Polymorphisme juridique et prolifération sociétaire

Par-delà les discours empreints de sens commun et juridique, notre souhait de pénétrer au cœur de l’univers des SCI puise sa source dans notre mémoire de DEA. En abordant l’articulation entre les logiques privées et les logiques publiques dans la réhabilitation immobilière du quartier lyonnais des Pentes de la Croix-Rousse, nous nous sommes aperçu que parmi les propriétaires-bailleurs impliqués dans la dynamique collective de changement urbain figuraient bon nombre de SCI. Incités par divers avantages fiscaux propres aux procédures OPAH (Opération Programmée d’Amélioration de l’Habitat) et PRI (Périmètre de Restauration Immobilière), certains particuliers n’hésitaient pas à investir dans un patrimoine ancien, en partenariat avec des amis ou des membres de leurs famille, sous couvert de sociétés, dans le but de réunir les fonds financiers nécessaires au déclenchement des opérations. Une première image à coloration sociologique se dégageait ainsi : celle du « pot commun ».

En dépit de la forte présence sociétaire dans ce genre d’opérations urbaines et dans des stratégies d’investissement immobilier plus globales, aucun auteur ne s’est à notre connaissance véritablement intéressé à la question. L’explication réside peut-être dans le statut hybride alloué à la SCI, à mi-chemin entre la propriété immobilière et la propriété mobilière 4 , et donc moins facilement appréhendable. D’ailleurs, la lecture de tout un ensemble de recherches produites ces dernières années sur la sphère des propriétaires privés – qu’il s’agisse de grandes enquêtes nationales (Enquêtes Logement de l’INSEE) ou bien d’études commandées et financées par des organismes institutionnels (Ministère de l’Equipement, ANAH) – et ayant accouché de typologies d’attitudes, de motivations et de stratégies diverses et variées, nous a montré que les SCI n’avaient que très peu eu, voire pas du tout, droit de cité, comme si elles n’existaient pas. Tout au plus, peut-on l’imaginer, les SCI se sont-elles retrouvé éparpillées dans les typologies mentionnées. A partir de là, sans céder à un orgueil démesuré et en jouant le jeu d’une cumulativité scientifique, notre intention est de réparer cet oubli en exposant et en analysant les spécificités de la SCI. L’enjeu sous-jacent consiste à soutenir l’hypothèse suivante : l’usage de l’outil sociétaire illustre à sa façon un processus de professionnalisation des propriétaires-bailleurs en France 5 .

Avant de donner un avant-goût quantitatif du phénomène, il importe d’avertir le lecteur sur le fait que le droit ne connaît en réalité que les sociétés civiles. Le terme SCI est né de l’esprit des juristes et des professionnels de l’immobilier pour des raisons de commodité de langage, la plupart des interventions des sociétés civiles se faisant dans des opérations de nature immobilière 6 . Prises comme des instruments d’organisation et de gestion patrimoniales, les sociétés civiles s’enracinent dans l’article 1832 du Code Civil qui dit en substance qu’une société est un groupement « de deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter ». En outre, depuis la loi du 4 janvier 1978, portant réforme du droit des sociétés, toute société acquiert la personnalité morale – et de ce fait sort d’une certaine clandestinité – à compter de son immatriculation au Registre du Commerce et des Sociétés (RCS). Conséquemment, la société civile devient un sujet de droit et s’aligne, dans quelques cas, sur le modèle des sociétés commerciales. Nonobstant la présence d’un texte de base, soulignant la communauté de leur objet non commercial (article 1845 du Code Civil), certaines sociétés civiles présentent un statut intrinsèque. Elles se déclinent à cet effet en cinq types qu’il n’est pas rare de rencontrer dans certains ouvrages sous l’appellation équivoque de « sociétés de construction » :

