Rationalité limitée, conduites procuratives et créativité partagée

Bien que nous puissions supposer que les porteurs de parts agissent de manière rationnelle en finalité et en valeur, il nous semble nécessaire, dans le cadre d’une analyse de leurs pratiques et représentations relationnelles-réticulaires, de mettre en relief l’idée d’une rationalité limitée. Nous entendons par là que la limitation de la rationalité ressortit à l’impossibilité du porteur de parts à accéder, ceteris paribus, à toutes les informations pertinentes et utiles relatives à son environnement. De surcroît, ce type de rationalité revêt une dimension cognitive subsumant l’ensemble des représentations du monde dans lesquelles le porteur de parts insère ses décisions. Ceci signifierait ainsi qu’il ne recherche pas les meilleurs résultats mais les plus satisfaisants compte tenu de son stock lacunaire d’informations. Nous subodorons la légitimité conférée aux praticiens, détenteurs du savoir juridique et financier et sollicités lorsqu’on s’estime mal à l’aise avec certains concepts et techniques.

Pour remédier à complexité des catégories juridiques et des montages patrimoniaux, à l’ésotérisme qui s’ensuit 130 , au phénomène d’inflation législative et réglementaire – notamment en droit fiscal, ce qui accentue son obscurité – et/ou à un manque de temps à consacrer à la gestion personnelle et personnalisée de ses intérêts, les porteurs de parts et les utilisateurs potentiels de la SCI adopteraient par conséquent à ce que nous appelons des conduites procuratives. Ces conduites en question se transformeraient en stratégies procuratives conscientes dès lors qu’elles seraient le fruit d’une volonté avouée de délégation ou d’une réflexivité sur des habitudes et des traditions héritées, élaborées dans le temps et suffisamment intériorisées pour fonder un ordre des choses ou une « normalité » gestionnaire.

En accolant l’adjectif « procuratif » à la palette variée des conduites relationnelles, nous conjecturons que celles-ci ne se cantonnent pas à une simple sociabilité marchande client/praticien ou à simple rapport de méconnaissance théorique, mais qu’elles gagnent en profondeur par l’entremise de la confiance que le porteur de parts accorde au spécialiste ou au concepteur du montage. Le praticien peut se voir muni d’un pouvoir d’agir en lieu et place de son client, soit ponctuellement, soit plus régulièrement. Il deviendrait de ce fait un véritable commettant.

Notre recherche vise donc d’une part à montrer que si la confiance est une relation, elle traduit également un sentiment de sécurité justifié par la maîtrise de circonstances incertaines, une quête de fiabilité auprès de « systèmes experts » 131 . Le passage par la voie réticulaire démontre assez bien que l'adhésion à l’innovation et le recueil d’informations sont presque toujours actifs. D’autre part, nous comptons éprouver cette hypothèse à l’aune des pratiques et des représentations gestionnaires personnelles. Jusqu’où fait-on confiance en quelque sorte ? Qu’est-ce qui pourrait engendrer des déceptions, des retournements, voire de la méfiance ? Existe-t-il des cycles délégation/personnalisation ? Ou bien des réseaux plus informels, alternatifs, vers lesquels on puisse se retourner (parents ou proches) ?

Etayons l’hypothèse par un exemple. Si nous nous penchons sur la relation privilégiée porteur de parts/praticien, nous pouvons penser que le succès ou l’échec de la communication interpersonnelle n’est pas seulement déterminée par les compétences, la valeur présumée du praticien et les aptitudes à la compréhension du client. A côté de ces répertoires objectifs, subjectifs et empathiques peuvent très bien cohabiter des effets d’appartenance culturelle et/ou générationnelle. Nous pourrions voir se dessiner un clivage, certes grossier, entre les générations nées avant et après-guerre.

