Des motifs objectifs aux motifs subjectifs

Lorsqu’on feuillette un ouvrage consacré à la SCI ou bien que l’on interroge un praticien, l’énumération des raisons possibles et plausibles de constitution de la SCI reste inévitable. La décision a toujours une origine. Ceci traduit l’influence de la dimension juridico-financière sur les conduites individuelles et collectives par l’entremise de préceptes et de principes divers et variés à respecter. Alors que dans d’autres circonstances elles peuvent s’opposer, la théorie et la pratique juridiques s’accordent ici pour ce qui concerne la désignation des raisons d’agir et des attitudes inchoatives. Dans cette optique, elles contribuent même à construire l’identité juridique des porteurs de parts. Elles mettent en relief plusieurs besoins, avantages et intérêts : la séparation patrimoniale, l’organisation et la gestion efficaces de biens immobiliers acquis ou hérités, la facilitation de leur dévolution, la protection du conjoint survivant et, le cas échéant, des enfants naturels, la mise en place d’un système d’autofinancement, la recherche légale d’économies fiscales. Ces avantages dérivant de l’expérience composent alors autant de normes intériorisées par les porteurs de parts réels ou en puissance. Transfigurées en motifs objectifs, les normes en question doivent répondre à des attentes et à des situations particulières. Donnant corps à l’objet d’un montage patrimonial, elles ne valent que parce qu’elles s’adaptent à des projets singuliers. Chaque configuration familiale ou partenariale est particulière et les initiateurs – les hérauts du projet – réfléchissent à un scénario adéquat.

En vertu d’un « principe de concrétisation » 85 , il importe donc de reconstruire la rationalité des porteurs de parts au regard des manières concrètes dont ils connaissent, expérimentent et interprètent les normes juridiques et fiscales dans un contexte social spécifique. Le détour par leurs histoires, le matériel symbolique et les valeurs qui s’y rattachent semble encore une fois indispensable 86 . L’initiateur du recours sociétaire donne sens aux motifs-types institutionnels à l’aune de tous ces éléments mais aussi des personnes qui l’accompagnent, du cadre interpersonnel dans lequel il se positionne. Nous assistons à un exercice de subjectivation qui vaut, comme dirait Raymond Boudon, « théorisation de la situation » 87 . La recherche d’informations et d’arguments susceptibles de répondre à ces attentes peut se faire seul, par ses propres moyens, ou bien par l’intermédiaire de praticiens dont le rôle central sera examiné dans le dernier point du chapitre.

La tension entre les motifs objectifs et subjectifs transparaît dans la compréhension et l’emploi du vocabulaire juridique officiel et de catégories de langage indigènes. Plus largement, nous pensons que les motifs objectifs s’apparentent à des motifs de type « en vue de », dans la mesure où le droit des sociétés institutionnalise davantage le registre intentionnel de l’action. A l’inverse, les motifs subjectifs reflètent eux plutôt des motifs de type « parce que », compte tenu de leur production relative au vécu des porteurs de parts. L’idée qui affleure est que, dans un registre cognitif, on essaye toujours, autant que faire se peut, de rapprocher une pensée étrange et étrangère de concepts déjà connus ou éprouvés 88 . La nouveauté subit une naturalisation ; elle est rangée dans des cadres notionnels anciens – un « déjà-là » – afin d’alimenter la grille de lecture de la réalité, du contexte ou de la situation traversés. Par extension, le sens donné aux conduites est un sens donné aux mots et aux discours. Rappelons que notre posture intellectuelle, si elle prend acte du jeu des déterminations et des contraintes, tient aussi à voir dans les porteurs de parts des acteurs doués de réflexivité 89 .

Notes
85.

Nous empruntons l’expression à Marc LEROY, « L’individu et l’impôt. Contribution à une sociologie cognitive de l’impôt », L’Année sociologique, 42, 1992, p. 319-343.

86.

Cf. Article « Croyances » in Raymond BOUDON et François BOURRICAUD, Dictionnaire critique de la sociologie, op. cit., p. 133-141. Pour eux, les croyances se constituent à la rencontre d’une histoire personnelle, de projets personnels et de la situation de l’acteur.

87.

Cf. Raymond BOUDON, Le sens des valeurs, op. cit., p. 93 sq.

88.

Cf. Denise JODELET, « Représentations sociales : un domaine en expansion » in Denise JODELET (dir.), Les représentations sociales, Paris, PUF, « Sociologie d’aujourd’hui », 1997 (1989), p. 47-78.

89.

Pour Philippe STEINER, « […] la sociologie économique prend en charge la réflexivité de l’agir économique en faisant le lien entre formes de la connaissance économique et comportements marchands ». Cf. L a sociologie économique, op. cit., p. 74. A ce propos, nous pouvons attribuer la même mission à la sociologie juridique soucieuse, elle, d’étudier en partie la réflexivité de l’agir juridique.