, nous semble-t-il, créé un concept sui generis, n’ayant pas d’existence concrète en dehors du droit. Comme le signalent certains juristes, la personnalité morale a été conçue uniquement dans le but de satisfaire des besoins pratico-juridiques, avec pour raisons d’être d’une part de favoriser l’anonymat des partenaires de la société et, surtout, d’autre part de « donner une autonomie juridique à ce qu’entreprend un groupement de personnes, à l’opération qu’il effectue, à l’activité qu’il exerce et à l’action qu’il poursuit » 2 . Considérées dès lors comme sujets de droit, au même titre qu’un individu, la société en général et la SCI en particulier deviennent des objets fuyants, impénétrables, faisant travailler l’imaginaire humain.

Néanmoins, il serait préjudiciable de se cantonner à une vision strictement juridique des choses et de ne pas voir que, au-delà des avantages recélés par l’artifice, la SCI regroupe des personnes aux dispositions et aux valeurs tant communes que variées. Si par conséquent réification rime avec homogénéisation et objectivation 3 , celles-ci ne sont pas forcément exclusives et s’accompagnent à bien des égards d’une certaine dose d’hétérogénéité. La SCI revêt un statut juridique objectif mais gagne sa légitimité dans le traitement de situations spécifiques que traversent des personnes aux histoires, aux parcours, aux intérêts et aux objectifs pluriels. Elle demeure une construction humaine, répondant à des usages précis, que le sociologue doit rendre intelligible.

Malgré ses oripeaux, la SCI s’affirme comme un mode d’organisation sociale et économique connaissant depuis plus de vingt ans un vif succès.

Notes
1.

Pour Marcel MAUSS, il existe deux grands ordres de phénomènes sociaux : les faits de structure sociale et les représentations collectives. En vertu d’un principe de circularité, l’explication sociologique viserait dès lors à rattacher soit une représentation collective à une autre représentation collective, soit une représentation collective à un fait de structure sociale comme à sa cause, soit des faits de structure sociale à des représentations collectives qui les ont déterminés. Cf. Essais de sociologie, Paris, Seuil, « Points », 1968, p. 28.

2.

Cf. Jean PAILLUSSEAU, « Le droit moderne de la personnalité morale », Revue trimestrielle de droit civil, n° 4, octobre-décembre 1993, p. 705-736. Cf. aussi Maurice COZIAN, Alain VIANDIER et Florence DEBOISSY, Droit des sociétés, Paris, Litec, 12ème édition, 1999, p. 86 sq.

3.

Cf. Peter BERGER et Thomas LUCKMANN, La construction sociale de la réalité, Paris, Armand Colin, 1996 (1966), p. 123-124 : « La réification est l’appréhension d’un phénomène humain en tant que chose, c’est-à-dire en termes non-humains ou supra-humains. On peut exprimer cela d’une autre manière en disant que la réification est l’appréhension des produits de l’activité humaine comme s’ils étaient autre chose que des produits humains ». « […] L’objectivité du monde social signifie que l’homme est confronté à quelque chose d’extérieur à lui-même. La question décisive est de savoir s’il possède encore la conscience que, même objectivé, le monde social a été façonné par l’homme – et, dès lors, peut être recrée par ce dernier. En d’autres termes, la réification peut être décrite comme une étape extrême dans le processus de l’objectivation, par laquelle le monde objectivé perd son intelligibilité en tant qu’entreprise humaine et devient fixé en tant que facticité inerte, non-humaine, non-humanisable ».