1.2 Le droit des sociétés, pivot d'une rationalité technicienne

A la lueur des différentes catégories normatives exposées, le droit des sociétés, et plus largement celui des affaires, apparaît sous les traits de ce que certains juristes n’hésitent pas à nommer une « science de l’organisation » 39 . Plus précisément, nous pensons que le droit des sociétés célèbre à sa façon le lien culturel que Georg Simmel avait déjà théorisé depuis longtemps entre droit, argent et intellectualité 40 .

A y regarder de plus près, peut-être pourrions-nous rapprocher intellectualité et rationalité. Mais pas n’importe quelle rationalité : une rationalité technicienne, émanation d’une rationalité instrumentale – derrière laquelle il nous est possible de découvrir une relation utilitariste entre sujet et objet – et, dans une moindre mesure, une rationalité axiologique – derrière laquelle se meuvent des croyances fortes en ce que l’on fait et pourquoi on le fait.

Si nous avons trivialement montré que la société était une technique d’organisation partenariale étayée par la volonté des associés de concourir à l’aventure commune, elle est aussi une technique d’organisation de l’entreprise et du patrimoine. La vie des affaires est de nos jours marquée par l’habileté et l’ingéniosité juridiques. Comme l’affirme Daniel Cohen, elle donne à voir « des moyens multiples et variés, plus ou moins complexes, mis en œuvre par les agents économiques afin d’arriver à des fins jugées économiquement et financièrement souhaitables » 41 . En imaginant des montages juridiques ingénieux afin d’optimiser des opérations à moindre coût, de se faufiler entre les failles de la réglementation et de contourner des obstacles jugés dirimants pour la réalisation des objectifs assignés, les usagers du droit et du conseil démontrent que le droit des sociétés est justiciable d’une « technique des montages », c’est-à-dire d’une sorte d’ingénierie ou bien d’une « coordination d’opérations souvent matériellement distinctes mais conçues et organisées intellectuellement dans une même finalité » 42 . De la sorte, le droit des sociétés fournit les modes d’emploi des montages et techniques sociétaires plus ou moins adaptés aux besoins des individus et aux situations dans lesquelles ils baignent 43 . Il ressemble à un vaste répertoire d’action ou, si l’on apprécie les métaphores, à un livre de recettes où les ingrédients sont déclinés et une marche à suivre proposée pour réussir la recette. Cependant, il ne suffit pas d’avoir sous la main tous les ingrédients. Encore faut-il s’attacher les services d’un bon cuisinier – i.e. un praticien chevronné – habitué à la réalisation de la recette et prédisposé à y apporter sa touche personnelle.

Par le truchement de la personnalité morale, la société devient un instrument d’organisation de l’entreprise. Le construit juridique se confond alors avec une « structure d’accueil » 44 cristallisant toute une gamme de règles de fonctionnement : détermination d’un but, détention et aménagement des pouvoirs, définition d’un cadre managérial et des mécanismes d’affectation des moyens indispensables à l’existence de l’exploitation, élaboration d’un système de responsabilité des associés, etc.

Simultanément, la structure mise sur pied, en particulier la SCI, peut répondre aux attentes de séparation des patrimoines des dirigeants. En arguant d’une incompatibilité entre l’investissement immobilier et l’exploitation entreprenariale stricto sensu, juristes et praticiens invitent souvent, pour ne pas dire mécaniquement, les chefs d’entreprise à monter une SCI en parallèle pour détenir les murs de leur activité et composée des mêmes associés. En cas de dépôt de bilan, seule la société d’exploitation sera en principe impliquée et la SCI affranchie des attaques des créanciers. Le gain d’un tel montage se situe à deux niveaux. D’une part, il permet aux associés de parfaire leur accumulation patrimoniale personnelle. D’autre part, il joue leur jeu en déclenchant le financement de l’immobilier par l’entreprise, puisqu’un contrat de bail relie de jure les deux structures. Les loyers versés par l’entreprise à la SCI servent ainsi à rembourser l’emprunt immobilier consenti et ses intérêts. Dans cette optique, technique sociétaire et technique de financement s’entremêlent. Elles s’entremêlent aussi à une autre échelle, lorsque pour des raisons de difficultés économiques ou, à l’inverse, de politique de croissance, des ouvertures de capital sont décidées via l’intronisation de nouveaux associés ou des avances en compte-courant. Deux exemples – qui peuvent aussi concerner la SCI – font foi de ce genre de contraintes économiques structurelles ou conjoncturelles. D’abord, la technique dite du « coup d’accordéon » qui, dans l’hypothèse d’un fort déficit, permet à des repreneurs ou des investisseurs extérieurs de renflouer les caisses à la faveur d’une première réduction de capital suivie d’une augmentation quasi concomitante. Ensuite, le recours à une holding constituée pour gérer des participations financières nécessaires à des stratégies de développement industriel d’un groupe et, corollairement, pour édulcorer la pression fiscale 45 . Ce type de montage met ici en relief l’efficience d’une ingénierie juridico-financière dont l’objectif est de valoriser et de protéger le pouvoir au sein d’une société.

