1.5 Contrat, liberté et lien social

Quoique redondante, l’évocation en fin chapitre de la question du contrat n’est pas anodine. Elle sous-tend de notre part un double objectif : celui de réaliser la synthèse entre les quatre points abordés précédemment et de préparer le terrain au développement d’une problématique plus sociologique. Quelle que soit sa dimension (conceptuelle, juridique, philosophique, technique ou pratico-professionnelle), le contrat fait office de dénominateur commun. Notre recherche ne porte pas sur un traitement exclusif de cette question, mais en faire l’impasse serait préjudiciable quant à notre souhait de repérer les interdépendances des axes économique, juridique et social.

Dans le droit français, le contrat synallagmatique est cimenté par un principe consensualiste validant l’échange des consentements dès lors que les volontés individuelles se sont accordées. Dit autrement, il provient d’une dialectique entre le subjectif de la volonté et l’objectif du consentement 65 . Mais le droit admet aussi un principe formaliste qui, lui, impose une forme déterminée au contrat pour sa validation juridique. Si selon le premier principe la simplicité et un gain de temps sont de mise, c’est assurément la complexité et l’importance des situations qui légitiment le second. A partir de là, il résulte que le contrat matérialise un accord de volontés concordantes entre plusieurs partenaires ayant pour but de créer une obligation ou de transférer de la propriété. Cette manifestation des volontés réciproques devient une convention dans le sens où elle produit un effet de droit.

La conjugaison créatrice des volontés et des consentements ainsi dévoilée en appelle, à un niveau supra-juridique, à un élément dont nous avons déjà parlé : l’affectio societatis. S’il est moins apprécié par les juristes comme un concept que comme un « sentiment » 66 , ce principe quelque peu abscons constitue le socle intellectuel de l’aventure sociétaire prise comme technique d’organisation partenariale. C’est notamment grâce à lui que la justice va pouvoir se prononcer sur les litiges interpersonnels suscitant des blocages structurels. Vu sous un autre angle, il représente le lien social qui conditionne la permanence et la stabilité requises à toute vie sociétaire. Dans l’orientation que nous traçons, rien ne nous interdit alors de mettre en perspective ce principe avec le concept sociologique de sociation (ou socialisation sociétaire) forgé par Max Weber. Citons-le : 

‘« Nous appelons sociation une relation sociale lorsque, et tant que, la disposition de l’activité sociale se fonde sur un compromis d’intérêts motivé rationnellement (en valeur ou en finalité) ou sur une coordination d’intérêts motivés de la même manière. En particulier, la sociation peut (mais non uniquement) se fonder typiquement sur une entente rationnelle par engagement mutuel. C’est alors que l’activité sociétisée s’oriente, dans le cas rationnel, (a) de façon rationnelle en valeur d’après une croyance en son propre caractère obligatoire, (b) de façon rationnelle en finalité, par anticipation de la loyauté du partenaire (c’est nous qui soulignons) » 67 .’

De fait, la SCI, en sa qualité d’association à but déterminé ou de contrat, symboliserait une sorte d’idéal-type de la socialisation sociétaire.

Dans le même ordre d’idée, il n’est pas non plus inepte de voir dans l’intuitu personae un autre reflet de la dimension sociologique du droit et de le connecter aussi au concept wébérien de sociation. Il relaie l’affectio societatis en ce sens que la coordination des intérêts, l’engagement mutuel et le devoir de loyauté s’appuient sur des relations de connaissance et de confiance réciproques crédibles dans la durée. Il l’enrichit même en instillant dans la relation de réciprocité des normes objectives réglant les mouvements d’entrée et de sortie des associés, leur droit à l’information et leurs choix gestionnaires. Il sert donc à prévenir les abus, toute dislocation du « contrat de confiance » entraînant des sanctions.

Comme nous l’avons entrevu, l’affectio societatis est un point d’ancrage qui permet d’évaluer la réalité ou la fictivité d’une société et, le cas échéant, de décréter sa nullité. Dans l’exercice de leur métier, juristes et praticiens avouent la fictivité de nombreuses sociétés. Dans celles-ci, une seule personne en est bien souvent à l’origine. D’autres acolytes sont alors recrutés pour monter la société mais ils se limitent aux rôles de prête-noms, inféodés à l’instigateur et détenteur de la majorité des pouvoirs économiques et des pouvoirs politiques (parts de capital et droits de vote). Quand bien même ce type de situation s’affirme comme le lot commun de la plupart des sociétés familiales, la fictivité de fait, a, dans la pratique, du mal à être convertie en fictivité de droit. La déclaration de fictivité doit être alimentée par divers indices comme un défaut de pluralité d’associés, un défaut dans l’activité ou l’objet, un défaut d’application du rite sociétaire, une confusion des patrimoines, des abus de biens sociaux, des détournements frauduleux de fonds, une perte d’autonomie patrimoniale, etc.

Partant, quand elle n’est qu’une technique d’organisation du patrimoine – comme c’est le cas pour une SCI – la société a toutes les chances de voir son affectio societatis partir en fumée. Il ne lui reste plus que son intuitu personae, ainsi que le rappellerait la loi de 1978. Dans une SCI familiale, ce sont souvent les parents qui président aux destinées du patrimoine collectif et les enfants ne sont conviés au projet qu’en vertu du bon vouloir parental ; ils suivent leur décision parce qu’ils ont confiance et que c’est dans l’ordre des choses. Sur le plan juridique, ils sont bien des cocontractants en puissance mais dans les faits ils possèdent une identité de prête-nom, même si à terme ils hériteront des biens et pourront certainement devenir à leur tour acteurs. Nous remarquons qu’avec cette individualisation de l’initiative, les notions de contrat et de personnalité morale muent ou s’effritent inexorablement.

