1.4 La SCI au détour de l'histoire législative contemporaine

Depuis sa conceptualisation à l’aube du XIXe siècle jusqu’à nos jours, le droit des sociétés civiles a vécu et vit encore surtout au rythme des arrêts de jurisprudence (tribunaux civils et commerciaux, Cours d’Appel, Cour de Cassation et Conseil d’Etat). Nous en avons d’ailleurs apporté un témoignage sommaire supra en évoquant les sanctions judiciaires relatives à la confusion des patrimoines ou à la pratique « exagérée » du déficit foncier. De même, nous serait-il loisible de mettre en évidence d’autres domaines d’intervention jurisprudentielle : les rapports conflictuels entre associés nés de mésintelligences ou d’abus de pouvoir, et aboutissant à des paralysies gestionnaires – faisant dire notamment à certains juristes que le droit jurisprudentiel des sociétés se construit en majeure partie sur les dissensions familiales 56  ; les obligations non respectées de la gérance en matière de devoir d’information aux associés ; les stratégies fiscales conduisant des requalifications pour abus de droit ; les défaillances fonctionnelles issues de l’absence de vie juridique et comptable.

Pour autant, la législation propre aux sociétés civiles, et bien qu’adossée en partie à celle des sociétés commerciales, n’en est pas réduite à une portion congrue. Le droit des sociétés civiles se signale certes par une certaine stabilité qui fait défaut, ceteris paribus, au droit des sociétés commerciales. Ce dernier serait en effet plus sensible aux caprices des environnements économiques et financiers et vivrait de l’édiction de lois peu ou prou coercitives. A l’inverse, la stabilité allouée au droit des sociétés civiles s’interpréterait mieux en fonction de la masse des arrêts de jurisprudence, mais aussi par le pouvoir discrétionnaire octroyé aux porteurs de parts et à leurs conseils dans la rédaction statutaire. Beaucoup de praticiens estiment à ce propos qu’il n’est guère nécessaire de légiférer puisque la liberté statutaire leur laisse le loisir d’élaborer des stratégies sans que trop de contraintes normatives et institutionnelles affleurent. Elle homologue par conséquent des pratiques socio-juridiques mues par une certaine ductilité ou permissivité 57 . Toutefois, nous ne devons pas ignorer que derrière cette apparente stabilité législative, les réformes majeures du droit des sociétés ont été historiquement accouchées dans plus ou moins de douleur.

Dénoncées avec conviction par le doyen Georges Ripert comme l’une des « vieilleries » du Code Civil 58 , les dispositions relatives à la société civile n’ont connu aucun toilettage entre 1804 et 1978. Jusqu’à cette date, elles recelaient des formules archaïques et obscures renvoyant à des pratiques disparues et décontextualisées comme celle de la communauté taisible médiévale. En outre, elles se caractérisaient par leurs carences en matière de protection des associés et des tiers.

La réforme de 1978 fut cependant longue à mettre en œuvre. Les débats qui la précédèrent furent difficiles et quelquefois teintés d’indifférence, si ce n’est d’hostilité à l’égard du projet de rénovation législative. Beaucoup de juristes, quelque peu passéistes, estimèrent qu’il ne fallait toucher au Code Civil qu’en adoptant une démarche précautionneuse et respectueuse de la pensée de ses fondateurs. Cet attentisme et ces atermoiements gelèrent donc pendant longtemps toute initiative d’amendement. De leur côté, nombre de praticiens ne militèrent pas non plus pour une réforme. Ils mirent en avant les avantages déjà présents dans l’arsenal législatif, comme une grande souplesse d’action et des « vides » réglementaires. En outre, la société civile ne concernait que des structures et des situations jugées marginales et négligeables par les pouvoirs publics : indivisions ou associations mal organisées, groupements familiaux ou de peu de personnes. La somme de ces attitudes scella donc le statu quo législatif. Mais en dépit d’une telle inertie, le changement couvait du fait de l’implication croissante des sociétés civiles dans le secteur immobilier et de la crainte d’effets inattendus et non totalement maîtrisables.

