Un fructueux voyage au centre des univers de praticiens

L’examen de la relation porteur de parts/praticien est central, mais il doit être rapporté à une étude intrinsèque plus large des univers professionnels des praticiens intervenant dans la gestion patrimoniale et préconisant l’usage de la SCI. Comme l’indiquent certains sociologues des professions d’inspiration interactionniste, les années 80 marquent l’avènement d’une dérégulation généralisée des activités économiques et d’un processus consécutif de transposition de la logique du marché à toutes les activités professionnelles 140 . Les professions du conseil patrimonial n’échapperaient donc pas à ce processus.

Dans cette perspective, nous voyons l’outil SCI comme un levier d’appréhension des rapports sociaux et des rapports de force qui se nouent entre des praticiens agents de conception. De nombreuses formes de relations et de rapports sont observables et analysables : rivalités et concurrences techniques, marchandes et identitaires, situations de monopole sur des créneaux ciblés, interprofessionnalité peu ou prou active, partenariats et réseaux de coopérations formels ou informels, passerelles entre les métiers, apparition de nouveaux métiers, etc. En parodiant les analyses du sociologue américain Anselm Strauss, nous prétendons volontiers que les méthodologies et les techniques sont des sources de divisions profondes entre les membres d’une profession mais également entre professions voisines et/ou partenaires 141 . Leurs emplois et leurs perceptions – qui recèlent des conceptions différentes et divergentes du conseil patrimonial pris comme acte professionnel – peuvent fomenter des conflits d’intérêts, nourrir des animosités, voire susciter d’intenses batailles juridiques et judiciaires. Quoi qu’il en soit, derrière le repérage des valeurs, présupposés, idéologies, contradictions et traces d’inscription culturelle, il s’agit de mettre en exergue les effets des changements de la division technique du travail patrimonial sur les rôles incombant aux praticiens 142 .

Les formes relationnelles dont il vient d’être question ne doivent pas être dissociées des contextes historiques, conjoncturels et structurels, dans lesquelles elles s’impriment et qui sont propices, à des degrés variables, au développement de stratégies partenariales et réticulaires. L’hypothèse que nous soutenons ici est que les stratégies professionnelles relationnelles-réticulaires (rapprochements, isolement, marginalisation, segmentation), les stratégies identitaires et les stratégies « territoriales » se confondent. Dans un réflexe de protection de leurs « prés carrés » et de leurs identités, les praticiens s’exercent à l’art de la casuistique – i.e. à des raisonnements moraux – sous couvert d’une déontologie et d’une appartenance ordinale plus ou moins marquée. Les controverses, les polémiques, les négociations et autres interactions attestent de la dynamique de ces univers dont la SCI figure en bonne place parmi l’éventail des instruments utilisables. L’acceptation ou la défiance vis-à-vis des rapprochements, l’implication dans des réseaux étendus du point de vue territorial, l’apprentissage de nouveaux savoirs et méthodes dans une quête d’efficacité et de rentabilité, etc. sont des données qui participent la construction des identités socioprofessionnelles. Nous préjugeons même à cet égard que les praticiens sont doués d’une forte conscience discursive qui les conduirait dans leur pratique à analyser les différents événements se présentant à eux.

Le processus de dérégulation des activités économiques aurait donc engendré une redistribution des positions des praticiens ou le dessin d’une nouvelle carte des attributions et des spécialités du conseil. La domination des grands cabinets d’audit anglo-saxons, les réactions d’opposition au monopole promues par les cabinets locaux de conseils indépendants, la bancarisation de la gestion du patrimoine, etc., sont autant de symptômes des mutations actuelles dans l’univers du droit commercial et des affaires. L’augmentation croissante des revenus du patrimoine au détriment des revenus du travail crée de nouvelles demandes, des créneaux porteurs, attisent les convoitises et permettent aux praticiens de mettre au point une économie de l’offre assise sur un cortège de produits, de montages et de techniques séduisants. De ce point de vue, les pratiques bancaires restent éloquentes.

La corporation des notaires déplore une délocalisation actuelle des libéralités, alors que pendant longtemps leur traitement fut de son ressort 143 . Socialement perçus comme les conseillers particuliers des familles, ils sont les seuls à pouvoir instrumenter des actes authentiques et ainsi à garantir une sécurité juridique aux affaires pour lesquelles ils sont mandatés. Mais aujourd’hui, la donne est différente. Les gens se rendent plus facilement dans une banque que dans une étude, ce qui a pour effet de rendre légitime la politique de pénétration du marché de la gestion patrimoniale déployée par la majorité des établissements financiers. En l’espace de quelques années, les opérations de banque et d’assurance sont devenues des succédanés de libéralités très importants auxquels les notaires ne sont pas forcément associés. L’augmentation du flux des libéralités impulsés par les groupes financiers s’expliquant primo par un essor des valeurs mobilières et de la dématérialisation des titres, suscitant des transferts de fortunes considérables, et secundo par la diversité des contrats proposés par les compagnies d’assurance, qui ne se contentent plus de vendre des produits de prévoyance mais recentrent une partie de leur activité autour de produits d’épargne et de défiscalisation.

A partir de cette ébauche, l’idée qui surgit abonde dans le sens des constats faits par certains juristes, comparant les objets juridiques à des « doubles juridiques des biens économiques » 144 . Le consumérisme juridique collerait au consumérisme économique. Le contrat de société, parmi lequel la SCI, serait confondu comme une vulgaire marchandise par des praticiens tourmentés par une recherche presque exclusive de profits et de débouchés marchands. L’essence contractuelle ne serait alors plus qu’un lointain souvenir et son utilité réelle dévoyée. Le singulier, le sur-mesure, auraient alors moins de résonance et d’adeptes chez des praticiens préférant jouer la carte de l’uniformisation à travers l’offre de packages et de statuts-types. Notre travail essayera donc de vérifier cette hypothèse, en évaluant et typifiant si possible des attitudes professionnelles balançant entre moralité et réalisme.

Notes
140.

Cf. Claude DUBAR et Pierre TRIPIER, Sociologie des professions, Paris, Armand Colin, « coll. U », 1998, p. 14. Yves DEZALAY, Marchands de droit. La restructuration de l’ordre juridique international par les multinationales du droit , Paris, Fayard, 1992, p. 13.

141.

Cf. Anselm STRAUSS, La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme, Textes réunis et présentés par Isabelle Baszanger, Paris, L’Harmattan, « Logiques sociales », 1995, p. 72.

142.

Pour la présentation d’un programme de recherche en sociologie des professions, cf. Everett C. HUGUES, Le regard sociologique. Essais choisis, Textes rassemblés et présentés par J.-M. Chapoulie, Paris, Editions de l’EHESS, 1996, p. 64 sq.

143.

Cf. Michel GRIMALDI, « Notariat et libéralités », op. cit.

144.

Cf. Marie-Anne FRISON-ROCHE, « Le contrat et la responsabilité : consentements, pouvoirs et régulation économique », Revue trimestrielle de droit civil, n° 1, janvier-mars 1998, p. 43-56.