Au confluent de trois processus

En écho à l’évocation du processus de professionnalisation des propriétaires-bailleurs, il paraît opportun de replacer les conditions d’utilisation de la SCI dans un contexte historique plus large. En d’autres termes, le phénomène sociétaire s’objective dans trois grands processus socio-économiques et socio-juridiques :

Les mutations de la propriété et des espaces urbains

La SCI s’inscrit à notre avis dans un vaste processus de transformation de la propriété. Jusqu’aux années 1950-60, la propriété est absorbée dans un cadre strictement individualiste. Les changements économiques, politiques et sociaux intervenus dans la seconde moitié du XXe siècle (développement de l’industrialisation et de la production, essor des groupements de personnes et de capitaux, interventionnisme étatique, évolution sociale, mutations du crédit, politique d’incitation à l’accession à la propriété, etc.) se répercutent sur la propriété, modifient sa perception et altèrent sa définition juridique. La propriété collective et/ou communautaire – comme le met d’ailleurs en exergue Patrice de Moncan – connaît actuellement un regain d’intérêt (copropriété, lotissement, convention d’indivision, associations foncières urbaines, démembrement avec dissociation des droits d’usufruit et de nue-propriété). Parallèlement, les personnes morales participent, certes de manière différente, à ce nouveau processus de socialisation de la propriété privée. En tant que telle, la SCI ne peut être assimilée à une propriété collective. Artefact juridique, elle bénéficie de droits et d’attributs propres. Toutefois, les avantages qui s’y attachent ne sont accordés qu’à un groupement constitué pour la réalisation d’un intérêt collectif déterminé 9 . Ses membres ne sont pas simplement rassemblés ; ils associent leurs efforts, leurs énergies et leurs volontés pour la satisfaction d’un intérêt semblable. En outre, l’intérêt collectif doit aussi se diriger dans le sens du respect des intérêts individuels, tous les associés ayant en général intérêt à ce que l’entité atteigne son but (affectio societatis) 10 . Dorénavant, par l’allotissement de parts sociales, l’associé devient titulaire de droits personnels, la SCI restant en sa qualité seule détentrice d’un droit réel sur le bien immobilier possédé. A y regarder de plus près, on s’aperçoit que si les formes juridiques de propriété collective existent depuis fort longtemps, nous incitant à parler davantage de réactualisation historique, l’intervention de la société dans ce domaine opère une césure dans les modes de détention connus jusque-là et illustre donc une espèce de rationalisation ou de « plasticité du droit de propriété » 11 .

Nous l’aurons compris, seules les SCI opérant dans le monde urbain éveillent notre attention. Dans cette optique, il faut brièvement rendre raison des grands changements survenus ces dernières années sur le territoire français. Les enquêtes produites par l’INSEE mettent en évidence, par le truchement de divers découpages, une extension et une dilution croissante des villes depuis le début des années 1970. Sur un plan sociologique, certains auteurs observent un double mouvement interdépendant de modification de la morphologie urbaine et de renforcement de la hiérarchisation sociale. Dit autrement, les catégories dirigeantes sont de plus en plus concentrées dans les grandes agglomérations et tendent à se regrouper dans un petit nombre déterminé de zones et quartiers urbains (embourgeoisement). Rejoignant par là les analyses forgées par des socio-économistes, ils postulent que les stratégies de regroupement résidentiel ou d’appropriation de certains espaces urbains, et donc le modelage des territoires en général, sont le fruit des choix spatiaux et organisationnels des firmes, des stratégies de localisation des entreprises 12 .

Aussi pourrait-on ajouter que par la polarisation des services aux entreprises et de conseil dans les grandes agglomérations, la probabilité d’un recours à la SCI pour acquérir et gérer des biens immobiliers, d’habitation ou professionnels, serait accrue. La SCI deviendrait alors autant un instrument mobilisable par les représentants des catégories dirigeantes pour leurs projets immobiliers qu’une information circulant dans des milieux et des réseaux et inductrice d’effets territoriaux.

Notes
9.

Cf. Christian ATIAS, Droit civil. Les biens, Paris, Litec, 3ème édition, 1996, p. 91-110.

10.

Support d’une action collective, la SCI est autant un construit juridique qu’un construit social. Pour Michel CROZIER et Erhard FRIEDBERG, « [les modes d’action collective] ne constituent rien d’autre que des solutions spécifiques, que des acteurs relativement autonomes, avec leurs ressources et leurs capacités particulières, ont créées, inventées, instituées pour résoudre les problèmes posés par l’action collective et, notamment, le plus fondamental de ceux-ci, celui de la coopération en vue de l’accomplissement d’objectifs communs, malgré leurs orientations divergentes ». Cf. L’acteur et le système, Paris, Seuil, « Points », 1977, p. 15-16.

11.

Nous empruntons la locution à Jean-Louis BERGEL, La propriété, Paris, Dalloz, « Connaissance du droit », 1994, p. 106.

12.

Parmi l’ensemble des études et des réflexions menées sur ces questions, nous renvoyons en particulier à Alain CHENU et Nicole TABARD, « Les transformations socioprofessionnelles du territoire français, 1982-1990 », Population, 6, 48ème année, novembre-décembre 1993, p. 1736-1765 et à Michel SAVY et Pierre VELTZ (dir.), Les nouveaux territoires de l’entreprise, Paris, Editions de l’Aube, « Monde en cours »,1993.