Interprétation de quelques motifs de refus et d’acceptation

Notre description des situations d’enquête suppose une co-interrogation des refus et des assentiments au principe d’un entretien. A leur manière, les deux facilitent l’éclairage des propriétés sociologiques et des logiques d’action des porteurs de parts et participent à l’éclosion de certaines conjectures. Nous proposons donc de brosser quelques unes des raisons avérées et pressenties :

  1. Ne pas se dévoiler à un étranger. Cette attitude renvoie aux tabous entourant les questions d’argent et de patrimoine. Elle consiste à rester discret sur le processus d’accumulation des richesses. Le refus de publicisation s’explique à notre sens par deux facteurs : primo, la famille est perçue comme un espace privé et, secundo, le « bien-être » privé transite par des stratégies patrimoniales, financières et fiscales difficilement avouables car étant parfois à la frontière de la licéité. Il ne faut donc pas attirer l’attention et la convoitise et, à ce titre, la discrétion peut être érigée en norme sociale ou en valeur de référence. Dans cet esprit, le principe de discrétion mis en avant ou supputé revêt l’apparence d’une protection d’ordre identitaire. « Si l’on considère que la propriété matérielle est une extension du moi et que toute incursion dans nos biens est ressentie par conséquent comme une violation de la personne, note Georg Simmel, il existe aussi une propriété privée dans le domaine de l’esprit, dont la violation blesse le centre même du moi »Cf. Georg SIMMEL, Secret et sociétés secrètes, Paris, Circé, 1991 (1908), p. 26.. Cette attitude forte nous est apparue à plusieurs reprises. Lorsque certaines personnes ont accepté l’entretien, elles ne nous ont pas caché qu’elles avaient hésité et que des proches les avaient dissuadées de s’exprimer à un étranger (ne pas déballer sa vie, de pas divulguer ses « trucs » pour gagner de l’argent, etc.).
  2. Le poids des secrets familiaux. Cette raison découle de la première. Pourtant, il s’agit moins ici de rester discret sur son patrimoine, son évolution et les artifices employés, que de ne pas s’étendre outre mesure sur les effets pervers relationnels induits par une gestion patrimoniale commune. Le patrimoine constitue une source d’enjeux et engendre des rapports de force et de pouvoir. Dans ce contexte, le refus de l’entretien est motivé par la volonté de ne pas publiciser des situations conflictuelles ou des événements (décès, divorce, remariage, etc.) ayant suscité de telles situations. Il convient dès lors de « laver son linge sale en famille ». Nos tentatives pour approfondir des histoires troubles et troublées on été contrecarrées par un mutisme inexorable. La volonté affirmée de ne pas remuer de mauvais souvenirs démontre la présence tenace de syndromes. Le cas d’un commerçant contacté, implanté dans la proche banlieue lyonnaise, est intéressant pour notre propos. Il y a quelques années, nous a-t-il raconté au téléphone, il a monté une SCI avec son frère et sa sœur pour gérer un bien reçu en héritage. La gestion commune a accouché de profonds désaccords entre les trois membres de la fratrie. Devant la persistance des blocages décisionnels, les deux frères ont commencé à se déchirer. A la suite de ces conflits répétés, le commerçant nous a avoué qu’il était tombé malade, avait renoncé à son mandat de gérant et quitté la SCI. Aujourd’hui, il est en froid avec son frère et, par ricochet, avec sa sœur – ils les accusent d’une vénalité « sans bornes ». Malgré notre insistance, il n’a pas souhaité en dire plus ; nous en avons conclu que son refus était motivé par une tendance à la scotomisation des ces conflits. De même, dans le déroulement de certains entretiens, la recherche d’informations supplémentaires sur des situations ou histoires familiales confuses ou tendues peut entraîner des réponses pour le moins elliptiques.
