Illusion contractuelle et fiction collective

Pour répondre à ces questions, nous ferons à nouveau allusion aux arguments juridiques déjà mesurés supra 96 . Dans les SCI à caractère familial, voire amical, le principe d’affectio societatis perd de sa validité. Puisque le droit des sociétés intervient dans un univers où des normes morales, de réciprocité, prohibitives, distributives, des traditions et des valeurs affectives préexistent, il y a fort à parier que les secondes prennent le pas sur les prescriptions et les recommandations ressortant du premier. Dès lors, on peut se demander pourquoi transiter par le contrat dans ce cas précis ? Quelle est sa légitimité ?

Si l’on suit Marcel Mauss, « A l’intérieur de la famille le contrat est inutile, chaque membre étant, de par son état, en contrat perpétuel vis-à-vis de tous les autres. Conséquences d’un état déterminé, en tant que telles, certaines obligations n’ont pas besoin d’être formulées ; c’est ce qu’on appelle encore aujourd’hui l’état moral de la famille […] » 97 . De ce fait, une autre question vient à l’esprit : quel est le dosage entre valeurs individuelles et valeurs collectives ou communautaires ? Voit-on se manifester une espèce d’arbitrage entre ces deux séries axiologiques ? La réponse que nous apportons sous forme conjecturale met l’accent sur le primat des attitudes individuelles. L’individualisation du projet et de sa matérialisation juridique par un père de famille corrobore l’idée d’illusion contractuelle et l’impression de fiction collective. Bien sûr, l’hypothèse admet des vérifications empiriques plus solides, ne serait-ce parce que la réalité renferme des situations – d’autoritarisme, de délégation, de soumission, de démocratie ou de négociation – plus nuancées et contrastées. Insistons encore sur la spécificité des montages, des contextes, des parcours et des structures interpersonnelles et sur le statut idéal-typique de ce cas de figure.

L’exemple des « sociétés entre époux » nous instruit aussi, à sa manière, sur le phénomène de rencontre normative. Dans ce genre de société, deux ordres de règles cohabitent : celui relatif au régime matrimonial de la communauté et celui relatif à l’intuitu personae des sociétés. Pendant longtemps, la qualité d’associée a été refusée à l’épouse. Ce n’est qu’en 1958 qu’une jurisprudence établit la coïncidence entre groupement sociétaire et mariage, avec pour raison invoquée l’atteinte de la hiérarchie conjugale ou de l’autorité maritale. Avant, donc, les deux groupements juridiques étaient synonymes sur le plan juridique. Consécutivement, la société entre époux devient une « société de famille » constituée sous la forme d’une société de personnes. Jusqu’à la loi du 13 juillet 1965, portant réforme des régimes matrimoniaux, l’entrée de la femme dans une société était soumise à l’autorisation de son mari et donc à son éventuel refus. Depuis cette date, des dispositions plus égalitaires ont été édictées, dont notamment l’avertissement au conjoint de l’usage des biens communs sous peine de nullité (revendication de la moitié des parts). Il en résulte la légalisation d’une cogestion exigeant le consentement des deux époux. La coexistence du mariage et de la société nous incite néanmoins à envisager l’incidence respective des règles du droit des sociétés sur le fonctionnement du régime matrimonial et, réciproquement, celles du régime matrimonial sur le fonctionnement de la société. La théorie est là, mais quid dans les faits ? Le consentement n’est-il pas plus imposé que délibéré ? Au regard de notre hypothèse sur l’illusion contractuelle et la fiction collective, la question mérite d’être posée. Là encore des ajustements sont possibles. Comme nous l’avons vu, le droit du contrat se construit principalement sur le consentement et l’engagement volontaire. Mais lorsqu’on s’arrête un instant sur ces sociétés « fictives », il s’en faut de peu de voir y dominer ce que Raymond Boudon et François Bourricaud nomment un « consensus de composition » 98 , c’est-à-dire un consensus pas réellement voulu, artificiel, malgré la connaissance partagée du projet sociétaire, et produisant quand même des effets de droit.

