3.1 Note préliminaire sur la démarche

Lors de l’une de nos toutes premières prises de contact avec un avocat d’affaires, approché grâce à un ami de notre père en janvier 1999, nous avons rapidement pris conscience que l’accès à l’univers des SCI ne se ferait pas sans mal. Et ce pour des raisons différentes qui tenaient autant à nos limites initiales en droit et en gestion qu’à la dimension « secrète » et « taboue » habillant un univers jonglant avec l’argent et ses transcriptions patrimoniales et techniques, et où se mêlent de manière quasi structurale de nombreux d’acteurs.

Aux yeux de certains, l’évocation du secret ou de l’interdit pour qualifier cet univers complexe paraîtra relever du cliché maintes fois ressassé, n’apportant rien de neuf et stérilisant même la recherche. « En France, on n’aimerait pas parler d’argent ». Pourtant, au même chef qu’une banalité ou qu’une expression itérative, le pouvoir de structuration sociale du cliché – son incorporation dans l’implicite et dans les attitudes – est indéniable 149 . Nous y avons été confronté et avons dû par moment emprunter des chemins de traverse pour obvier à ses applications pratiques. En regardant un peu plus attentivement l’épigraphe, on remarque qu’elle retentit de prime abord comme une mise en garde afin de nous immuniser contre de futurs échecs et fins de non-recevoir. Geste prévenant qui sous-tend plusieurs choses : souligner l’originalité de notre démarche, nous inviter à améliorer nos connaissances juridiques, préfigurer nombre de contraintes empiriques et voir enfin dans les praticiens en général des go-between indispensables, maîtrisant tant les règles de droit que les codes et les coutumes en vigueur dans les milieux de l’immobilier, de l’argent et du patrimoine.

Le lecteur se demandera certainement pourquoi ce chapitre et le précédent sont dissociés dans le sens où théorie, méthodologie et empirie vont de pair dans la construction de l’objet. Depuis les propositions de Robert Merton, nous savons d’ailleurs qu’elles s’influencent réciproquement 150 . Si dans le chapitre 2 nous nous sommes attelé à présenter des idées et des hypothèses reliées entre elles de façon plus ou moins raisonnée et graduelle, à (re)produire des concepts comme des définitions de ce qui doit être observé – tout en faisant quelques incursions dans la méthodologie –, nous souhaitons montrer dans ce chapitre que le terrain déteint sur leur confection. La mobilisation de la littérature sociologique, de certains de ses paradigmes et de son outillage conceptuel est très importante pour notre exercice de problématisation mais insuffisante au regard des apports du terrain. Dans ce chapitre, nous montrerons que notre progression dans le terrain d’enquête – la rencontre avec ses contingences : de nouvelles données, voire des données inattendues (serendipity) – peut féconder de nouvelles idées, entraîner des reformulations théoriques et méthodologiques, décanter la désignation des concepts, suggérer des lectures complémentaires, etc. En outre, au vu de la densité de notre matériau et de notre volonté de ne pas trop alourdir le texte, il nous a semblé plus juste d’isoler l’exposé des méthodes dans un chapitre à part entière.

D’un point de vue chronologique, notre enquête s’est échelonnée de janvier 1999 à juin 2001. Elle se borne à l’examen d’un espace urbain et d’une période historique particuliers : la région lyonnaise de 1978 à 1998, et suit un itinéraire circulaire puisqu’elle commence et se termine au Registre du Commerce et des Sociétés (RCS) de Lyon. Elle se fonde sur plusieurs axes : examen de fichiers, de documents et d’enquêtes socio-démographiques, constitution d’une petite base de données, entretiens et discussions informelles, observation participante occasionnelle. Certains d’entre eux épousent une forme usitée en sociologie tandis que d’autres sont à la fois justiciables de contextes d’enquête parfois contraignants et d’un traitement informationnel moins académique. C’est pourquoi, si chacun des axes énumérés peut à lui seul composer l’unique terreau méthodologique d’une recherche sociologique, nous avons plutôt opté, quand cela était faisable, pour un rapprochement actif des sources (entretiens, archives et base de données élaborée à partir du fichier RCS).

Nous tenons à dire que, de par sa variété, le protocole d’enquête conjugue à sa façon certains éléments de méthode sociologique et ethnographique et cherche à canaliser ceux de la méthode juridique.

