« […] Le raffinement technique des concepts juridiques ne se constitue qu’à cette époque [le début du XIXe siècle], comme corrélat de cet individualisme abstrait qui va de pair avec l’économie monétaire. » 51 .
Ces mots de Georg Simmel, qui nous permettent d’opérer la transition, évoquent la dimension processuelle du mouvement de complexification des instruments juridico-financiers. Le processus de rationalisation objectale possède donc une origine historique, à partir de laquelle va petit à petit se mettre en place toute une série d’événements ainsi que des logiques sociales ponctuées d’interventionnisme public.
Si nous souscrivons à la thèse du sociologue allemand, il nous semble idoine de faire remonter les débats à 1804, année fatidique de la rédaction du Code Civil et d’une adhésion du droit étatique à la philosophie du libéralisme. Néanmoins, il serait un peu rapide de conclure à une convergence ne varietur des textes dans l’unique sens des idéaux de la Révolution. L’esprit du Code Civil est plus subtil dans la mesure où il instaure un habile compromis entre le droit romain et les coutumes, entre l’ancien droit et une législation révolutionnaire imbue des archétypes libéraux 52 . Corollaire d’une vision pessimiste et mécaniste du comportement humain basé sur l’intérêt, le Code Civil matérialise ainsi autant une conception patriarcale de la famille et autoritaire de l’intégration sociale que la prise en considération des évolutions libérales et l’introduction de la laïcité. A titre indicatif, nous relèverons comme changements notables : l’affirmation du primat de la propriété privée (avec une réglementation pointue de la propriété immobilière et une attention plus que relative portée à la propriété mobilière) ; l’instauration d’un « gouvernement de la famille » bâti sur une « magistrature paternelle » (les rédacteurs du Code Napoléon désirent restaurer la puissance paternelle et négligent les solidarités et l’altruisme familiaux) 53 ; la codification un droit successoral hétéroclite (en devenant législateur dans sa famille, le père se fait le relais d’une politique de division égalitaire des successions articulée autour de règles de partage contraignantes) ; l’expansion de la liberté contractuelle ; l’avènement du principe juridique de responsabilité.
Le bref exposé de ces innovations nous incite donc à défendre l’idée suivante : la formalisation de la société civile serait le reflet d’un compromis entre des normes et des valeurs héritées du XIXe siècle – centrées sur la famille, l’autorité patriarcale, la propriété privée, le déni de l’indivision, la succession égalitaire ou encore la liberté contractuelle – et des normes et valeurs propres aux nouveaux modèles et schémas familiaux, économiques et financiers transparaissant dans la société actuelle – dématérialisation, financiarisation ou titrisation, fragmentation des patrimoines, socialisation de la propriété privée, montée des individualismes familiaux et poids des solidarités intergénérationnelles, transferts patrimoniaux souvent plus électifs et stratégiques. Si la première série axiologique et normative a aujourd’hui perdu de sa pertinence, son influence reste tout de même rémanente dans certaines configurations familiales, à la faveur plus précisément d’un processus d’adaptation ou d’ajustement de la première série à la seconde. Ou quand permanences, persistances, changements et discontinuités sont co-occurrents.
L’ontologie du paradigme de la prévoyance, et de ses dérivés notionnels, nous incline justement à réaliser la jonction entre les deux séries. A cet effet, nous nous inspirerons des analyses formulées par François Ewald 54 au sujet de l’entrée en force des théories et concepts de la responsabilité, de la solidarité, de la prévoyance, de la prévention et de la précaution dans la pensée juridique et sociale.
Imprégné des réquisits de la philosophie libérale, la pensée juridique du XIXe siècle accorde une place de choix aux vertus de prévoyance, prudence et responsabilité. Autant de schèmes influant sur les conduites des individus. L’objectif des rédacteurs du Code Civil vise à rendre les gens prévoyants quant aux incidences de leur fortune et prudents quant à eux-mêmes et aux conséquences de leurs actions. La juridicisation de la prévoyance et de la prudence oblige par conséquent à une prise de conscience des risques 55 . L’homme imprévoyant et imprudent ne pourra alors s’en prendre qu’à lui-même s’il lui arrive quelque chose. Il engage sa responsabilité, ce qui doit « normalement » le dissuader de reporter sur autrui les causes de son infortune. Pour s’accomplir en tant qu’homme responsable – i.e. pour construire son identité, conforme aux attentes du droit – le libéralisme lui offre comme leviers le calcul et la rationalité.