En revanche, l’ingénierie peut également subvenir aux besoins d’une valorisation et d’une protection du patrimoine. Aussi, une métaphore plus ludique se greffe-t-elle sur la métaphore culinaire. La stratégie de séparation des patrimoines induit, comme nous l’avons mentionné, un recours à une SCI connexe. Mais l’immeuble n’existe alors plus dans son intégrité que virtuellement. Il subit un processus de dématérialisation dans le sens où il est dorénavant représenté par des parts de société ; et comme d’aucuns le précisent « l’on va jouer avec ses parts, en les battant et les redistribuant, comme d’autres jouent aux cartes » 46 . Dans l’univers des affaires, le projet d’acquisition et/ou de construction d’un bâtiment ou d’un local commercial ou industriel est très souvent confié à une SCI. Il en dérive une meilleure gestion et un meilleur partage des financements de l’immobilier et de la société d’exploitation, surtout si les investisseurs diffèrent. Quand une seule et même personne finance les deux, c’est avant toute chose la volonté de circonscrire les risques inhérents à un dépôt de bilan qui prime. Suivant les principes d’une rationalité arithmétique prônée dans ces milieux, les prix de revient sont épurés et les transactions postérieures simplifiées. La juxtaposition sociétaire n’oblige pas les dirigeants à vendre en même temps les murs et l’entreprise. De même, ils pourront se racheter ou s’échanger entre eux, à leur guise, les parts de la SCI ou, le cas échéant, favoriser l’accès à l’immobilier à de nouveaux partenaires ou cessionnaires de la société d’exploitation. Partant, de multiples combinaisons sont rendues possibles, au gré des aléas de l’activité.

Néanmoins, l’esprit rationnel, complexe, voire tortueux des montages n’est pas l’unique apanage du monde des affaires. A bien des égards, celui-ci s’est diffusé dans la vie patrimoniale privée de certaines familles. Pour se convaincre de cette « infiltration » des montages « tiroirs » ou « gigognes » dans la sphère domestique familiale, il suffit de donner un coup de projecteur sur une association particulière : celle d’une SCI avec un démembrement de propriété. Elle traduit même une valorisation et une protection conjuguées des pouvoirs et du patrimoine, à mi-chemin entre droit des biens, droit successoral et droit des sociétés. Mais l’explication n’est pas qu’utilitariste ; elle ménage aussi une place à un facteur d’ordre psychosociologique : un dessaisissement parental de plus en plus précoce en direction des enfants. Afin de préparer sa transmission, un couple de parents peut par exemple décider d’apporter la nue-propriété d’un immeuble ou d’une maison dont ils sont propriétaires à une SCI. La réserve d’usufruit leur garantit les revenus et une conservation de leurs prérogatives gestionnaires, « domination économique » agissant du coup de concert avec « domination politique ». En orchestrant par la suite une donation-partage, ils ventilent les parts entre leurs enfants qui deviennent associés nu-propriétaires de la SCI. Dans les faits les associés d’une telle structure correspondent davantage à des co-indivisaires, la SCI possédant moins le statut d’une société de partenaires que d’un « emballage » juridique de la nue-propriété, destinée à redevenir pleine-propriété au décès des parents.