En mai 1959, le Garde des Sceaux décida de convoquer une commission interministérielle – présidée par René Pleven, député et ancien président du Conseil – dans le but d’élaborer un avant-projet gouvernemental sur la réforme du Code de Commerce et du droit des sociétés. Si la majorité du texte rédigé par la commission s’orienta autour des sociétés commerciales, les sociétés civiles ne furent pas pour autant abandonnées à leur sort. Elles virent leur champ d’action circonscrit à la gestion d’immeubles, l’exploitation de biens indivis et l’exercice d’une profession en commun. En outre, la commission jugea pertinent de faire publier leur acte de constitution dans un journal d’annonces légales et de les voir tenir une comptabilité régulière approuvée chaque année par la collectivité des associés. A ce sujet, ils tinrent compte de la situation des petites sociétés civiles familiales en leur autorisant une simple reddition des comptes simplifiés. Elle stipula enfin une limitation du formalisme pesant sur les cessions de parts en s’inspirant des modalités de transfert des droits et des titres à l’œuvre dans les sociétés commerciales.

Les conclusions de la commission Pleven furent déposées à la Chancellerie le 30 janvier 1962, qui décida que des modifications notables devaient être apportées compte tenu d’une directive européenne concomitante sur les sociétés anonymes et à responsabilité limitée. A cette occasion, un autre groupe de travail fut réuni, animé par d’éminents juristes comme François Terré, pour recentrer la problématique sur les sociétés commerciales, délaissant du coup provisoirement le cas des sociétés civiles. Il ne fut pas jugé opportun de s’attaquer aux sociétés civiles alors même que la notion de société n’avait pas été refondue dans son intégralité. Les réflexions du second groupe de travail, néanmoins préfigurées par celles de la commission Pleven, donnèrent lieu à la promulgation de la loi n° 66-537 du 24 juillet 1966 sur les sociétés commerciales de droit commun. Sans rentrer dans le détail de cette loi, il convient toutefois de citer comme un des changements-clés, qui rejailliront par la suite sur le droit des sociétés civiles, l’entérinement de l’immatriculation au Registre du Commerce et des Sociétés comme acte de naissance sociétaire.

Pour quelles raisons la réforme du droit des sociétés civiles fut-elle mise en suspens alors qu’un volontarisme public s’y prêtait ab initio ? En sus de l’influence des contextes politico-économiques hexagonal et international de l’époque – incarnés par des plans de modernisation/restructuration de l’appareil industriel, l’ouverture des firmes vers l’extérieur et l’ancrage dans l’espace communautaire européen –, induisant un recentrage logique sur les sociétés commerciales, il nous semble intéressant de mettre en évidence un autre facteur. La clandestinité des sociétés civiles, dégagées de toute surveillance administrative et fiscale, présentait un avantage indéniable pour des hommes d’affaires et politiques influents, souhaitant rester discrets sur leurs fortunes patrimoniales personnelles. Confrontée au lobbying de certains élus ou à l’activation moins officielle de réseaux d’affaires, la tâche des pouvoirs publics ne fut donc pas vraiment facilitée.

Ce n’est qu’avec le scandale des SCPI en 1969, provoquant la faillite de plusieurs milliers d’épargnants, que les choses prirent une autre tournure 59 . D’ailleurs, de nombreux contempteurs de la loi de 1966 virent dans cet événement l’occasion de fustiger, derrière l’abandon de la réforme des sociétés civiles, un manque de courage politique et juridique. Parallèlement, la loi n° 69-717 du 8 juillet 1969 concourut aussi à sa façon à une reprise des débats. Elle autorisa des groupements qui avaient pris pour des raisons historiques – une hostilité des pouvoirs publics envers les associations – le statut de société civile, pour gérer des immeubles leur appartenant, loués ou affectés à des fins charitables, cultuelles et culturelles, de reprendre un statut associatif assoupli. De plus, le dépôt simultané d’une proposition de loi sur l’organisation de l’indivision eut une incidence sur le projet de rénovation sociétaire.

