La SCI : objet intrinsèque d'étude et prétexte analytique

A la lumière des trois matrices processuelles exposées, la SCI peut être mobilisée non seulement comme un objet d’analyse en soi, mais aussi comme un prétexte pour dépeindre puis disséquer une gamme de dynamiques, de pratiques et de représentations, de logiques et de stratégies autant individuelles que collectives. Comme par exemple, l’analyse des usages matériels et des rapports idéels que les membres de cercles sociaux restreints entretiennent à l’argent, au patrimoine et au droit.

Ce double statut épistémologique nous offre par conséquent la possibilité de dessiner les contours d’une sociologie de la gestion, appréhendée au sens large du terme – i.e. gestion financière, patrimoniale, immobilière et locative d’un côté, gestion des relations interindividuelles et de leurs modalités de l’autre. La SCI s’affirme en l’occurrence comme un analyseur contextualisé de dynamiques, logiques et stratégies amicales, familiales ou partenariales, immobilières ou patrimoniales, résidentielles ou spatiales, réticulaires ou professionnelles. Notre propos nourrit une première ambition théorique : mettre en relief l’heuristique association des processus, des rationalités, de la socialisation et des réseaux.

L’examen du phénomène SCI renvoie en partie, sur un plan théorico-méthodologique, aux préconisations formulées par Emile Durkheim pour accomplir une sociologie des faits juridiques et moraux 24  : d’abord regarder comment les règles relatives aux SCI se sont historiquement constituées, c’est-à-dire quelles sont les causes qui les ont engendrées et les fins utiles qu’elles remplissent et, ensuite, voir comment elles sont concrètement appliquées par les porteurs de parts. Il en découle un modus operandi problématique comprenant deux étapes :

  1. En premier lieu, établir le lien entre les conditions d’émergence et de développement sociétaire (niveau macrosociologique) et les conditions d’utilisation individuelle (niveau microsociologique).
  2. En second lieu, interroger l’interaction entre les trois grands piliers du Code Civil que sont la propriété, le contrat et la famille. Cette tridimensionnalité mérite toute notre attention dans la mesure où chaque pilier sécrète du lien social, que cela soit distinctement ou bien en corrélation. Outre la famille, il s’agit également de voir comment des groupes d’amis et/ou des partenaires d’affaires se positionnent par rapport à la propriété et au contrat. La sociologie des SCI implique de la sorte une sociologie d’une partie du monde des affaires –tant celui-ci est composite et nébuleux.

A travers cette deuxième étape, notre recherche est animée par une autre ambition théorique. L’importation de règles, techniques et images propres au droit des sociétés et des affaires dans des configurations familiales et interpersonnelles doit moins être perçue de façon univoque que sous la forme d’une interférence entre les séries normatives et axiologiques économiques, juridiques et sociales. En mettant à l’épreuve la thèse wébérienne précitée, l’enjeu consiste certes à valider l’idée d’un encastrement 25 du droit et de l’économie dans la structure des relations sociales, mais en sus de mettre l’accent sur l’interpénétration contextualisée de la socialité primaire et de la socialité secondaire 26 – ou pour parodier la terminologie wébérienne de la socialisation communautaire et de la socialisation sociétaire. D’ailleurs, dans le sillage d’une perspective à connotation anthropologique, il convient de prendre conscience que « le droit n’est qu’un des éléments d’un système culturel et social global propre à chaque société et diversement interprété et réalisé par chacun des sous-groupes » 27 . Dès lors, on peut se demander si le jeu des règles, normes et valeurs relatives au droit des sociétés et à la vie des affaires est fidèlement joué ou bien subordonné à divers arrangements et prises de libertés, si l’acculturation juridique ne suppose pas des situations plus syncrétiques. Le processus de régulation en question demeure complexe.

Nous pouvons avancer comme point de départ une double conjecture sans risque intellectuel. Premièrement, le droit des sociétés, émanation générique du droit des affaires, diffuse des règles de conduite sanctionnée dans des univers interpersonnels comme des constellations familiales, des groupes d’amis ou de simples partenariats financiers. Deuxièmement, en retour, ces relations plurielles inspirent des règles particulières qui sont autant d’adaptations du droit des sociétés à la singularité des situations sociales. A cet égard, un des exemples les plus topiques surgit sous les traits de la distinction entre l’entreprise familiale et la société. Dans la plupart des cas, l’entreprise familiale reste l’affaire d’une seule personne, même si des ascendants, descendants et collatéraux y sont parfois convoqués. A rebours, la société s’identifie comme l’affaire de tous, du moins dans sa désignation juridique. Le droit des sociétés garde pour vocation de rassembler des personnes étrangères les unes des autres tandis que les protagonistes d’une entreprise familiale expérimentent des liens affectifs forts.

Notes
24.

Cf. Emile DURKHEIM, Leçons de sociologie, op. cit., 1ère leçon, p. 41.

25.

A propos de cette idée, cf. Mark GRANOVETTER., « Economic Action and Social structure : The Problem of Embeddedness », The American Journal of Sociology, 91, 3, 1985, p. 481-510 et Philippe STEINER, La sociologie économique, Paris, La Découverte, « Repères », 1999, p. 5 sq.

26.

Cf. Jacques T. GODBOUT (en collaboration avec Alain CAILLE), L’esprit du don, Paris La Découverte Poche, « Sciences humaines et sociales », 2000 (1992), p. 25 et Alain CAILLE., « Rationalisme, utilitarisme et anti-utilitarisme » in Louis-André GERARD-VARET et Jean-Claude PASSERON (dir.), Le modèle et l’enquête. Les usages du principe de rationalité dans les sciences sociales, Paris, Editions de l’EHESS, 1995, p.193-215. Pour ces deux auteurs, la socialité primaire cristallise les relations de personne à personne, l’intersubjectivité et se conforme à la triple obligation de donner, recevoir et rendre. Alors que la socialité secondaire, incarnée par l’Etat et le marché, relie des statuts et des rôles sociaux plus ou moins définis institutionnellement. Ils postulent que la seconde est implicitement traversée par la première.

27.

Cf. Norbert ROULAND, Anthropologie juridique, Paris, PUF, « Droit fondamental – Droit politique et théorique », 1988, p. 13.