L’évolution des comportements d’épargne et de transmission patrimoniale

Ce second registre processuel s’avère consubstantiel au premier. Les mutations de la propriété immobilière et l’avènement de la SCI sont concomitants à l’impulsion d’un processus de dématérialisation de l’économie amorcé depuis environ une trentaine d’années. A l’heure actuelle, nous vivons une époque où les concentrations, les fusions et les alliances dans tous les secteurs de l’économie sont légion. Ce phénomène sans précédent dans l’histoire sociale et économique influe sur les comportements d’accumulation, d’épargne et de transmission. Tout le monde y va de sa propre analyse, à commencer par les juristes. La société industrielle aurait profondément transformé les fortunes en les désincarnant ; qui plus est, elle aurait bouleversé les mentalités traditionnelles et précipité une perte de croyance dans l’enracinement patrimonial 13 . « Sociologiquement, note Frédéric Zénati, les droits incorporels prennent désormais une place dominante dans les patrimoines et détrônent le vénérable fundus. Il est banal de dire que les fortunes d’aujourd’hui reposent davantage sur des titres, parts de sociétés, comptes en tous genres que sur la terre et les édifices. Au reste, l’immeuble lui-même se décline de plus en plus sur le mode du droit incorporel avec le succès des parts et des actions de sociétés immobilières » 14 . Progressivement donc, les valeurs mobilières s’affirment au détriment des valeurs immobilières. En dépit d’un attachement des Français pour l’immobilier et le foncier, justiciable aussi bien d’une rationalité économique que d’un tropisme, les enquêtes statistiques – nous pensons surtout à l’enquête Actifs Financiers de l’INSEE de 1992 – font état de ce changement dans les comportements patrimoniaux des ménages. A la faveur de l’accroissement régulier depuis vingt ans des actifs financiers et de leur diffusion parmi les catégories sociales aisées, les revenus du patrimoine se renforcent de manière très sensible 15 .

Pour ce qui a trait à la transmission patrimoniale, les comportements épousent aussi la courbe du changement. Pendant longtemps, elle a été orchestrée autour de la succession et de son corollaire le testament. Désormais, les ménages, principalement aisés, jouent la carte de l’anticipation par l’entremise des donations et donations-partages, véritables traductions d’une « reformulation de la transmission » selon la sociologue Anne Gotman 16 . L’accroissement du nombre des libéralités – plus de 30% entre 1984 et 1994 – s’explique essentiellement par trois phénomènes : l’allongement de la durée de vie, la prégnance des solidarités intergénérationnelles et les incitations fiscales. En tant que technique d’organisation et de gestion du patrimoine, la SCI intègre la palette des techniques de transmission anticipée. On peut donner ou céder des parts de SCI à ses enfants, faire entrer ces derniers dans une structure ad hoc pour leur éviter de trop lourds droits de succession dans le futur ou bien encore opérer des donations-partages de parts avec réserve d’usufruit. Comme nous pouvons le signaler, son recours favorise un allégement du coût fiscal des mutations à titre onéreux et gratuit 17 .

Qu’il s’agisse de l’épargne ou de la transmission, la nouveauté comportementale observée se justifie surtout par des mobiles fiscaux. D’un point de vue macroéconomique et macrosociologique, la réputation grandissante et la multiplication des SCI doivent assurément beaucoup à la pression fiscale touchant les contribuables aux tranches d’imposition élevées. Si les ménages se tournent vers les valeurs mobilières, c’est aussi parce qu’elles sont moins sujettes aux taxations que l’immobilier. Dans ce cadre, l’emploi de la SCI autorise un compromis entre d’un côté la minimisation de la note fiscale et, de l’autre, le maintien d’un désir initial d’investir dans la pierre. Mais non loin des motifs économiques et fiscaux, figurent des motifs juridiques, psychologiques et sociaux. Que l’on ouvre un livre de droit ou que l’on se fie aux propos de la plupart des praticiens, l’évocation de la SCI appelle presque mécaniquement une réflexion sur son contraire l’indivision. A tout le moins, peut-être pourrions-nous appréhender la SCI comme une « indivision organisée », quand bien même la première renvoie à une propriété individuelle stricto sensu et la seconde à l’une des formes de propriété communautaire et/ou collective.

L’esprit et la lettre de cette opposition ressortent des travaux des rédacteurs du Code Civil de 1804. Au début du XIXe siècle, l’indivision successorale génère de nombreuses situations de discorde familiale. Les décisions relatives à la gestion des biens indivis ne s’homologuant qu’à l’unanimité, le refus d’un seul co-indivisaire peut faire échec à toute volonté d’administration commune – rappelons que selon l’article 815 du Code Civil, « nul ne peut être contraint à demeurer dans l’indivision et le partage peut toujours être provoqué, à moins qu’il n’y ait été sursis par jugement ou convention ». Source d’une kyrielle d’antagonismes, conflits et tensions entre co-indivisaires, cette modalité communautaire séculaire induit des effets néfastes sur l’entretien des biens immobiliers concernés et produit, le cas échéant, un appauvrissement des propriétaires. En créant la société civile, les législateurs de l’époque ont souhaité trouver une alternative plus rigoureuse à un mode de propriété symbolisé par ses effets pervers en chaîne ; au-delà de la conception d’un simple outil de gestion collective mise à la disposition de tous les citoyens, ils ont aspiré à créer un véritable vecteur de solidarité entre les participants de la société civile ou, si l’on préfère, une véritable relation d’interdépendance.

Notes
13.

Cf. Alain SERIAUX, « La notion juridique du patrimoine », Revue trimestrielle de droit civil, 4, octobre-décembre 1994, p. 801-813.

14.

Cf. Frédéric ZENATI, « L’immatériel et les choses », Archives de philosophie du droit, 43, 1999, p. 79-95.

15.

Cf. INSEE Synthèses, Revenus et patrimoine des ménages, n° 19, INSEE, 1998, p. 87 sq.

16.

Cf. Anne GOTMAN, Hériter, Paris, PUF, « Economie en liberté », 1988, p. 201.

17.

Pour Axel DEPONDT, notaire parisien, c’est de l’augmentation brutale de la fiscalité successorale au début des années 80, ainsi que de l’apparition d’un impôt sur le capital, que résulterait la mise en œuvre de techniques de transmission et de défiscalisation très efficaces. Cf. « Le conseil patrimonial à l’aube du troisième millénaire », Droit et patrimoine, n° 61, juin 1998, p. 49-64. Dans le même ordre d’idée, cf. Michel GRIMALDI, « Notariat et libéralités », Répertoire du notariat Defrénois, Année 1995, p. 4-14.