Le 19 août 1972, René Pleven, devenu entre-temps Garde des Sceaux, déposa à la présidence de l’Assemblée Nationale un projet de réforme au nom du gouvernement Messmer. Avant de se concrétiser dans la loi n° 78-9 du 4 janvier 1978, portant modification du livre troisième du Code Civil, la ratification du projet fut tout d’abord soumise à une première lecture devant le Sénat suivie d’une relecture devant l’Assemblée Nationale en mai 1973. Il ne revint en seconde et troisième lectures auprès des deux Chambres qu’en novembre 1976 et décembre 1977, sa longue mise en route s’expliquant par la multiplication des débats et réunions parlementaires mais également par la prise en considération prioritaire d’une conjoncture politique, économique et financière très sensible ces années-là : remplacements ministériels, nécessité de parer les effets du premier choc pétrolier en soutenant l’industrie et les autres activités stratégiques, tentative de résorption de l’inflation, ralentissement de la croissance et percée du chômage, etc.

Si le processus de changement législatif s’échelonne sur près de vingt ans, tout n’est pas imputable aux seuls conservatismes et à l’alternance de politiques économiques conjoncturelles et structurelles. La cure de jouvence des dispositions applicables aux sociétés civiles travestit des enjeux socio-juridiques de taille. Outre les retouches apportées à la définition civiliste de la société, la formulation des principes d’une protection des associés et d’un devoir d’information incombant à la gérance, l’instauration d’un régime des nullités, le législateur a pris soin de bien spécifier les domaines d’intervention des sociétés en fonction de leur nature commerciale (articles 1832 à 1844) ou civile (articles 1845 à 1870). A propos de ces dernières, il a essentiellement mis l’accent sur quatre critères de distinction :

  1. En premier lieu, reprenant à son compte les arguments d’un arrêt de la Cour de Cassation du 23 février 1891, il a répété que les sociétés civiles étaient dotées de la personnalité morale dans la mesure où leur essence même était de « créer au profit de l’individualité collective des intérêts et des droits propres distincts des intérêts et des droits de chacun de leurs membres »Arrêt cité par Pierre BEZARD, « Sociétés civiles », op. cit.. Le Code Napoléon n’avait pas cru bon d’accorder la personnalité morale aux sociétés civiles.. A côté des avantages matériels procurés par la personnalité morale – i.e. une appellation, un objet, une durée, un siège social, un patrimoine, un montant de capital, une capacité – le législateur de 1978 a insisté sur l’obligation de s’immatriculer au Registre du Commerce et des Sociétés (article 1842 du Code Civil), mesure déjà édictée pour les sociétés commerciales par le législateur de 1966, et a mis en vigueur des avantages plus juridiques et judiciaires : la représentation par un gérant dûment désigné mais aux actions contrôlées (article 1849) et l’obligation pour les créanciers de se retourner d’abord contre la société civile (article 1858).
  2. En second lieu, il a donné naissance à une responsabilité personnelle, illimitée et sans solidarité des associés pour les dettes contractées par la société civile (article 1857).
  3. En troisième lieu, il a rappelé avec force que les sociétés civiles étaient des structures intuitu personae où la personnalité de chaque associé occupe une place centrale. C’est par conséquent en vertu de la connaissance qu’il a des autres associés et de la confiance (présumée) qu’il leur accorde que chacun a décidé de s’engager dans un projet commun. De fait, toutes les règles inhérentes à la constitution, à la vie et à l’extinction de la société s’appuient sur ce principe qui éclaire aussi la norme de responsabilité indéfinie pesant sur chaque partenaire et rend enfin raison, à sa façon, du nombre restreint d’associés repérables dans les sociétés civiles. A travers ce rappel conceptuel, il ressort que les sociétés civiles ont souvent été décrites lors des débats parlementaires comme des entités familiales de peu d’importance. Or le monde de la finance est parfois friand de techniques juridiques souples comme la société civile (holding). Au passage, il est bon de rappeler que les débats parlementaires sur l’indivision conventionnelle se sont articulés sur les mêmes constats. Alors que seul le cas des modestes indivisions familiales était examiné, il fut progressivement découvert que l’indivision était mobilisée par de grands groupes pétroliers.
  4. En quatrième lieu, il a été établi un droit de retrait des associés en déterminant trois modalités possibles : l’autorisation de départ par voie judiciaire, la prévision statutaire selon un agrément à la majorité, l'accord unanime des autres associés dans le silence des statuts (articles 1861 à 1865 sur les cessions de parts et 1869 sur le retrait proprement dit).