  1. Les sociétés civiles de locationoude gestion patrimoniale ont pour vocation la gestion et la location de biens immobiliers, bâtis ou non, dont elles sont devenues propriétaires à la suite d’un apport, d’un achat et/ou d’une construction. Elles visent à rassembler des fonds, en espèces et provenant des associés, dans le dessein d’acquérir directement des biens de rapport, de les faire construire en vue de les louer ou bien de gérer un patrimoine familial hérité. Ce type de société octroie la possibilité à des personnes de réaliser conjointement des placements immobiliers qu’elles n’auraient pu entreprendre isolément ou bien de conserver et de faire fructifier un patrimoine familial.
  2. Les sociétés civiles d’attribution ou de copropriété immobilière ont pour objet d’acquérir ou de construire des immeubles urbains en vue de leur division en fractions destinées à être attribuées aux associés, en propriété ou en jouissance, et accessoirement de gérer et entretenir ces immeubles (résidences principales ou secondaires).
  3. Les sociétés d’attribution d’immeubles en jouissance à temps partagé sont aussi connues sous le nom de sociétés de pluripropriété. Elles procurent à leurs associés la jouissance d’un lot donné (studio, appartement), durant une période déterminée. Les multi-propriétaires détiennent des parts sociales et non une fraction d’immeuble. Dans la grande majorité des cas, ces sociétés, administrées par des groupes immobiliers spécialisés, renferment des biens immobiliers situés dans des zones géographiques attractives et utilisés le temps des vacances.
  4. Les sociétés civiles de construction-vente orientent leur activité autour de la construction d’un ou plusieurs immeubles en vue de leur vente en totalité ou par fractions. Il s’agit du support favori des promoteurs engagés dans un programme immobilier. Une fois le programme réalisé – i.e. quand tous les appartements ont été vendus – l’objet de la société s’éteint et celle-ci n’a plus qu’à être dissoute.
  5. Les sociétés civiles de placement immobilier (SCPI) sont des sociétés d’investissement collectif dont l’objet reste l’acquisition et l’exploitation d’un patrimoine professionnel et d’habitation grâce à l’émission de parts dans le public. Faisant publiquement appel à l’épargne, ces entités sont étroitement surveillées par l'Autorité des Marchés Financiers (ex-COB). Elles sont impulsées et gérées par des grands groupes financiers et bancaires. A contrario des types précédents, les SCPI fonctionnent plus sur un mode commercial – proche en tous points des sociétés anonymes (SA) – et les parts émises sont connues sous le nom de « pierre-papier ».

Si ces structures sont toutes subsumées sous le même vocable SCI, nous tenons à préciser que notre travail se focalise sur les trois premiers types, avec une attention spécifique portée sur le premier, le plus répandu (SCI de droit commun). Du coup, quand nous évoquerons le terme de SCI, il faudra entendre les sociétés de location ou de gestion patrimoniale et dans une moindre mesure les sociétés d’attribution.

Afin d’obtenir une vue synoptique du phénomène SCI, c’est du côté du droit et de l’économie urbaine et immobilière qu’il faut se tourner. En effet, la première discipline s’évertue surtout à classer les différents types de sociétés en fonction de leur objet juridique, déroule une batterie de motifs objectifs de constitution et prend acte de la comptabilité des immatriculations administratives tenue à jour par l’Institut National de la Propriété Industrielle (INPI). En 1998, selon cette institution, la France métropolitaine totalisait 493 839 sociétés civiles immobilières de location, de construction-vente, d’attribution et de pluripropriété. En 1995, à titre indicatif, le nombre s’élevait à 380 355 sociétés immatriculées, soit une progression de 30% en trois ans 7 . Par contre, si nous isolons les SCI qui nous préoccupent, nous constatons qu’en 1998 leur nombre était de 487 678… c’est dire l’importance des SCI dans l’ensemble des sociétés civiles évoluant dans le secteur immobilier.

Tableau 1 – La répartition des immeubles en France urbaine selon leurs propriétaires
PROPRIETAIRE IMMEUBLES %
Copropriété 215 797 42,3
Particuliers 213 051 41,8
SCI 13 192 2,6
SA/SARL 15 239 3,0
Sociétés d’HLM 5 916 1,2
Ville 28 377 5,5
Investisseurs institutionnels 6 148 1,2
Etat 7 711 1,5

Source : Patrice de Moncan, A qui appartient Lyon ?, 2001

En ce qui concerne la seconde discipline, l’approche quantitative du phénomène ne suit pas les mêmes principes. Dans sa radiographie complète du patrimoine immobilier en France, l’économiste Patrice de Moncan, fort du soutien du grand groupe Vendôme Rome-Auguste Thouard, s’appuie sur une analyse fine des sources cadastrales 8 . Il en extrait de grandes tendances dont la suprématie de la copropriété comme forme d’acquisition et de détention. En effet, sur les 509 836 immeubles qui composent la « France urbaine », 215 797 appartiennent à des copropriétaires, 213 051 à des à personnes physiques et seulement, dirions-nous, 13 192 à des SCI, soit 2,6% du patrimoine immobilier urbain global [cf. Tableau 1].