A la vue de ces illustrations, qui accréditent la thèse d’une complexification des montages et d’une rationalisation des objets juridiques à des fins économiques et sociales, il s’en faudrait de peu de n’y voir qu’un système « parfait », s’arc-boutant sur un ethos spécifique à la plupart des acteurs du monde des affaires. Pourtant, la pratique des montages peut afficher ses limites et se développer parfois aux confins de la légitimité et de la légalité. Les imbrications sociétaires sont souvent sanctionnées eu égard à la multiplication des abus observés, que cela soit sur le plan fiscal ou sur celui plus juridique de l’agencement des pouvoirs « politiques » et de ses effets 47 . De ce fait, c’est principalement la confusion des patrimoines d’une SCI et d’une société commerciale qui est prise pour cible par les tribunaux. Ils se fondent en particulier sur l’existence de flux financiers anormaux entre les deux structures, à la fois juridiquement dissociées et liées par le contrat de bail ; sur des objets peu différenciés ; sur l’identité commune des associés, des dirigeants et des sièges sociaux des deux sociétés, faisant que quelque part la SCI n’aurait pas d’existence économique propre en dehors des ressources provenant de la société d’exploitation ; sur la création d’une SCI montée dans le but de servir les intérêts d’une SARL, avec une valeur du loyer incompatible avec la valeur locative et supérieure aux mensualités de remboursements de l’emprunt immobilier consenti à la SCI pour l’achat de l’immeuble loué par la SARL 48 . Nous pourrions sûrement agrémenter la liste, mais ce qu’il faut retenir c’est que les abus provoqués par des montages sociétaires sont jugés à partir de trois critères quasi-itératifs : la perte d’indépendance économique et financière ou les décloisonnements patrimoniaux, l’enchevêtrement des éléments d’actif et de passif et la persistance de flux financiers anormaux 49 .

L’intention de « fraude » reste la clé de voûte des décisions jurisprudentielles, prises de court par toujours plus de nouveauté et d’ingéniosité. La justice civile ou commerciale demeure donc suspendue aux mobiles réels des montages, traque la « fictivité » des montages, ce qui ne va sans difficultés compte tenu des capacités d’argumentation des conseils et de l’ambiguïté de certains textes. Les raisons de tels débordements et requalifications sont plurielles : mépris pour la règle de droit, critique de l’inflation législative, ineffectivité de certaines lois, vides juridiques, orgueil ou vanité de quelques praticiens, etc. 50 . Le droit des sociétés peut finalement devenir une technique d’organisation de manœuvres frauduleuses, ne serait-ce que parce que les prête-noms d’un aigrefin sont placés sur le devant de la scène. C’est lui qui dans l’ombre tire les ficelles à l’insu des pouvoirs publics.

Nous le pressentons, les représentations sociales auxquelles nous avons été confronté renferment peut-être un fond de véracité, quand bien même il existe des degrés dans les pratiques : petits arrangements financiers et comptables, projections/réalisations de plans d’évasion fiscale et de contournement légal de l’impôt ou volontés de fraude avérées et lourdement réprimées.

Notes
39.

Cf. Maurice COZIAN, Alain VIANDIER et Florence DEBOISSY, Droit des sociétés, op. cit., p. 16-24.

40.

Cf. Georg SIMMEL, Philosophie de l’argent, op. cit., p. 556.

41.

Cf. Daniel COHEN, « La légitimité des montages en droit des sociétés » in L’avenir du droit. Mélanges en l’honneur de François Terré, Paris, Dalloz/PUF/Juris Classeur, 1999, p. 261-274.

42.

Ibid.

43.

Si nous suivons Dominique TERRE, qui prolonge la thèse de Georg Simmel, les relations entre l’argent et le droit seraient alors frappées du sceau de l’ambivalence. Le droit aurait pour mission de naturaliser l’économie, c’est-à-dire de « combler l’écart entre bluff et fiction et l’artifice de la réalisation ». Cf.« Les vertus de l’argent ou la quête du spirituel », Archives de philosophie du droit, 42, 1997, p. 71-84 et « Droit et marché », L’Année sociologique, 49, n° 2, 1999, p. 381-406.

44.

Cf. Jean PAILLUSSEAU, « Le droit moderne de la personnalité morale », op. cit.

45.

Cf. Alain COURET et Didier MARTIN, Les sociétés holdings, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1997 (1991).

46.

Cf. Maurice COZIAN, Alain VIANDIER et Florence DEBOISSY, Droit des sociétés, op. cit., p. 490.

47.

Cf. Alain COURET, « L’ingénierie patrimoniale abusive », Droit et patrimoine, mai 1996, p. 46-52.

48.

Nous faisons ici expressément référence à plusieurs arrêts de jurisprudence: Cour d’Appel de Versailles du 12 octobre 95, Cour de Cassation (chambre commerciale) des 28 mars 95, 31 janvier 95, 23 janvier 96, 25 juin 96.

49.

Pour un prolongement de cette question, cf. infra chapitres 6 et 7.

50.

Si nous suivons derechef Daniel COHEN, nous notons que le « bon conseil » est celui qui permet de « détourner la règle de droit au profit de son client, de trouver les failles dans la législation, de contourner son esprit sans entraver la lettre ». Cf. « La légitimité des montages en droit des sociétés », op. cit.