Entre normes de coordination et normes d’appartenance

Comme nous l’avons entrevu dans l’introduction et dans le premier chapitre, nous désirons mettre au jour l’interaction entre normes et valeurs juridico-financières et normes et valeurs sociales. Si l’on emploie un autre vocabulaire, il s’agit de cerner les tournures que prennent la rationalité juridique et les normes en vigueur dans des configurations amicales, familiales et partenariales, l’une par rapport aux autres. Nous le devinons, la difficulté de traitement de cette interaction n’est pas des moindres. Chaque groupe interpersonnel et les membres qui les composent développent des systèmes axiologiques, représentationnels et normatifs spécifiques, produits par une histoire et des trajectoires singulières. Partant, on pourrait presque dire qu’il existe autant de valeurs et de normes que de groupes interpersonnels.

Afin de pouvoir dégager des régularités ou des analogies comportementales de groupe à groupe, il faudrait postuler une certaine homogénéité sociale. Si nous travaillons sur des groupes, individus et catégories sociales dont le point commun est de posséder argent et patrimoine, les degrés dans la possession paraissent rédhibitoires. En sus de la capacité projective et du rapprochement situationnel, l’homogénéité se situe aussi du côté des normes juridiques (objectives et exogènes). En effet, un système objectif unique vaut pour de multiples individus (porteurs de parts) et groupes sociaux. Chacun jette un regard personnel sur ce système et met en application des pratiques différentes. Concrètement, le couple dialectique normes juridiques objectives/normes sociales particulières offre diverses combinaisons et adaptations possibles.

Plusieurs questions naissent donc au sujet de l’interférence normative et axiologique, qu’elles soient spéculatives, intuitives ou empiriques :

  • Quels sont les modes de contact et de confrontation entre les deux séries ? Une partie de la réponse prend appui sur les apports de la théorie du pluralisme juridique ou normatif 91 . Pour ce courant, le droit officiel n’évolue pas seul dans l’espace social puisqu'y figurent aussi tout un ensemble diffus de sentiments ou de normes moraux ainsi que des principes infra-juridiques (droit des sous-cultures), qui donnent, réunis, une coloration quasi-juridique aux conduites adoptées.
  • Comment les normes juridiques sont elles accueillies dans les configurations relationnelles ? Un aperçu en a d’ores et déjà été donné avec le travail d’interprétation subjective ou d’incorporation cognitive des motifs objectifs.
  • Sont-elles respectées à la lettre ou bien font-elles l’objet d’ajustements, d’accommodements particuliers en fonction des situations et des motifs ? Dans cette perspective, nous concevons le processus de socialisation juridico-financière moins comme un processus de réception rigide que comme un processus adaptatif  92 . L’hypothèse qui prévaut ici renvoie à l’existence conjuguée d’une « acculturation juridique du sujet » et d’une « acculturation juridique par le sujet » 93 . Si la première se rapporte à l’acquisition des savoirs, langages et significations communs à la culture juridique objective, favorisant ainsi l’intersubjectivité, la seconde, quant à elle réfère à la recréation puis à la réinterprétation de ces objets de la culture juridique commune de manière à ce qu’ils fassent sens par rapport aux objets en vigueur dans son propre milieu socio-culturel d’appartenance.
  • Aussi, la réalité juridique est-elle opératoire ? Jusqu’où les normes objectives s’infiltrent-elles ? Ces questions renvoient clairement à la problématique de l’effectivité et de l’ineffectivité des règles dont les sociologues du droit font leur miel 94 . De surcroît, nous pensons qu’il existe des seuils de pertinence et des frontières « territoriales », zones que le droit institutionnel ne franchit pas et laisse à la libre discrétion des personnes. Pour autant, nous suggérons que la règle de droit (ou la norme juridique objective) ne doit pas seulement être perçue d’un point de vue coercitif. D’aucuns nous enseignent qu’elle incarne aussi une ressource pour agir, un catalyseur projectif et stratégique 95 . D’ailleurs, le droit est parfois suffisamment explicite sur l’intérêt que ses usagers pourraient retirer de sa lecture. Il convient de promouvoir l’idée que les règles sociétaires ne disparaissent pas définitivement mais qu’elles sont refondues pour les besoins de la situation. Le phénomène de résistance ou d’évitement à l’impôt, par le biais des montages de SCI, illustre à la fois l’ineffectivité de certaines règles et l’émergence d’une autorégulation. Sous un autre angle, les statuts dévoilent ce penchant à l’autorégulation et la prééminence du processus adaptatif précité grâce à la rédaction des clauses qui leur donnent vie.

Notes
91.

Parmi les travaux produits à ce sujet, nous citerons Jean-Guy BELLEY, « L’Etat et la régulation juridique des sociétés globales. Pour une problématique du pluralisme juridique », Sociologies et sociétés, XVIII, n° 1, avril 1986, p. 11-32. Jacques COMMAILLE, « Normes juridiques et régulation sociale. Retour à la sociologie générale », in François CHAZEL et Jacques COMMAILLE (dir.), Normes sociales et régulation juridique, op. cit., 1991, p. 13-22. Jean CARBONNIER, Sociologie juridique, Paris, PUF, « Quadrige », 1994 (1978), p. 356 sq.

92.

Cf. Article « Socialisation » in Raymond BOUDON et François BOURRICAUD, Dictionnaire critique de la sociologie, op. cit., p. 527-534 : « […] Face à une situation nouvelle, l’individu est guidé par ses ressources cognitives et par les attitudes normatives résultant du processus de socialisation auquel il a été exposé. Mais, la situation nouvelle l’amènera éventuellement à enrichir ses ressources cognitives et à modifier ses attentes normatives ».

93.

Nous empruntons ces deux concepts à Chantal KOURILSKY-AUGEVEN, « Socialisation juridique et modèle culturel », in Chantal KOURILSKY-AUGEVEN (dir.), Socialisation juridique et conscience du droit. Attitudes individuelles, modèles culturels et changement social. Paris, LGDJ/MSH, « Droit et société », Recherches et travaux n° 2, 1997, p. 11-31.

94.

Cf. Jean CARBONNIER, Flexible droit. Pour une sociologie du droit sans rigueur, Paris, LGDJ, 9ème édition, 1998 (1969), p. 143.

95.

Cf. Antoine JEAMMAUD, « Les règles juridiques de l’action », Recueil Dalloz Sirey, 29ème cahier, 1993, p. 207-212. Pierre LASCOUMES et Evelyne SERVERIN, Le droit comme activité sociale : pour une approche wébérienne des activités juridiques » in Pierre LASCOUMES (dir.), Actualité de Max Weber pour la sociologie du droit, Paris, LGDJ, « Droit et société » , n° 14, 1995, p. 155-177.