Tableau 2 – La répartition du patrimoine urbain détenu en SCI par agglomération
AGGLOMERATION IMMEUBLES Dont IMM.
en SCI
%
Paris 101 266 4 251 4,2
Marseille 96 138 366 0,4
Toulouse 76 627 1 330 1,7
Bordeaux 69 056 1 694 2,4
Nantes 57 096 922 1,6
Lille 54 418 2 422 4,4
Lyon 28 876 1 036 3,6
Strasbourg 26 359 1 171 4,4

Source : Patrice de Moncan, A qui appartient Lyon ?, 2001

En rentrant dans le détail de l’étude, on remarque que la répartition du patrimoine détenu en SCI dans les grandes agglomérations hexagonales diffère sensiblement. A Paris, Lille, Strasbourg et Lille, les pourcentages de détention par le canal sociétaire sont nettement supérieurs, en valeur relative, à ceux de Marseille, Bordeaux, Toulouse et Nantes par exemple [cf. Tableau 2].

Si les deux approches ne peuvent être réellement comparées, au regard de leurs échelles et méthodologies très différentes, il est loisible de mettre en relief l’importance du phénomène SCI. Alors que l’approche économique fait état d’un positionnement sociétaire urbain non négligeable – et bien que la prééminence de la copropriété gauchisse un peu l’analyse – l’approche juridico-administrative traduit quant à elle une hausse régulière des immatriculations entre 1978 et 1998. Nous verrons pourtant dans le cœur de ce travail qu’il ne faut pas confondre stocks et flux, à savoir qu’une hausse constante sur une large période peut également être accompagnée d’oscillations et de soubresauts peu ou prou éloquents d’une année sur l’autre.

Notes
4.

Emile DURKHEIM insiste sur la nature différente des deux types de propriété, dans le sens où elles correspondent à des phases distinctes de l’évolution juridique. S’il confère à la première une allure religieuse et quasi-magique, il attribue à la seconde plus de mobilité, plus de liberté et moins d’interdits socio-culturels. Cependant, la seconde tire son essence moderne de la première. De surcroît, elle ne serait devenue une entité juridique distincte qu’à la suite de et en imitant la propriété immobilière. Cf. Leçons de sociologie, Paris, PUF, « Quadrige », 14ème leçon, p. 194 sq.

5.

Cf. Jean-Paul LEVY et Odile SAINT RAYMOND, Profession : propriétaire. Logiques patrimoniales et logement locatif en France, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1993, p.149. De leur enquête, menée avec le soutien de l’ANAH sur des propriétaires-bailleurs de la région Midi-Pyrénées, les deux sociologues infèrent que « l’avenir qui se profile est à une professionnalisation croissante du statut de propriétaire-bailleur. [Ils] présentent une façon particulière de se comporter face à l’immobilier et à la gestion du patrimoine définissable en termes de rationalisation ». Notons au passage, sur le plan du contexte historique, que la recherche débute dans la deuxième partie des années 80 et s’achève au début des années 90.

6.

Les sociétés civiles sont également sollicitées, mais de manière plus marginale, dans le secteur libéral : sociétés civiles professionnelles (SCP) et sociétés civiles de moyens (SCM) ; dans le secteur agricole : groupements agricoles d’exploitation en commun (GAEC), groupements fonciers agricoles (GFA) et exploitations agricoles à responsabilité limitée (EARL) ; dans le secteur financier : sociétés civiles de portefeuille et sociétés holding de tête.

7.

Cf. Michel BÜHL, Les sociétés civiles immobilières, Paris, Editions Delmas, « La vie des affaires », 6ème édition, 1999. Le détail de l’évolution des immatriculations cumulées par département entre 1995 et 1998 figure en Annexe III.

8.

Cf. Patrice DE MONCAN, A qui appartient Lyon ?, Paris, Editions du Mécène, 2001. Nous remercions l’auteur de nous avoir gracieusement communiqué les résultats de son étude.