1.1 Distinction, vicinités et taxinomies

Au regard de la définition normative de la société que nous avons donnée en introduction, force est de constater que celle-ci est d’essence capitaliste, volontariste et interpersonnelle. Composée a minima de deux personnes, sa principale raison d’être demeure la quête et le partage intentionnels de bénéfices, de profits et d’économies divers et variés. En tant que telle, elle appartient aux groupements de personnes à but lucratif et s’oppose par la même occasion aux associations et au fondations, dignes représentantes des groupements à but non lucratif.

Du coup, nous serions en butte à une dichotomie conceptuelle forte au travers de laquelle les affaires d’argent d’un côté le disputeraient au désintéressement et à la concrétisation d’un idéal de l’autre. Néanmoins, la réalité est souvent tout autre. Des associations peuvent parfois réaliser des affaires et manier des sommes d’argent conséquentes mais à l’unique condition que cela reste cantonné à leur mission première. Dès lors, et le droit ne laisse de réitérer l’injonction, qui voudra se lancer dans le commerce et s’enrichir devra légalement passer par la voie sociétaire.

En invoquant le cas des groupements à but non lucratif, nous ne pensons pas sortir totalement du sujet qui nous préoccupe. En effet, les sociétés civiles se présentent bien comme des sociétés à part entière, dépendantes d’un support contractuel, mais leur objet ne repose par sur les canons de la commercialité – ou à tout le moins sur ceux d’une commercialité limitée. Etrange contradiction s’il en est. De surcroît, elles participent des groupements civils au même titre que les associations de la loi 1901, les groupements d’intérêts économiques (GIE), voire les indivisions.

Régies par la loi n° 78-9 du 4 janvier 1978, les sociétés civiles arborent de troublantes ressemblances avec les associations de la loi de 1901, dont particulièrement la mise en commun de connaissances ou d’activités dans un dessein autre que le partage des bénéfices 30  – à savoir la recherche d’économies – et la qualification de personne morale. La limite paraît donc assez ténue, en comparaison d’ailleurs de ce que l’on peut observer pour d’autres structures coopératives intervenant dans l’univers de l’économie sociale. Au sein de ces dernières, l’intention de s’associer et de participer s’affiche aussi comme un évident déclencheur de l’action collective.

C’est avec l’indivision, et dans une moindre mesure avec la copropriété, que le « cousinage » socio-juridique s’avère le plus éloquent. Mais comme dans toute famille, le jeu des proximités et des distances fait bien souvent son œuvre. En rupture avec l’institution sociétaire, l’indivision symbolise tout à la fois un état subi ou non-intentionnel et une situation transitoire ou inorganisée. Aussi reste-t-elle tributaire de la loi et des règles impératives tandis que la société s’appuie, grâce à la rédaction statutaire, sur davantage de liberté. Pour reprendre une distinction juridique désormais consacrée, la société (civile) renverrait à une réunion de personnes et l’indivision à une simple réunion de biens 31 . En dépit d’une absence de volonté d’association – i.e. d’affectio societatis – l’accointance entre les deux institutions civilistes persiste à l’aune d’une volonté commune de gestion. C’est du moins ce que traduit la loi n° 76-1286 du 31 décembre 1976 relative à l’indivision conventionnelle. Conscients qu’il pouvait exister des indivisions durables, presque volontaires, et aux antipodes d’un état précaire et quasi-anarchique tel qu’imaginé jusque-là, les pouvoirs publics ont souhaité accoucher d’une « contre-société » 32 . Prenant acte de son défaut de personnalité morale, et de sa progressive transmutation d’une pure copropriété en une collectivité, ils l’ont affublée du statut de groupement personnalisé, pourvu d’une possibilité d’expression collective, d’un intérêt propre et d’une autonomie patrimoniale. Ils l’ont également dotée d’organes de gestion et d’administration spécifiques ordonnés autour d’un mandataire désigné parmi les co-indivisaires. La frontière se rétrécit par conséquent, sachant que dans les deux configurations une collectivité d’individus brigue la conservation commune d’un bien, que la gérance détient un pouvoir légal effectif et un devoir d’information, que les décisions collectives peuvent être prises à la majorité, qu’il existe une durée prorogeable (5 ans pour une convention d’indivision, jusqu’à 99 pour une société), que des comptes sont établis et discutés et qu’enfin les cessions de droits indivis sont autorisées le cas échéant.

A côté de ses similitudes théoriques et pratiques, la doctrine et la jurisprudence n’oblitèrent pas d’éventuelles imbrications entre la société et l’indivision. L’indivision peut côtoyer la société notamment dans certaines hypothèses de parts sociales indivises. En outre, une jurisprudence du 5 juillet 1922 a même reconnu la validité de « sociétés d’indivision » formées par des co-indivisaires animés d’un but lucratif, pour faire un apport à la personne morale de biens jusqu'à présent indivis. L’intérêt étant aussi d’écarter pour l’avenir tout action en partage consécutive à une érosion de la règle d’unanimité. Enfin, une autre jurisprudence plus récente, datée du 16 juin 1995, a confirmé l’existence d’une société après l’indivision. Les juges n’ont pas manqué de relever que d’anciens co-indivisaires pouvaient se comporter, une fois la convention échue, comme des associés engageant de réelles relations contractuelles.

