2.1 Défi et pari d'un sujet « neuf »

Telle que nous l’avons déroulée dans les pages liminaires, la trame thématique de notre recherche se distingue par une certaine épaisseur théorique et conceptuelle qui n’est pas étrangère à la primo-nature juridique et financière de la SCI. Comme le lecteur a pu en juger, nous marchons aussi sur les traces de traditions sociologiques générales qui ne cessent depuis plus d’un siècle de s’interroger sur les causes et les effets du processus de rationalisation du droit et de l’économie – en mariant les points de vue rétrospectifs et prospectifs – à l’œuvre dans les sociétés occidentales modernes. En disant cela, il ne s’agit pas pour nous d’en tirer une satisfaction inconvenante, mais plutôt de mettre en avant la complexité de notre tâche eu égard à la diversité des modes intellectuels d’appréhension de l’entrecroisement des dynamiques économique, juridique et sociale.

Quand nous avons choisi la SCI comme sujet d’étude, nous n’avons pas réellement pris la mesure des épreuves, des difficultés et des hésitations, tant épistémologiques que méthodologiques, qui nous attendaient. Il a fallu que nous nous rendions progressivement à l’évidence : l’excitation initiale inhérente au défrichage d’un terrain inconnu et vierge ne suffisait pas. Comment faire de la SCI un objet sociologique à part entière alors que jusqu’à présent seul le droit s’en réservait la paternité et s’en accaparait, si l’on peut dire, la compréhension ? La question mérite d’être posée quand on sait que lors de nos investigations empiriques nous avons parfois été confronté à l’étonnement des praticiens et des porteurs de parts, les plus rompus aux techniques et montages sociétaires, face à une approche « sociologique » de la SCI : « Comment l’idée vous est-elle venue ? », « Pourquoi la SCI ? », « Intéressant mais qu’est-ce que cela va apporter ? », « Que vient faire la sociologie là-dedans ? ». Questions et remarques ont donc fusé, jetant le doute sur l’intérêt de l’approche, nous conduisant à nous interroger sur sa pertinence effective, a fortiori lorsque l’exercice de vulgarisation se veut délicat, confine même à la gageure, devant des esprits peu ou prou initiés et habités par des schèmes de pensée et des visions du monde spécifiques.

A notre avis, il n’est jamais facile pour un sociologue de répondre à ce genre de questions dans le sens où en situation le détachement nécessaire le fuit bien souvent et où il n’est, quoi qu’on en dise, que le messager d’un « savoir scientifique », exposé à des individus porteurs eux d’un savoir peuplé de catégories indigènes. Même s’il se doit d’attacher de la valeur à ces dernières – i.e. à leur propension à produire de la connaissance –, il lui faut reconnaître que la construction de l’objet suppose une « rupture épistémologique » justifiant son travail.

C’est pourquoi, à la lumière de ces considérations d’importance, nous avons dû nous échiner – le terme n’est pas galvaudé – à expliquer à nos interlocuteurs les plus curieux le bien-fondé du regard sociologique. Comme point de départ, nous avons soutenu, sans jamais être totalement dogmatique, qu’avant d’être un phénomène juridique la SCI représentait à nos yeux un phénomène social, que le porteur de parts n’était pas qu’un simple homo œconomicus ou juridicus : à côté des motifs de recours instrumental strictement économiques et financiers pouvaient être allégués d’autres motifs plus subjectifs, si ce n’est « irrationnels ».

Pour pallier les réactions dubitatives qui ont résulté de notre assertion, il ne fallait pas se contenter, comme nous l’avons fait au préalable, d’assimiler la SCI à une forme d’action collective ou bien à un mode d’organisation matérielle du patrimoine et des rapports à celui-ci. Encore aurait-il fallu, comme nous en avons pris conscience au contact de lectures et des avancées empiriques, argumenter de façon plus fine sur le triple statut du social comme horizon, impulsion et espace du droit et de l’économie. Du reste, notre posture ne nous a jamais amené à dénigrer la juridicité intrinsèque de l’objet ou son existence légitime pour la science juridique – nous avions présent à l’esprit le sens différent que le juriste et le sociologue accordent respectivement au droit, à la règle de droit et à l’ordre juridique : pour le premier un « sens normatif qu’il faut attribuer logiquement à une certaine construction de langage donnée comme norme de droit », pour le second voir « ce qu’il en advient en fait dans la communauté » 73 , c’est-à-dire observer la subjectivation des prescriptions et les comportements qui en découlent. Le travail de construction sociologique n’engage de fait que son auteur et se doit donc d’être respectueux des autres points de vue existants. C’est justement en adoptant une attitude teintée d’un certain relativisme que ces points de vue peuvent être discutés et quelquefois même réutilisés.