Les premières entretiendraient une image du notaire proche de celle d’un notable aux avis indéfectibles. La force de ce symbolisme expliquerait alors le respect et la confiance alloués à cet expert patrimonial qui, bien souvent, a eu en charge les intérêts des ascendants du client. Dans ce cas, le rôle d’auteur de la SCI serait attribué par le client au praticien sans que cela fasse l’objet de la moindre entorse à ses valeurs. Bien au contraire, l’habitude dictant parfois les conduites. Le respect resterait donc rédhibitoire à une plus grande implication individuelle. Pour les secondes, le respect serait par contre plus raisonné si l’on peut dire. Si pendant longtemps, le notaire a joui d’un monopole, aujourd’hui la division du travail patrimonial offre des choix de prestataires plus ouverts, les outils sont plus diversifiés et performants et l’information juridico-financière circule mieux. En étant bien conscient que des relations amicales, familiales et affectives existent encore fortement entre certains praticiens et clients, il s’avérerait aberrant de ne pas tenir compte de l’évolution des mœurs économiques et de la prégnance actuelle des relations de concurrence interprofessionnelles. Même si selon les situations elle frappe par sa relativité, l’autonomie de la décision se substituerait à la stricte dépendance. Toutefois, si l’effet de génération s'annonce comme un principe explicatif pertinent dans certaines situations, les idiosyncrasies et les rationalités ne doivent pas être éclipsées pour autant dans la mesure où une personne de 75 ans peut le cas échéant cultiver son projet patrimonial, peaufiner son raisonnement et ses arguments, en acclimatant la tradition dont il est le dépositaire aux besoins de la situation 132 . Traditions, coutumes, innovations et modernité brillent alors moins par leur nature antithétique que par leur originale conjonction dans la conceptualisation projective 133 .

Les praticiens et les commettants occupent donc une place de choix dans le processus de socialisation juridico-financière des porteurs de parts de SCI. Ils font office d’agents de diffusion et de traduction du message juridique et des règles sociétaires. En d’autres termes, ils participent plus ou moins activement au processus de socialisation secondaire ou de resocialisation de leurs clients porteurs de parts 134 . Leur prestation transite par plusieurs stades : de la simple communication d’informations contextualisées, de la réduction des incertitudes et des risques à la déconstruction de certaines idées reçues ou de représentations pétries d’idéologie (fiscaliste notamment), si ce n’est à la refonte des projets. L’idée qui se dégage alors est celle d’une tentative d’apprentissage de la rationalité ou de l’initiation de stratégies pédagogiques ou didactiques.

Mais la situation d’apprentissage peut donner à voir des relations praticiens/porteurs de parts peu ou prou équilibrées. Nous pouvons légitimement nous demander si celles-ci sont à sens unique, dominées par le praticien, ou bien si les porteurs de parts se distinguent par une volonté de participation et sont parfois enclins à contredire les chantres du message juridique. La lecture de la conclusion d’un ouvrage technique consacré à la SCI familiale nous a permis de réfléchir à la question et de la problématiser 135 . Pour son auteur, déjà cité au demeurant, l’apparition du phénomène des SCI familiales depuis le début des années 1990 s’explique par la combinaison de deux facteurs conjoncturels :

‘« […] Lorsqu’une économie traverse une crise de croissance et arrête de générer des excédents, l’enrichissement des uns ne peut plus se faire par création spontanée, mais par appropriation d’une partie des richesses des autres : c’est ce que l’on appelle l’enrichissement « horizontal » (il est plus facile de s’approprier les biens existants que d’en créer de nouveaux). Dans notre société, une part substantielle des richesses est redistribuée par l’Etat et les collectivités publiques. C’est sur ces réseaux qu’en période de crise vont se reporter l’imagination, la créativité des citoyens (c’est nous qui soulignons) qui vont tout mettre en œuvre (techniques, procédés) pour défendre leur patrimoine contre les emprises de l’Etat-Providence. »’

Derrière ce discours au parfum libéral, Nous notons que l’imagination et la créativité renforcent les attitudes patrimoniales rationnelles des porteurs de parts. Néanmoins, si nous attachons de l’importance aux circuits relationnels-réticulaires empruntés par les porteurs de parts, nous pouvons forger l’hypothèse d’une créativité partagée où les savoirs et savoir-faire des praticiens ne valent qu’en vertu de leur bonne réception par les porteurs de parts et de la disposition de ceux-ci à aussi faire montre d’inventivité, à pouvoir bousculer les avis et préconisations professionnels.