Pour ce qui concerne la copropriété des immeubles bâtis, les différences juridiques objectives cohabitent également avec des analogies gestionnaires et organisationnelles plus factuelles. Telle qu’elle est définie par la loi n° 65-557 du 10 juillet 1965, la copropriété s’apparente à une sorte d’indivision contrainte dans laquelle chaque copropriétaire est directement propriétaire exclusif de son appartement et copropriétaire des parties communes, lesquelles demeurent à l’abri d’une action en partage ou d’une licitation de dernier recours. Si la société civile exprime à sa façon le rapport étroit entre la personnalité morale et la propriété sur le mode de la « juxtaposition », la copropriété, quant à elle, l’illustre davantage sur celui de la « superposition » 33 . Dans le contexte de la juxtaposition, le groupement sociétaire reçoit la propriété des biens dont l’usage et la disposition sont à répartir entre chaque membre. Les associés ne possèdent aucun droit réel sur les biens mais deviennent détenteurs de droits personnels faisant d’eux les créanciers de la société. La gestion collective s’en trouve ainsi facilitée mais au prix d’un affaiblissement des droits individuels. Entre parenthèses, il convient de remarquer qu’Emile Durkheim avait bien perçu les prémices de ce changement à la fin du XIXe siècle, à savoir l’émergence d’une relation spéciale non plus vraiment entre une chose et des personnes mais surtout entre des personnes elles-mêmes 34 . Par contre, dans le contexte de la superposition, la personne morale fournit, par l’entremise du règlement de copropriété et des instances chargées de le faire respecter, une structure de gestion collective pour un bien dont la propriété reste entre les mains des copropriétaires.

Par-delà la reconnaissance de l’indivision conventionnelle et de la copropriété comme des institutions intrinsèques, et en leur conférant quelques prédicats sociétaires, le législateur a tenu à entrouvrir la voie à une plus grande légitimation de la propriété collective dans un système surplombé jusqu’alors par un individualisme exclusif. Pour ce faire, il a concrètement pris en considération les manifestations significatives du processus de transformation de la propriété engagé depuis le début du XXe siècle, et dont la période allant de 1950 à nos jours constitue le théâtre des plus importantes métamorphoses : recul de la politique des « immeubles de rapport », essor de la propriété indivise et de la société civile pour détenir et gérer des logements familiaux, des résidences secondaires, des locaux professionnels et industriels, regroupement de propriétés individuelles dans des ensembles collectifs nés de l’explosion urbaine et de la reconstruction de l’immédiat après-guerre.

La mise au jour de ces quelques coexistences conceptuelles, ainsi que du distinguo entre groupements à but lucratif et non lucratif, témoigne du goût de la science juridique pour l’exercice taxinomique 35 . A côté de l’inévitable opposition entre sociétés civiles et sociétés commerciales, il arrive de tomber sur d’autres classifications répondant à des critères précis. Par exemple, les sociétés civiles entrent dans la catégorie des sociétés de personnes au même titre que les SARL tandis que les SA jouissent du statut de société de capitaux. De fait, les sociétés civiles rejoignent l’ensemble des sociétés patrimoniales et les sociétés commerciales celui des sociétés professionnelles. Si l’on affine ces distinctions, on peut constater que la société civile figure, en compagnie de la SARL, parmi les sociétés par intérêts, les SA et les sociétés en commandite parmi les sociétés par actions. Dans le même ordre d’idée, plus axé cette fois-ci sur la responsabilité des associés, les sociétés civiles relèvent, avec les sociétés en nom collectif (SNC), les GIE, les sociétés en participation et créées de fait, des sociétés à risque illimité. A rebours, les SARL, les SA et les sociétés en commandite gardent un risque limité. Pour clore sur cette petite énumération, notons que la science juridique sépare en général les sociétés immatriculées des non-immatriculées, c’est-à-dire les structures avec personnalité morale ou sans personnalité morale. A l’intérieur de ces dernières, on rencontre essentiellement les sociétés en participation et les sociétés créées de fait qui bravent tout formalisme juridique. Elles se rapprochent alors des simples coopérations de partenaires qui, bien que ceux-ci soient habités par une intention et une volonté commune, font fi de la complexité des textes au profit d’une certaine souplesse d’action. Nous verrons par la suite que la société civile s’inscrit, grâce au jeu des clauses contractuelles, aux confins de ces deux types et des sociétés de droit et qu’elle revêt quelquefois l’allure d’une entité montée pour gérer des capitaux.