Dans un souci historique, la sociologie se polarise sur la description et l’analyse de conduites sociales qui ont eu lieu et qui sont contextualisées, c’est-à-dire adossées à des conjonctures significatives. De son côté, le droit se concentre davantage sur des conduites présentes ou à venir en émettant des « paroles créatrices » et des « énoncés performatifs » 151 et en instituant des objectifs préventifs, dont le contrat de société en est la manifestation tangible. Toutefois, la dimension historique n’est pas absente du droit, ne serait-ce parce que la jurisprudence tire son essence du précédent et de ses interprétations. Qui plus est, la loi est interprétée sur la base de la réalité sociale, économique et psychologique 152 . La science juridique construit donc ses propres classements et typologies de conduites face au droit et n’hésite pas dans cette veine à hiérarchiser objets et sujets. La méthode sociologique, qui elle aussi connaît et reconnaît la validité de cet exercice intellectuel, diffère cependant de la méthode juridique car elle exploite plutôt les sens subjectifs donnés aux conduites par les acteurs eux-mêmes. La compréhension ne se situe pas au même niveau. Nous pensons que la mise en parallèle des deux méthodes peut être heuristique. Les typologies juridiques s’organisent notamment autour de cas pratiques ou de cas d’école donnant un premier aperçu du réel à observer 153 . Ces cas d’école sont soit le fruit de l’imagination des juristes qui s’en servent surtout dans un but pédagogique ou didactique, soit le produit de l’expérience carriérale qui les amène au quotidien à rencontrer des clients aux problèmes et questions disparates. De même, des affaires traitées par des confrères, et dont le milieu se fait l’écho, peuvent éveiller leur curiosité et jouer sur leurs analyses personnelles.

Si notre démarche n’est pas à proprement parler ethnographique, elle s’en approprie tout de même quelques principes pour ce qui concerne non seulement la partie relative à l’observation 154 , mais aussi et surtout l’analyse des situations d’enquête. Toute situation d’enquête cristallise des logiques sociales sous-jacentes. L’entretien par exemple a tôt fait de devenir une tribune de laquelle sont prononcés des jugements de valeurs et de voir surgir quelques formes symptomatiques des rapports sociaux : enquêté versus enquêteur, l’image de son intrusion étant diversement appréciée et susceptible de modifier le cours d’un entretien.

Comme le spécifie Olivier Schwartz, l’ethnographie suppose une immersion personnelle et de longue durée dans un groupe étudié afin d’en découvrir les conduites et de restituer l’ambiance dans laquelle elles se déroulent 155 . Le suivi régulier in situ des porteurs de parts s’avère en revanche très délicat – pour ne pas dire impossible et inutile – parce que les mouvements de la SCI, sa vie, peuvent être réduits à leur portion congrue ; il faut parfois attendre plusieurs années après sa constitution officielle pour apercevoir une quelconque évolution : un changement d’associé, un transfert de siège, un apport, etc. Ensuite, la SCI peut ne représenter qu’une partie marginale de la gestion patrimoniale d’un individu ou d’un groupe. A ce moment précis, il serait judicieux de suivre l’ensemble des pratiques gestionnaires dans le temps, sur le modèle du panel, la SCI intégrant un système patrimonial lato sensu. C’est la raison pour laquelle, via l’examen de données statistiques administratives et de documents sociétaires, une méthode « historique » nous a paru plus adéquate afin de replacer la dynamique d’une SCI dans des contextes individuels et sociaux plus expressifs.

Notes
149.

Cf. Jean-Claude KAUFMANN, L’entretien compréhensif, op. cit., p. 96.

150.

Cf. Robert K. MERTON, Eléments de théorie et de méthode sociologiques, Paris, Plon, 1965 (1953), les chapitres 1 et 2 essentiellement où l’auteur, tout en insistant sur la nécessité de forger des théories sociologiques à portée limitée, met en avant les principales étapes de la recherche théorique et empirique.

151.

Cf. Pierre BOURDIEU, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982, p. 21.

152.

Cf. Louis ASSIER-ANDRIEU, Le droit dans les sociétés humaines, op. cit., p. 18, 202 sq.

153.

Sur l’utilité d’une méthode juridique basée sur l’anecdote, cf. infra, § 3.3.

154.

Cf. infra, chapitre 1, § 3.4.

155.

Cf. Olivier SCHWARTZ, « L’empirisme irréductible », postface à Nels ANDERSON, Le hobo. Sociologie du sans-abri, Paris, Nathan, « Essais & Recherches », 1993, p. 265-308.