En outre, si les compétences techniques, le maniement de la sophistication, l’écoute des problèmes des clients sont des preuves patentes de savoir-faire et assurent aux praticiens une légitimité, le défaut de créativité ou d’ingéniosité peut constituer un écueil pour des clients avisés. Sur un plan sociologique, cette carence peut très bien devenir un facteur de méfiance envers des praticiens dont le travail est mal apprécié. La sanction sociale est immédiate et se convertit en sanction économique : on se dirige vers un concurrent plus réputé pour sa psychologie et ses compétences techniques.

Une autre question vient à l’esprit : celle de savoir si le message passe vraiment ou si les porteurs de parts témoignent d’une distance graduée par rapport à un objet technique comme la SCI. Observe-t-on des situations d’ajustement de la technique SCI à ses intérêts, ses projets et stratégies – qu’ils soient d’ordre familial, professionnel, patrimonial, successoral, immobilier et/ou résidentiel – ou bien des situations de misonéisme, c’est-à-dire de résistance à la nouveauté et à sa diffusion ? Les éventuels blocages et inerties renverraient à des facteurs pluriels : psychologiques, socio-culturels, subjectifs ou idiosyncrasiques, etc. Dans certaines familles où par exemple la propriété immobilière dans son intégrité est signe de puissance sociale, le recours à la SCI serait mal vécu dans la mesure où une personne morale s’interpose entre les hommes et les choses et laisse par conséquent l’impression d’altérer ce lien identificateur. Quoique tous les deux objets, les parts d’un côté et l’immeuble de l’autre, seraient deux manifestations dissonantes d’une même matérialité. Lorsque le choix de la SCI est rejeté ou accepté mais à contre-cœur, c’est la dimension symbolique de l’immeuble qui l’emporte devant un processus de matérialisation provenant d’un univers où la rationalité dans sa version instrumentale est exaltée.

Notes
130.

De ce point de vue, la perception d’ésotérisme renverrait au hiatus relevé par Georg SIMMEL entre langage, développement des outils et de leur compréhension : « L’immense extension du savoir objectivement disponible permet ou impose l’usage de formules qui passent de mains en mains tels des récipients hermétiques, sans que s’ouvre pour l’utilisateur isolé la teneur idéelle concentrée en elle […] ». Cf. Philosophie de l’argent, op. cit., p. 574.

131.

Notre propos s’inspire largement des apports d’Anthony GIDDENS à la question de la confiance. Cf. Les conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, « Théorie sociale contemporaine », 1994 (1990), p. 40 sq.

132.

Ibid. p 43-44. Cf. aussi, dans une perspective voisine, Raymond BOUDON et François BOURRICAUD, Dictionnaire critique de la sociologie, op. cit., article « Tradition », p. 635-641.

133.

Le lecteur aura sûrement fait le rapprochement avec la liberté statutaire octroyée par le droit objectif aux porteurs de parts et dont nous avons parlé par ailleurs. Au milieu des clauses impératives émergent des clauses laissées à la discrétion des instigateurs du projet patrimonial, et qui peuvent renfermer des prescriptions normatives pratiques issues de traditions familiales plus ou moins anciennes. Adroit mélange de continuité ou de stabilité culturelles et de « rupture moderne » ou de rationalité technique. Pour une illustration, cf. infra, chapitre 7, § 7.2.

134.

Cf Peter BERGER et Thomas LUCKMANN, La construction sociale de la réalité, op. cit., p. 189 : « La socialisation secondaire est l’intériorisation de « sous-mondes » institutionnels ou basés sur des institutions. Son étendue et ses caractéristiques sont dès lors déterminées par la complexité de la division du travail et de la distribution sociale de la connaissance qui lui est rattachée […] ».

135.

Cf. Axel DEPONDT, Les sociétés civiles de famille dans la gestion de patrimoine, Paris, Maxima, 1995, p. 283-286.