Des inégalités intra-catégorielles et territoriales

Les réseaux de praticiens participent à la construction de la réalité sociétaire. Mais ce qui ressemble de près à un truisme doit être éprouvé plus fermement. Si nous nous arrêtons sur le cas d’un patron d’une grosse PME, les praticiens qui gravitent dans son entourage sont nombreux : notaire, conseil juridique, expert-comptable, commissaire aux comptes, gestionnaire de patrimoine, banquier. Dans les milieux d’affaires en général, un PDG tout comme un petit artisan ou commerçant peuvent mobiliser l’outil SCI pour leurs besoins personnels et pour ceux de leur situation patrimoniale professionnelle. Pourtant, les enjeux financiers couverts par les opérations d’investissement requérant un recours sociétaire sont différents dans ces deux cas presque caricaturaux. L’achat des murs d’une échoppe diffère de l’acquisition d’un bâtiment industriel de plusieurs centaines ou milliers de mètres carrés. De plus, entre un PDG entouré d’une équipe polycéphale de praticiens expérimentés et un commerçant anonyme suivi par un seul expert-comptable, les armes ne sont pas du tout identiques. Nous évoqurons donc la présence d’inégalités intra-catégorielles – dans la mesure où, comme nous l’avons vu dans le premier point du chapitre, la situation de porteur de parts est l’empreinte d’une identité juridique commune – qui tiennent pour partie aux spécificités des milieux professionnels dans lesquels les porteurs de parts évoluent.

Si nous persistons dans cette voie, nous pouvons noter que les chefs d’entreprise, à l’inverse de certaines professions libérales indépendantes ou de certains artisans, n’ont pas forcément vocation dans le cadre de la politique d’entreprise qu’ils mènent, à devenir propriétaires de leurs bureaux ou de leurs usines 136 . Au regard des flux économiques conjoncturels, ils préfèrent conserver une liberté de mouvement plutôt que de devenir sédentaires et éprouver des difficultés et des retards pénalisant pour vendre leur immobilier. La location est donc privilégiée. Le choix de la SCI pour acquérir des locaux évite un arbitrage quelquefois délicat entre location et propriété. Il autorise un compromis entre les exigences d’une logique assurancielle personnelle et les exigences d’une stratégie d’entreprise dynamique résolument axée sur la flexibilité et la réversibilité, c’est-à-dire sur la capacité à répondre avec célérité aux contraintes conjoncturelles.

Le contenu des stratégies d’entreprise porte ainsi sur la réduction des risques et la multiplication des opportunités. Partant, les chefs d’entreprises optent la plupart du temps pour une politique d’externalisation des tâches qui démontre que les stratégies collectives définies sont aussi des stratégies relationnelles 137  : les meilleurs avocats d’affaires vont être recrutés pour le montage et des promoteurs ou des agents immobiliers ayant pignon sur rue pour la recherche d’un emplacement idoine. Par la fréquentation utilitaire de ces acteurs d’un réseau, l’idée de la SCI peut faire surface puisque leurs services sont mobilisés aussi bien pour défendre les intérêts de l’entreprise que ceux, plus personnels, de son patron et de sa famille.

L’évocation d’inégalités intra-catégorielles et de stratégies professionnelles ou d’entreprise accentuées par des réseaux externes et formels de praticiens met en évidence un fait : la diffusion de la connaissance sociétaire dans des populations. Mais, en lien avec les modes de répartition des populations et des entreprises, la diffusion de cette connaissance est aussi de nature géographique, spatiale ou territoriale. Les deux restent intimement liées. Nous pouvons présumer que les SCI – personnalités morales accrochées à un siège social – ne se distribuent pas n’importe comment dans l’espace urbain et qu’elles suivent, voire renforcent, la division économique et sociale de l’espace. En d’autres termes, et en conformité avec une posture hypothético-inductive, l’étude particulière de leurs localisations juridico-administratives doit nous faire déboucher sur une observation plus large de l’organisation écologique des villes ou de la spécialisation fonctionnelle de l’espace urbain.

Si par les choix individuels qu’ils accomplissent les porteurs de parts sont à l’origine d’une distribution collective ou générale typée, nous conjecturons que les réseaux de praticiens influencent aussi les décisions des porteurs de parts. Le choix d’un emplacement pour y installer par exemple des locaux professionnels constitue pour le chef d’entreprise une assurance. En jetant son dévolu, après en avoir discuté avec ses conseillers, sur un emplacement coté et offrant de meilleures possibilités de revente, non seulement il limite les risques de son investissement mais contribue aussi à conforter l’« élitisation » et/ou la marginalisation de certains lieux d’implantation économique. Nous pourrions avancer la même idée en ce qui concerne les SCI d’habitation – quand elles ne portent pas sur des héritages – dans la mesure où les choix d’implantation ne se font pas au hasard et suivent les conditions du marché. Reste à savoir in fine si les seuls critères économiques immobiliers, la poursuite d’avantages comparatifs 138 , sont discriminants dans les décisions, préférences et arbitrages ou bien si des critères plus socio-symboliques, des valences positives et négatives, peuvent rentrer en ligne de compte – comme par exemple préférer s’établir dans un endroit onéreux mais paré de prestige social et d’une population « triée sur le volet » – pour saisir d’éventuels processus de grégarisme, d’auto-agrégation et de ségrégation 139 .

Le processus de diffusion de la connaissance sociétaire, entendu dans le cas présent comme un mélange d’informations juridico-financières et d’informations annexes sur des marchés immobiliers attractifs, nous permet de dévoiler que les réseaux de praticiens ne seraient pas étrangers à la (re)formulation de la dimension spatiale des projets et stratégies patrimoniaux des porteurs de parts. Ils s’apparenteraient même de notre point de vue à des acteurs du tri urbain.

Notes
136.

Nous aborderons cette question des arbitrages dans le chapitre 6. Pour une analyse d’ordre historique, géographique et financier de celle-ci, cf. Claude HEURTEUX, L’immobilier d’entreprise, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1993, p. 63-87.

137.

Cf. Jacques MALEYZIEUX, « L’immobilier d’entreprise : dynamique spatiale », in Michel SAVY et Pierre VELTZ (dir.), Les nouveaux espaces de l’entreprise, op. cit., p. 122-133. Voir aussi dans le même ouvrage, la contribution de Pierre VELTZ, « Logiques d’entreprise et territoires : des nouvelles règles du jeu », p. 47-79.

138.

Cf. Jean REMY, La ville, phénomène économique, Paris, Anthropos, « La bibliothèque des formes », 2ème édition, 2000 (1966), p. 183. Pour l’auteur, le regroupement d’entreprises dans des zones spécifiques procède d’une localisation leur offrant des avantages comparatifs et qui est ce faisant productrice d’économies de localisation, d’agglomération ou d’urbanisation.

139.

La problématisation de cette question doit beaucoup au travaux de l’Ecole de Chicago et notamment au texte fondateur de Robert E. PARK, « Propositions de recherche sur le comportement en milieu urbain » (1925), in Yves GRAFMEYER et Isaac JOSEPH, Textes traduits et présentés par, L’Ecole de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, Paris, Aubier, « Champ urbain », 1990 (1979, 1984), p. 83-130. Pour lui, les convenances, les goûts personnels, les intérêts professionnels et économiques tendent à la ségrégation, donc à une répartition normée des populations et des activités dans les grandes villes. S’il importe de comparer les idiosyncrasies dans la distribution de la population urbaine, il importe aussi de repérer les « aires naturelles » ou les « aires de ségrégation » qui dans leur juxtaposition composent l’ensemble urbain.