Les fiscalistes ne dédaignent pas non plus l’art du classement. Ils apportent leur écot à meilleure visibilité juridique des sociétés. Dans cette veine, il est vrai, comme l’a bien montré Pierre Bourdieu, que tout Etat percepteur est un Etat classificateur 36 . Nous pourrions d’ailleurs faire la même inférence pour les catégorisations produites par les jurisconsultes, autres porteurs du message régalien. En traitant, focalisant puis redistribuant l’information, l’Etat serait à l’origine d’une « construction des esprits » ; il imposerait aux agents des structures cognitives et évaluatives, c’est-à-dire des formes et des catégories de perception, des principes de vision et de division. Dans la terminologie fiscale, il existe donc un double classement des sociétés selon la nature de l’imposition choisie. Une société est en premier lieu qualifiée d’opaque lorsqu’elle opte pour l’impôt sur les sociétés (IS). Elle est en second lieu désignée comme transparente quand elle n’a pas aux yeux de l’administration de personnalité distincte de celle des ses associés, qui demeurent assujettis aux impôts directs, aux droits d’enregistrement et à la taxe de publicité foncière. Les associés payent donc eux-même la note par le biais de l’impôt sur le revenu (IR). Pour ce qui a trait à la transparence, il n’est pas rare de la voir complétée par une autre catégorie plus subtile : celle de la translucidité ou de la semi-transparence. Celle-ci reste de la transparence mais propre à certains types de société, dont la SCI.

Si nous poursuivons notre voyage au cœur des typologies, il semble très opportun de dévoiler l’identification fiscale de la SCI à une « structure écran ». Cette appellation permet en outre de jeter un pont entre le droit et la fiscalité et de réduire ponctuellement l’impact des signes diacritiques. C’est formellement en raison de la personnalité morale qu’une société gagne ses galons d’écran, puisque ses associés sont « invisibles » et peu ou prou protégés des actions futures des créanciers. Dès lors, la transparence vient ouvrir une brèche dans un système de représentations fondé sur l’opacité. Les associés sont moins reconnus juridiquement que fiscalement du fait de leur assujettissement à l’impôt sur le revenu.

Depuis la réforme de la fiscalité immobilière de 1963 37 , les sociétés immobilières sont en général soumises à deux régimes d’imposition distincts et qui sont relatifs à leurs objets. Ainsi, le régime de droit commun (IR) a pour pendant plusieurs régimes d’exception (IS notamment). Précisément, la distinction vise d’une part les sociétés à objet civil et, d’autre part, les sociétés à objet commercial, et ce même si leur intitulé renferme le vocable « civil ». Dans le premier de figure, on trouve surtout les sociétés civiles de location ou de gestion patrimoniale et les sociétés civiles d’attribution ou de copropriété immobilière 38 . Transparence et droit commun dénotent alors ici de quelque synonymie. Dans le deuxième cas de figure, on recense les sociétés d’investissement immobilier (SII), les sociétés immobilières pour le commerce et l’industrie (SICOMI) – dont l’origine remonte à l’ordonnance n° 67-837 du 28 novembre 1967 qui réglemente les conditions d’utilisation du crédit-bail immobilier – , les sociétés civiles de construction vente et les sociétés dites de pluri-propriété. Dans ce contexte, c’est plutôt entre opacité et régime d’exception que la synonymie s’instaure.

Notes
30.

Cf. Michel et Bertrand GALIMARD, Les sociétés civiles, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1995 (1981), p. 4.

31.

Cf. Yves CHARTIER, Les groupements civils, Paris, Dalloz, « Connaissance du droit », 1997, p. 1-4.

32.

Nous reproduisons l’expression forgée par Michel et Bertrand GALIMARD. Cf. Les sociétés civiles, op. cit., p. 3.

33.

Nous empruntons les deux expressions à Christian ATIAS, Droit civil. Les biens, op. cit., p. 105 sq.

34.

Cf. Emile DURKHEIM, De la division du travail social, op. cit., p. 85. Pour un approfondissement de la thèse durkheimienne sous un angle juridique, le lecteur pourra consulter l’article de Muriel FABRE-MAGNAN, « Propriété, patrimoine et lien social », Revue trimestrielle de droit civil, 3, juillet-septembre 1997, p. 583-613. Pour elle, la propriété et le patrimoine contiennent indissociablement autant un rapport aux choses qu’un rapport aux autres.

35.

Cf. infra chapitre 3, dans lequel un parallèle entre le travail du juriste et le travail du sociologue sera établi. Comme le suggère Louis ASSIER-ANDRIEU, le droit est tout autant principe d’organisation, science sociale que pratique et connaissance. Cf. Le droit dans les sociétés humaines, Paris, Nathan, « Essais & Recherches », 1996, p. 37.

36.

Cf. Pierre BOURDIEU, « Esprits d’Etat » in Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994, p. 99-133.

37.

A la fin des années 50, les pouvoirs publics prennent conscience du glissement de l’immobilier-patrimoine stable vers un immobilier-marchandise volatil et générateur de spéculation. C’est la raison pour laquelle, en encourageant un drainage des capitaux industriels et financiers vers l’immobilier, ils ont voulu canaliser certains comportements « déviants » et promouvoir une politique immobilière par l’impôt. Concrètement, ils ont crée divers dispositifs législatifs et réglementaires, relatifs aux financements immobiliers industriels et locatifs, autant incitatifs que susceptibles d’asseoir une politique de contrôle social et financier.

38.

Pour leur définition, cf. supra, Introduction.