L’immixtion du droit des sociétés dans le droit patrimonial de la famille ou l’ingérence des normes du monde des affaires dans les sphères interpersonnelles

A l’aune de ce que suggèrent les représentants du monde juridique et notarial, le phénomène SCI traduit de manière plus générale une immixtion du droit commercial et des affaires dans le droit familial. Nous conjecturons d’ailleurs volontiers à ce sujet qu’il s’agit d’un symptôme de la puissance contemporaine de l’économie et de ses tendances uniformisatrices.

Pour cerner l’importance de ce phénomène d’ingérence, il semble judicieux de partir de la réforme du droit des sociétés, cristallisée dans la loi du 4 janvier 1978. Cette réforme tend à assimiler, ceteris paribus, les sociétés civiles aux sociétés commerciales. Dès cet instant, la qualification et la destination des sociétés civiles s’inspirent largement des évolutions subies par les contextes économique, commercial et financier. Lorsque les membres d’une même famille ou des amis décident de recourir à une SCI pour des besoins de gestion patrimoniale, ils sont soumis aux règles du droit des sociétés et non du droit de la famille, comme si quelque part les relations d’affaires phagocytaient les relations familiales et amicales. Afin de s’en convaincre, lisons ce qu’avance Axel Depondt : « Le plus souvent, la société de famille est un instrument de transmission et d’organisation de l’indivision née d’une transmission anticipée du patrimoine des fondateurs. Elle met en présence des personnes dont les relations ne vont plus être réglées par le droit de la famille, mais par le droit des sociétés. Qu’ils le veuillent ou non, les membres de la famille en devenant associés vont être soumis à des règles qui ont été conçues pour régler les relations d’affaires […]». Il poursuit en apportant un bémol : « Le seul ciment des sociétés familiales se trouve dans la considération raisonnable que l’intérêt de chacun est que le groupe prospère. Or ce n’est pas du tout (en règle générale) le comportement des membres d’une famille qui, même unis par l’affection, restent des individus jaloux de leur indépendance et de leur autonomie financière. Il y a donc quelque contradiction à vouloir imposer aux familles de loger une partie importante de leur patrimoine dans une société dont les règles, au rebours de celles du droit de la famille, visent à assurer la pérennité » 18 . En poussant le raisonnement, il serait pertinent de comprendre par « immixtion » une importation dans les environnements familiaux et amicaux de méthodes, de stratégies et de tactiques, financières en particulier, éprouvées dans le monde des affaires.

A l’inverse de l’idée-force présente dans de nombreux travaux historiques et sociologiques 19 , constatant l’affectation des logiques économiques d’entreprise par des logiques ou des rationalités familiales, notre préoccupation vise donc à vérifier l’hypothèse selon laquelle les logiques familiales et interpersonnelles peuvent être irriguées par des pratiques et des représentations tant juridiques que financières ou commerciales. Vieux débat s’il en est, remontant à Aristote et sa mise en évidence des enchevêtrements ponctuels de l’économique et de la chrématistique 20 .

De même, les propositions formulées par Georg Simmel, Max Weber et Emile Durkheim offrent une autre source d’inspiration, qui n’est pas exempte de signification politique. Le premier met l’accent sur l’envahissement des rapports économiques, politiques, familiaux, mondains, religieux, amicaux et des relations de commerce entre les hommes par le libéralisme et son corollaire, une certaine substitution des normes universelles historiques par des normes et des valeurs rationnelles 21 . Le second va plus loin. D’une part, il affirme l’avènement d’une « société contractuelle », eu égard au nombre croissant de transactions économiques à encadrer. D’autre part, il démontre que la garantie juridique, matérialisée par le contrat, est dans une très large mesure au service direct d’intérêts économiques, ceux-ci influençant de manière très puissante la formation du droit. Par voie de conséquence, il postule aussi que l’économie moderne – par le biais du calcul, de la prévisibilité et des règles rationnelles – est un facteur de destruction/dissolution des autres groupements sociaux porteurs de droit, comme la communauté domestique 22 . L’ingérence présumée du droit des affaires dans le droit de la famille, ainsi que l’intromission des normes et des valeurs correspondantes, confirmerait alors l’intuition wébérienne relative au processus de formalisation observable dans les sociétés occidentales modernes. Le troisième insiste plutôt sur le fait que si la famille est une communauté de sentiments et de croyances, elle n’en comporte pas moins une organisation juridique entre ses membres exprimée par un ensemble de droits et de devoirs. De plus, le développement de la famille est dominée par la division du travail et son corollaire le contrat, conceptualisation juridique de la coopération et incarnation d’une solidarité organique 23 . Bien qu’ayant chacune leurs spécificités, ces trois traditions sociologiques peuvent, semble-t-il, être recoupées.

Notes
18.

Cf. Axel DEPONDT, « Variations pratiques et d’actualité sur la personnalité morale des sociétés de personnes », JCP – La Semaine Juridique Notariale et Immobilière, n° 28, juillet 1999, p. 1133-1144.

19.

Cf. François CARON, « L’entreprise » in Dominique NORA (dir.), Les lieux de mémoires, vol. 3, tome 2, « Traditions », Paris, Gallimard, 1992, p. 323-375. Michel BAUER , « De l’homo economicus au pater familias. Le patron d’entreprise entre le travail, la famille et la marché », in Martine SEGALEN, Coordonné par, Jeux de familles, Paris, Presses du CNRS, 1991, p. 23-42.

20.

Cf.ARISTOTE, La Politique, Paris, Vrin, « Librairie philosophique », 1977, p. 49 sq. Le philosophe admet l’existence d’une chrématistique positive dans laquelle l’expérience technique est mise au service de la gestion et de l’administration familiale – i.e. l’économique, au sens aristotélicien du terme.

21.

Cf. Georg SIMMEL, Le conflit, Paris, Circé, « Poche », 1995 (1908), p. 79, mais également Philosophie de l’argent, Paris, PUF, « Sociologies », 1987 (1977), où la question des effets de l’avènement du libéralisme et de ses impacts normatifs et axiologiques est érigée au rang de trame analytique.

22.

Cf. Max WEBER, Economie et société, tome 2, « L’organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec l’économie », Paris, Plon, « Agora Pocket », 1995 (1971), notamment p. 43, 45, 49, 109 et 111.

23.

Cf. Emile DURKHEIM, De la division du travail social, Paris, PUF, « Quadrige », 1998 (1893, 1930), 5ème édition, p. 79-102.