Or, l’inclination individualiste s’accommode parallèlement d’une vision holiste, de laquelle jaillit le principe de solidarité, source d’une mutualisation des risques sociaux. Elle en appelle aussi au calcul et à la rationalité par l’entremise de la prévention. Solidarité et responsabilité ont dès lors partie liée dans le sens où il faut tout mettre en branle pour prendre la mesure des risques. L’attitude préventive consiste précisément à réduire autant que faire se peut la probabilité d’un événement en mobilisant des arguments scientifiques et techniques.
L’époque actuelle manifeste nettement le règne du principe de prévention et de ses corrélats que sont la précaution et la sécurité, supports d’une confiance presque indéfectible en la science, la technique et leurs expertises. Chemin faisant, la logique de précaution, très en vogue aujourd’hui, ressortit d’« une éthique de la décision nécessaire dans un contexte d’incertitude ». Et ne parle-t-on pas dans les milieux d’affaires de l’immobilier comme un « actif de précaution » ?
La prévoyance, la prudence, la prévention, la précaution et, dans une autre mesure, la solidarité dévoilent plusieurs attitudes distinctes face à l’incertain. Elles cherchent à intégrer le futur au présent. Si François Ewald paraît les dissocier et les faire se répondre sous un angle historique, il est possible, dans le cadre du recours à la SCI, de les voir se combiner avec acuité et se muer en motifs comportementaux ou mobiles d’action. Telle qu’elle est définie par le Code Civil, la société civile doit répondre aux exigences d’un bonus pater familias désireux de protéger son entourage et de pérenniser le patrimoine familial face aux indéterminations existentielles. Les chefs d’entreprise ou les commerçants qui optent pour la segmentation de leur patrimoine personnel et professionnel voient eux dans la SCI une méthode adéquate susceptible de déjouer les effets d’un dépôt de bilan et les velléités des créanciers. De surcroît, le principe de solidarité est-il activé lorsque le regroupement d’énergies financières individuelles conditionne l’acquisition d’un tènement immobilier. Une fois encore l’image du « pot commun ».
A notre avis, il résulte de l’examen de ces principes juridiques, attitudes sociales, mais non moins révélateurs éthiques, que les logiques assurancielles, les stratégies patrimoniales et leurs dispositifs instrumentaux sont implicitement le fruit d’une anxiété sociale. Des inquiétudes diverses stimuleraient la décision du recours : crainte que le patrimoine disparaisse, crainte que la sphère familiale périclite, crainte que les enfants s’affrontent, crainte que son entreprise batte de l’aile, crainte de ne pas pouvoir garantir matériellement ses vieux jours, crainte qu’un projet d’investissement soit avorté faute de ressources financières suffisantes et donc de laisser passer selon toute vraisemblance une aubaine – raté qui dans les affaires n’est pas exceptionnel mais qui engendre de la frustration et confine à une stigmatisation en cas de répétition.
Cf. Georg SIMMEL, Philosophie de l’argent, op. cit., p. 414.
Cf. Jean-Louis HALPERIN, Histoire du droit privé français depuis 1804, Paris, PUF, « Droit fondamental – Droit politique et théorique », 1996, p. 21.
Dans cette perspective, le Code Civil objective la famille comme une famille morale dans un monde jugé immoral – i.e: dicté par l’intérêt. La famille devient non seulement un pôle de résistance à l’Etat présidé par le pater familias, mais aussi un noyau de socialisation et un acteur social doté de volonté et de capacité d’action. Cf. Francis GODARD, La famille affaire de générations, Paris, PUF, « Economie en liberté », 1992, p. 17 sq.
Cf. François EWALD, « Philosophie de la précaution », L’Année sociologique, 46, n° 2, 1996, p. 383-412.
Etymologiquement, « prudence » vient du latin providere, qui signifie à la fois prévoir et pourvoir. Cf. André COMTE-SPONVILLE, « La prudence » in Le petit traité des grandes vertus, Paris, PUF/Seuil, « Points », 1995, p. 47-58.