A l’instar de ce que déclare Jean-Claude Kaufmann, « n’importe quel aspect de la société, qu’il soit banal, insignifiant, étrange, mystique ou politisé, peut donner lieu à une investigation sociologique […] » 74 . Si la résonance de cette phrase stimule le lancement des opérations et peut apporter la contradiction à certains enquêtés sceptiques, elle n’en dissipe pas pour autant les doutes théoriques et méthodologiques qui ont nous par moment assaillis.

En effet, hormis des ouvrages pratiques, des articles juridiques de doctrine ou des commentaires jurisprudentiels, rien n’a jamais été écrit sur la SCI. Une des premières étapes de notre travail a donc consisté à éplucher cette littérature afin de nous imprégner de la pensée et du langage technico-juridiques et, bien-sûr, de conditionner notre immersion dans les milieux de l’argent, du patrimoine et des affaires. Mais ne rentre pas dans le droit et les affaires qui veut 75 . Au même titre que l’explicitation de nos visées, l’ingestion et l’entendement des catégories juridiques ne coulent pas de source, surtout que nous avions très peu de références au démarrage de l’enquête. Dans la foulée, les premiers entretiens exploratoires, quand ils se sont révélés autre chose que de fidèles duplications de la littérature compulsée, nous ont aidé à filtrer la part du social, du moral et du psychologique en jeu derrière le discours juridique déjà abordé. La combinaison de ces deux registres méthodologiques a donc favorisé l’émergence des questions et des intuitions originelles qui plus tard, dans le cours de l’enquête, allaient être précisées, épurées ou amendées, et se transformer en faisceau d’hypothèses. Nous y reviendrons. Ceci pour dire également que l’équilibrage des discours juridique, économique et sociologique demeure difficile. Il s’agira sûrement de l’une des équivoques, voire de l’un des risques, de notre texte.

Toutefois, l’aspect « novateur » et le défi de notre travail résident autant dans le choix d’un terrain inexploré que dans la tentative d’un croisement de théories et de concepts sociologiques, a priori disjoints et rivaux, pour éclairer le phénomène SCI sous l’angle des logiques d’action. Comme l’atteste le sous-titre du chapitre, nous souhaitons positionner la construction de l’objet au carrefour des sociologies économique, juridique et des techniques. Plutôt que de solliciter l’appareillage théorique d’une seule spécialité au détriment des autres, nous proposons une sorte de décloisonnement. Parce que la SCI est une technique juridico-financière de plus en plus répandue dans le monde patrimonial et urbain, les principes d’une analyse en termes de diffusion peuvent notamment être mobilisés : facteurs et modes de diffusion, modes de réception et effets socioéconomiques induits par la diffusion et l’usage. Parce que la SCI intéresse aussi, au-delà des partenariats d’affaires, des groupes primaires, elle peut engager une mise à l’épreuve des normes juridiques exogènes ou explicites, objet d’étude privilégié des tenants d’une théorie du pluralisme juridique ou normatif. Parce qu’elle s’inscrit enfin à l’intersection de l’immobilier, du don et de l’héritage, elle peut être un moyen de repérer les enjeux et les stratégies présents dans ces champs économiques et dont les acteurs sont parfois amateurs d’expédients techniques.

Qui plus est, peut-être devrions-nous employer l’adjectif « socio-anthropologique » pour caractériser notre posture. Les usages conceptuels de la socialisation, des intentions, de la rationalité et des réseaux sont communs aux trois disciplines, avec en toile de fond leur incrustation dans un environnement socio-culturel où les croyances, les systèmes de valeurs, les représentations cognitives forment autant de principes organisateurs des pratiques. L’entreprise est certes d’envergure mais nous l’avons un peu embrassée comme un pari pascalien.

Nous présentons à la page suivante une schématisation de l'architecture problématique [Figure 1]. Ses différentes ramifications serviront de points d’appui à l’exposition des éléments les plus saillants de l’objet de recherche, chacun subsumant une ou plusieurs hypothèses directrices.

Figure 1 – Architecture problématique simplifiée

Notes
73.

 Cf. Max WEBER, Economie et société, tome 2, op. cit., p. 11.

74.

Cf. Jean-Claude KAUFMANN, L’entretien compréhensif, Paris, Nathan Université, « 128 », 1996, p. 33.

75.

Cf. Louis ASSIER-ANDRIEU, Le droit dans les sociétés humaines, op. cit., p. 6. Pour l’auteur, « l’accès au droit est semé d’embûches et de leurres qui tiennent précisément à sa fonction normative. »