L’hypothèse posée est donc surtout valable pour les SCI familiales ou amicales. En revanche dans les SCI professionnelles, regroupant des partenaires sans liens affectifs et consanguins, l’application des principes contractuels fondamentaux et le respect des droits de tous les associés seraient de mise. Ce qui reste tout de même à prouver – les lectures juridiques sont enrichissantes mais le sociologue cultive son attitude quelque peu solipsiste. Ainsi, si l’on se fie à ce qu’exhibe la théorie et la pratique juridiques au sujet de la corruption de l’affectio societatis, nous pouvons imaginer que la grande majorité des SCI existantes sont des SCI familiales. L’avantage conférée par la liberté statutaire serait une aubaine pour des chefs de famille désireux de donner un cadre légal à leurs stratégies de transmission, d’investissement et d’affirmation de leur pouvoir domestique. Toutefois, on peut aussi imaginer que dans certaines SCI familiales les règles sont respectées et que les membres familiaux impliqués sont considérés comme de véritables partenaires.

Notre position à ce sujet s’évertue à montrer que, dans la réalité, les relations contractuelles et statutaires ne sont pas exclusives les unes des autres et qu’elles sont parfois intriquées. L’observation de l’ethnologue anglais Nigel Mahoney nous permet d’y voir plus clair, d’affiner l’hypothèse et de justifier l’emploi contractuel :

‘« Les relations contractuelles peuvent intervenir quelle que soit la distance sociale qui sépare ceux qui y sont parties, qu’ils soient étrangers ou proches parents. Mais leur utilisation ne correspond pas aux mêmes finalités. Dans le premier cas, elles n’ont pour but que d’unir de façon limitée deux individus par rapport à une transaction particulière. Dans le deuxième cas, la contractualisation du lien sert aux parties à isoler un secteur de leurs relations particulièrement sensible et potentiellement conflictuel (c’est nous qui soulignons). En lui assurant le traitement particulier du contrat, les parties exercent une action préventive, leur permettant de garantir, pour le futur, une entente globale » 99 .’

Par la contractualisation de la relation, les parties choisissent donc de juridiciser les secteurs de leur existence qu’elles évaluent comme majeurs ou « sensibles » pour la préservation de leur unité et de leurs stratégies de reproduction économique. L’usage de la SCI par les groupes familiaux, pour par exemple protéger et transmettre un bien immobilier chargé de symboles, implique un « accord » contractuel sur ces biens parentalisés, c’est-à-dire identifiés au groupe familial. Pourtant, « la relation contractuelle n’est pas vécue, ni représentée de la même manière suivant le degré de proximité sociale ou affective existant entre les parties » 100 . Lorsque les parties en question sont étrangères l’une à l’autre, l’aspect contractuel relationnel prédomine. Par contre, quand elles sont proches l’une de l’autre, l’aspect contractuel relationnel s’émousse plus vite et ne réapparaît au grand jour qu’en cas de conflit ou de crise aiguë.

Telle que nous la récupérons pour nos besoins, l’analyse socio-anthropologique des relations contractuelles présente des similitudes avec une certaine sociologie de la transaction sociale, dont l’objectif – si nous ne le déformons pas trop – consiste à déceler des principes sous-jacents aux règles juridiques et susceptibles de façonner des accords, des arrangements, des « compromis de coexistence » et donc de redéfinir des identités sociales. Elle cherche à démontrer que, si le social se fonde sur le contrat et ses fondamentaux objectifs, il serait fallacieux d’omettre la persistance d’un jeu avec l’ordre institué que justement l’approche transactionnelle révèle 101 .

Notes
96.

Cf. supra, chapitre 1, § 1.5, et aussi la citation d’Axel DEPONDT dans l’introduction.

97.

Cf. Marcel MAUSS, Manuel d’ethnographie, Paris, Payot, 1989 (1948), p. 187.

98.

Cf. Article « Consensus » in Raymond BOUDON et François BOURRICAUD, Dictionnaire critique de la sociologie, op. cit., p. 111-115.

99.

Cité par Norbert ROULAND, Anthropologie juridique, op. cit., p. 269.

100.

Ibid., p. 270.

101.

A ce sujet, cf. Marc MORMONT, « Pour une typologie des transactions sociales », in Maurice BLANC, Textes réunis et présentés par, Pour une sociologie de la transaction sociale, Paris, L’Harmattan, « Logiques sociales », 1992, p. 112-135. Dans le même ouvrage collectif, cf. Alain BOURDIN, « Négocier et coopérer : les conditions d’un choix », p. 151-166.