Qu’elles usent du principe consensualiste ou du principe formaliste, les relations contractuelles transitent inévitablement par le support écrit – dans le contexte d’une SCI, il s’agit bien sûr des statuts. Depuis les travaux de l’anthropologue britannique Jack Goody, on sait d’ailleurs que l’écriture revêt une importance de premier ordre pour le droit, celle de stocker l’information 68 . Parallèlement à l’entreprise de stockage, le contrat, véritable pacte sociétaire, induit un rapport particulier au temps. Il est conçu comme une relation sociale contextualisée qui réintègre le passé, le présent et le futur dans la relation juridique de l’échange 69 .

Toutefois, si le sociologue ne peut qu’être attentif à cette combinatoire temporelle, le juriste va, lui, plutôt se pencher sur le contrat comme un moyen de s’approprier le futur et de manier l’anticipation 70  – anticipation des litiges notamment – et donc de rendre raison d'une éthique de la prévention extrapolée par la pensée sociale et économique libérale. La prophylaxie cohabite alors avec la prévision, cette capacité à figurer quelque chose à l’avance – un événement, une situation –, à établir conjectures et hypothèses ou « scénariser », à jongler avec l’incertitude. De la sorte, on comprend mieux l’intérêt qu’éprouvent certaines personnes à recourir aux actes authentiques notariés 71 . En sus du formalisme et de la solennité, ils deviennent l’expression d’une recherche de sécurité juridique, garante d’une exécution des obligations, d’une prise de conscience des responsabilités, d’une maîtrise du processus contractuel, bref d’une efficacité des conventions.

Par-delà la législation et la jurisprudence, les statuts font subséquemment la loi. L’expansion de la liberté contractuelle ou statutaire – fondement d’une économie capitaliste ou d’une doctrine libérale assise sur le laisser faire – démontre quelque part la clairvoyance du législateur : il a donné un cadre d’expression aux droits subjectifs et pris acte d’une tendance à la privatisation de la vie familiale doublée d’une attitude récalcitrante envers l’interventionnisme public. Ce faisant, les porteurs de parts de SCI assistés de leurs conseils vont pouvoir jouer sur cet espace de liberté, sur les clauses contractuelles, pour concrétiser leurs projets et leurs stratégies – le droit des sociétés se transformant alors en droit des clauses. Elles confèrent une grande souplesse d’action au milieu du corpus des règles impératives. Aussi nous autorisons-nous à voir dans le couple SCI/contrat une objectivation du processus que Jacques Commaille a qualifié d’«autorégulation » ou de « régulation par le bas » 72 . Si nous nous référons au cas des SCI familiales, nous voyons que la liberté statutaire renoue, mutatis mutandis, avec l’idée d’une existence d’un « gouvernement de la famille » promue par les rédacteurs du Code Civil, à l’intérieur duquel le père de famille ou le couple parental appose sa griffe et certifie sa magistrature…

Le lecteur peut le constater, nous sommes progressivement sorti du champ juridique doctrinaire. Le temps est alors venu de rentrer dans le détail d’une problématisation du phénomène SCI qui, si elle refera parfois quelques digressions sur les catégories du droit, n’occultera pas l’apport de disciplines transversales comme les sociologies spécialisées, l’anthropologie, l’économie, l’histoire ou la géographie. La construction de l’objet est, nous semble-t-il, à ce prix.

Notes
65.

Cf. Marie-Anne FRISON-ROCHE, « Remarques sur la distinction de la volonté et du consentement en droit des contrats », Revue trimestrielle de droit civil, n° 3, juillet-septembre 1995, p. 573-578.

66.

Cf. Maurice COZIAN, Alain VIANDIER et Florence DEBOISSY, Droit des sociétés, op. cit., p. 71.

67.

Cf. Max WEBER, Economie et société, tome 1, « Les catégories de la sociologie », Paris, Plon, « Agora Pocket », 1995 (1971), p. 78.

68.

Cf. Jack GOODY, La logique de l’écriture. Aux origines des sociétés humaines, Paris, Armand Colin, 1986, p. 173.

69.

Cf. Jean-Guy BELLEY, « Deux journées dans la vie du droit : Georges Gurvitch et Ian R. Mac Neil » in François CHAZEL et Jacques COMMAILLE (dir.), Normes sociales et régulation juridique, Paris, LGDJ, « Droit et société », 1991, p. 103-126.

70.

Cf. Hervé LECUYER, « Le contrat, acte de prévision » in L’avenir du droit. Mélanges en l’honneur de François Terré, Paris, Dalloz/PUF/Juris Classeur, 1999, p. 643-659.

71.

Pour une nuance, cf. infra, chapitre 9, § 9.2.

72.

Cf. Jacques COMMAILLE, L’esprit sociologique des lois. Essai de sociologie politique du droit, Paris, PUF, « Droit, éthique, société », 1994, p. 160-162, 199 sq. Il oppose la régulation par le bas à la régulation par le haut, c’est-à-dire la marge d’initiative sociale, juridique ou infra-juridique laissée aux individus pour gérer leurs univers privés d’un côté et, l’ensemble de méta-normes diffusées par l’autorité étatique de l’autre. Il rajoute d’ailleurs que nous vivons actuellement une « faillite » de la régulation par le haut. Dans la même lignée, nous pouvons établir un parallèle avec la pensée de Michel CROZIER qui distingue, en ne masquant pas ses convictions libérales, régulation et réglementation : liberté d’action, normes endogènes versus contrainte et manipulation sous couvert des normes exogènes. Cf. « Le problème de la régulation dans les sociétés complexes modernes » in François CHAZEL et Jacques COMMAILLE (dir.), Normes sociales et régulation juridique, op.cit, 1991, p. 130-135.