Les va-et-vient de l’oralité et de l’écriture

Avant d’achever ce chapitre, nous voudrions exposer une dernière hypothèse relative aux formes et effets de la diffusion de la connaissance sociétaire. Elle nous aidera de plus à appuyer notre problématisation de la question de l’internormativité.

En étant fidèle à un dessein transculturel cher à beaucoup d’anthropologues, Jack Goody montre dans l’un de ses travaux majeurs que les sociétés occidentales certifient le règne de l’écriture 145 . En revanche, elles n’excluent pas de leurs sphères sociales une dimension plus orale ou verbale. L’interrogation du phénomène SCI et de la diffusion des normes, connaissances et informations juridico-financières qui s’y rapportent nous autorise à agréer cette grille d’analyse anthropologique. En effet, les statuts de la SCI, contribuent à expliciter l’implicite et portent témoignage d’une forte hétéronomie aux supports écrits dans un but d’authenticité et d’homologation des conduites patrimoniales. Cette légitimation semble d’ailleurs plus forte lorsque les statuts sont notariés, c’est-à-dire rédigés par des professionnels de l’écrit juridique dont la mission est publique. Si nous nous référons derechef aux rapports de force entre praticiens, la nature authentique et institutionnalisée des écrits notariaux peut éventuellement entraîner de la part de conseillers patrimoniaux concurrents des critiques acérées et des pratiques d’accommodation avec cette espèce de norme sociale 146 .

Nonobstant la prédominance de l’écriture, nous misons davantage sur une interdépendance des deux modes où l’oralité (juridique) est loin de tenir une place négligeable. Précisément, elle surviendrait à deux moments :

  1. Tout d’abord, le recours à la SCI surgit dans le cadre d’une réflexion projective sur l’acquisition, l’organisation et/ou la transmission de biens immobiliers. Nous pouvons ainsi concevoir qu’avant de finaliser le projet patrimonial-sociétaire, celui-ci est alimenté par les opinions et les regards, concordants ou discordants, des futurs participants. Des débats, des désaccords, des négociations et des compromis peuvent se coudoyer. Du point de vue théorique, la rédaction des statuts par un notaire résulterait de la prise en compte de la masse des divers échanges verbaux préalables en famille, entre amis ou entre partenaires. Cependant, comme nous l’avons déjà suggéré pour les SCI familiales, du fait de la présence d’un coryphée dans ce type d’opérations, l’écart entre les discussions antérieures et la contractualisation juridique du montage peut s’avérer plus ou moins grand.
  2. Ensuite, le second moment d’oralité aurait lieu dans la relation confinée se nouant entre clients et praticiens : entretien avec un professionnel reconnu indexant sa mission à une rigoureuse confidentialité des situations et de l’existence personnelle et familiale de ses clientsPour une analyse de l’incidence de ce credo déontologique sur le travail de terrain, cf.infra, chapitre 3, sur les situations d’enquête.. Ce faisant, le praticien est chargé d’utiliser à des fins pragmatiques la méthode de l’anamnèse – i.e. l’histoire sous forme orale –, d’extraire des récits récoltés les rapports de forces passés et présents pour concocter des statuts en lien avec les souhaits émis et d’anticiper le plus possible des troubles futurs. A titre de sous-hypothèse, on pourrait d’une part proposer l’existence de cycles oral/écrit : une fois l’entretien terminé et les éléments biographiques et patrimoniaux recueillis, les statuts sont rédigés et déposés au Registre du Commerce et des Sociétés en vue d’obtenir l’immatriculation. De son côté, le notaire, par exemple, les conserve dans ses minutes ainsi que tous les actes qui interviendraient ultérieurement : modifications statutaires et capitalistiques, cession ou donation de parts, etc. Tous ces actes qui permettent de retracer l’histoire sociétaire et donc à une certaine échelle l’histoire patrimoniale d’un individu ou d’une collectivité. D’autre part, par le biais de ce jeu entre oralité et écriture, nous pourrions envisager la relation client/praticien sous l’angle de la réciprocité et savoir si lors d’un entretien le client donne tout ou bien s’il fait de la rétention d’information.

En définitive, si l’oralité marque « la valorisation de l’individualisation des rapports sociaux » 148 ou le partage d’un champ décisionnel commun, l’écriture œuvrerait quant à elle à une maîtrise du temps ou à ce que Jack Goody conçoit comme l’instauration d’une « fixité » avantageuse pour des relations contractuelles diverses. Elle favoriserait l’abstraction et, paradoxalement, une perte de contrôle des objets juridiques par les individus. Si la seconde idée nous paraît valide, dans la mesure où elle justifierait le passage par des praticiens rompus à l’exercice du décryptage, la première peut être mise à l’épreuve à l’aune de la liberté statutaire et du mécanisme des cessions de parts propre aux SCI. Ou quand la flexibilité s’immisce dans les interstices de la fixité contractuelle.

Notes
145.

Cf. Jack GOODY, Logique de l’écriture, op. cit., p. 173 sq. Pour Louis ASSIER-ANDRIEU, la raison écrite est une manifestation de la tradition juridique occidentale. Il écrit : « Mode de désignation et de classement des objets sociaux, la droit tire des seules propriétés de la forme écrire le moyen de traiter ces objets, comme s'ils ne devaient leur achèvement social qu'au sceau de la reconnaissance juridique. C'est là une manœuvre bien abstraite, mais elle caractérise le nébuleux interface entre légalité et société, où tout à la fois se construisent l'identité et la force du droit. », cf. Le droit dans les sociétés humaines, op. cit., p. 47.

146.

Cf. infra, chapitre 8, § 8.3.

148.

Cf. Norbert ROULAND, Anthropologie juridique, op. cit., p. 203 sq.