Comme nous pouvons le remarquer la loi de 1978 représente en définitive une sorte d’aboutissement. Son mérite réside pour partie dans un effort de clarification des objets des sociétés civiles. Elle dessine si l’on peut dire les contours de l’espèce : la SCI soumise au régime général du Code Civil, et des sous-espèces que symbolisent les sociétés civiles à statut particulier : sociétés civiles professionnelles mais surtout les sociétés civiles d’attribution ou de construction-vente – dont la réglementation empiète aussi sur le territoire du Code Général des Impôts et du Code de la Construction, de l’Habitation et de l’Urbanisme.

Depuis cette « réforme de la réforme » 61 , la législation des SCI est pratiquement demeurée en l’état, exception faite des lois de finances pour 1992 et 1999, modifiant le régime des cessions de parts à titre onéreux, et plus près de nous de la loi n° 2001-420 du 15 mai 2001 sur les Nouvelles Régulations Economiques (NRE). Cette dernière intéresse indirectement les SCI dans le cadre d’un renforcement institutionnel de la lutte contre le blanchiment d’argent 62 . Par-delà la mise en place de structures spécialisées de surveillance rattachées à Bercy, le but avoué des pouvoirs publics est de contrôler les flux financiers et les personnes qui en bénéficient en cas d’activités suspectes. Dans ce dessein, une disposition contraint les SCI créées avant 1978 à s’inscrire au Registre du Commerce et des Sociétés alors que jusqu’à présent elles en étaient dispensées 63 . En officialisant leur inscription administrative, la loi désire désormais éviter la circulation occulte de parts de SCI pouvant se livrer à des opérations suspectes. A défaut d’immatriculation, les anciennes SCI encourent la perte de plein droit de leurs prérogatives juridiques et ce, bien qu’elles aient une existence fiscale et un numéro d’identification attribué par l’INSEE.

Nous le percevons, les manœuvres délictueuses de quelques délinquants financiers ont engendré l’encadrement de toutes les SCI, y compris celles détenues par des personnes dotées de gros patrimoines mais n’ayant a priori rien à se reprocher, du moins pas dans les mêmes proportions. Le privilège de la discrétion, et non celui de l’opacité, étant dans ce cas le seul revendiqué 64 .

Notes
56.

Cf. Patrick CANIN, « La mésentente entre associés, cause de dissolution judiciaire anticipée des sociétés », Droit des sociétés – Edition du Juris-Classeur, janvier 1998, p. 4-9.

57.

De plus amples développements seront en outre apportés sur ce point cardinal, dans le chapitre 2, pour ce qui relève de sa problématisation, et, dans les chapitres 10 et 11, pour ce qui relève des illustrations empiriques.

58.

Cité par Pierre BEZARD, « Sociétés civiles », Notarial Répertoire, Editions du Juris-Classeur, n° 2, 1999, p. 1-17.

59.

Consécutivement, une loi n° 70-1300 du 31 décembre 1970 vit le jour pour réglementer les conditions d’appel public à l’épargne réservée à ces sociétés.

61.

Cf. Maurice COZIAN, Alain VIANDIER et Florence DEBOISSY, Droit des sociétés, op. cit., p. 38.

62.

Pascal GOUBAND, « OPA et lutte contre le blanchiment d’argent : examen des nouvelles dispositions de la loi NRE », Bulletin d’actualité – Lamy sociétés commerciales, n° 136, juin 2001, p. 14-19.

63.

Précisons que les actes de cessions de parts doivent d’abord être enregistrés auprès des services fiscaux puis, ensuite, être déposés au Registre du Commerce et des Sociétés à des fins de publicité légale.

64.

Sur la question de la discrétion, de ses pratiques et représentations, cf. infra, chapitres 5 et 6.