Des individus et des groupes sociaux à fort potentiel projectif et stratégique

La reconstitution diachronique des carrières, l’inventaire des appartenances culturelles et générationnelles ainsi que l’examen des positions sociales et des âges des porteurs de parts s’avère utile pour éclairer leurs systèmes de pratiques, de représentations et de préférences en matière d’accumulation, d’épargne, de transmission et d’investissement. Cependant, en complément de ces dimensions à caractère archéologique, processuel et structurel 77 , nous conjecturons que la dimension projective de l’action offre une perspective très heuristique. La démonstration de l’existence du lien entre les projets et les variables objectives se double ainsi d’une démonstration de l’existence du lien entre ces mêmes projets et un ensemble de souhaits, aspirations ou champ de possibles.

Plus exactement, il convient de définir le concept de projet comme une sorte de synthétiseur entre des expériences passées et des intentions débouchant sur des choix et des stratégies 78 . Mixte de rétention et de protension si l’on veut. En tant que tel, le projet diffère donc de la stratégie. Dans notre approche, cette dernière se présente comme un levier susceptible d’être actionné afin de réaliser un projet donné, sans augurer de sa réussite, de sa reformulation ou de son abandon ultérieurs, l’incertitude rythmant parfois l’action. Comme nous pouvons nous en apercevoir, la mobilisation analytique du concept de projet permet d’accorder une place importante aux conditions sociales de l’action et de raccorder rationalité et temporalité. Le porteur de part n’est pas un pur homo œconomicus guidé par les seuls principes du rational choice 79 . Aussi, les logiques d’action et les projets peuvent-ils être saisis, comme Alfred Schütz l’a postulé, à la lumière du jeu entre des motifs de type « parce que » et des motifs de type « en vue de » 80 . Par voie de conséquence, le passé ne doit pas être perçu uniquement sous l’angle du conditionnement ou de la « fatalité », c’est-à-dire comme une référence unilatérale aux expériences antérieures poussant à agir de façon déterminée à un moment donné. A la faveur d’adaptations et d’ajustements, il peut devenir le socle de stratégies futures. Dans certains contextes, le passé pourra apparaître comme la clé de voûte d’un montage sociétaire alors que dans d’autres ce rôle incombera davantage au futur et à un raisonnement en termes d’« horizons ». En ce qui concerne la seconde possibilité, on peut par exemple mentionner que la durée d’une SCI est en général de 99 ans, ce qui prouve bien le souhait des porteurs de parts et des praticiens de concrétiser un projet patrimonial sur le long terme. Le cadre juridique homologue de la sorte les attitudes patrimoniales. En définitive, nous appréhendons le temps dans sa globalité, à savoir comme un continuum passé/présent/futur.

La capacité à formuler et à réaliser des projets, à faire preuve de créativité en quelque sorte, témoigne d’un « élargissement de la rationalité » 81 . Au même titre que la situation, la détention d’un potentiel projectif est commune aux porteurs de parts. L’émission de cette idée vient renforcer l’hypothèse générale posée en introduction relative au processus de professionnalisation des propriétaires-bailleurs. Le recours à la SCI s’affiche non seulement comme un symptôme de la formation d’une nouvelle culture patrimoniale traversée par une rationalité technique et technicienne, mais révèle aussi l’investissement prégnant de propriétaires dotés de ressources matérielles et relationnelles suffisantes pour mettre en place projets et stratégies. Il n’est alors pas déplacé de parler de cultures projectives et stratégiques.

Notes
77.

Cf. Frédéric DE CONINCK et Francis GODARD, « Les formes temporelles de la causalité. L’approche biographique à l’épreuve de l’interprétation », Revue française de sociologie, 31-1, 1990, p. 22-53. Le modèle archéologique vise la recherche d’un point originaire à partir duquel d’autres événements vont se mettre en place. Le modèle processuel s’attache à la découverte des connexions causales se cristallisant dans la logique du déroulement et de l’enchaînement des événements. Le modèle structurel décèle la pré-structuration des trajectoires ou parcours sociaux par des temporalités externes suivant des chaînes causales indépendantes et préexistantes au déroulement des existences individuelles. Les trois modèles peuvent se combiner afin d’améliorer l’intelligibilité du social.

78.

Cf. Pierre BERET, « Mobilité, investissement et projet » in Laurence COUTROT et Claude DUBAR (dir.), Cheminements professionnels et mobilités sociales, Paris, La Documentation française, 1992, p. 342-358.

79.

Cf. Raymond BOUDON, Le sens des valeurs, Paris, PUF, « Quadrige », 1999, p. 83. L’auteur précise que les explications proposées selon ce modèle sont dépourvues de « boîtes noires ». A contrario, lorsqu’un sociologue indique que l’acteur se comporte de telle manière à la faveur d’un effet de socialisation, son explication déborde sur une boîte noire.

80.

Cf. Alfred SCHÜTZ, Le chercheur et le quotidien, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1994 (1987), p. 28-29.

81.

Cf. Louis-André GERARD-VARET et Jean-Claude PASSERON (dir.), Le modèle et l’enquête, op. cit., Introduction, p. 24.