  3. La méconnaissance et l’incompétence juridiques. Déduite des refus, mais également observée dans le fil de certains entretiens, la méconnaissance (relative) des rouages sociétaires est surtout le fait de personnes qui ont connu la SCI par hasard ou par l’entremise de leurs commettants. Deux attitudes en résultent : une attitude d’auto-disqualification et d’autocensure et une attitude de légitimation de l’intervention des conseils sur fond de confiance. Le sentiment d’« incompétence » est à l’origine de nombre de refus et produit des discours minimalistes – d’où parfois de brèves durées d’entretien. Contacté par courrier, puis relancé par téléphone, un chef d’entreprise de Meyzieu nous a dit qu’il avait monté une SCI pour ses enfants parce que ses conseils l’avaient incité à le faire. Il nous a déclaré qu’avec du recul ce montage était une « bêtise » et qu’au lieu de gagner de l’argent il en perdait (sic). Il a décliné le principe d’une rencontre en arguant une incompétence, sans que pour autant, de façon quelque peu contradictoire, il ne se prive d’émettre des jugements de valeurs. Derrière la remise en cause du montage, c’est l’action de ses conseils qu’il prend pour cible et ses résultats estimés « incohérents ». Dans le même ordre d’idée, un artisan du centre de Lyon nous a confié que son témoignage serait insipide vu qu’il ne s’est jamais occupé de sa SCI, s’en remettant les yeux fermés à son expert-comptable. Pendant 10 ans, il s’est contenté de signer les documents qu’il lui présentait. Comme on le voit, la « méconnaissance » et l’« incompétence » peuvent être le fruit d’une appartenance professionnelle orientée autour d’autres pôles d’intérêts que les dimensions administratives, juridiques et technico-financières ou d’une auto-disqualification consécutive à un report de compétences. L’analyse de ces refus nous a permis de mettre au jour les concepts de conduites et de stratégies procuratives et de détecter une rationalité souvent limitéeEn dépit des constats de méconnaissance et d’incompétence, les porteurs de parts ne doivent pas être considérés comme des « analphabètes » du droit. Leur « acculturation » dépend certes de leur position sociale mais aussi de leur inscription dans des réseaux de traduction, dans une structure d’interaction. Ces deux attitudes présentent alors une valeur idéal-typique qui ne demande qu’à être mesurée à l’aune de la réalité. La familiarité au langage et aux procédés juridico-financiers donne à voir des savoirs contextualisés et des attributions sémantiques plus ou moins personnelles. Dans cette perspective, cf. Pierre VERGES, « Représentations sociales de l’économie : une forme de connaissance » in Denise JODELET (dir.), Les représentations sociales, op. cit., p. 407-428..
  4. Le manque de temps. L’allégation de ce motif fournit une indication sur l’appartenance socioprofessionnelle des porteurs de parts – essentiellement des acteurs du secteur libéral. Ce type de refus appelle une réflexion plus large sur la conciliation des temps professionnels et patrimoniaux et l’allocation des rôles qui s’ensuit. Par exemple, le temps dévolu à la gestion par un rentier ou un retraité diffère de celui du chef d’entreprise ou du professionnel libéral. Les premiers possèdent à première vue une plus grande latitude temporelle pour s’occuper de leur patrimoine tandis que les seconds s’en remettent volontiers à des tiers-spécialistes. Pourtant, la disponibilité n’entraîne pas mécaniquement une prise en charge individuelle et personnalisée de la gestion. Des retraités fortunés peuvent aussi plébisciter des conduites procuratives et mobiliser, à la faveur d’un effet d’hystérésis, leurs anciens conseils professionnels.
  5. Le caractère anodin de son propre montage. Certaines personnes n’hésitent pas à mettre en exergue la banalité « gestionnaire » de leur montage : encaissement des loyers, remboursement des emprunts, tenue ultra-simplifiée d’un cahier de comptes, etc. Ils partent ainsi du principe que leur situation n’offre aucun intérêt pour une étude et préconisent de rencontrer des spécialistes. Si l’on ne peut nier leur bonne foi, cet argument relève surtout de l’expédient pour nous éconduire. Ils se rangent derrière une sorte de « conformisme » afin d’éluder l’éventualité d’une rencontre. Certains de nos entretiens ont pu se faire par le contournement de l’argument ; nous avons insisté en soutenant que tous les cas, y compris les plus « anodins » nous intéressaient. La banalité cache des motivations réelles. Relancé par téléphone, un porteur de parts s’est plaint de son sort de contribuable « pris à la gorge » et contraint de recourir, comme beaucoup, à des montages « artificiels » pour abaisser la pression fiscale. De là, nous avons supposé l’existence de décisions prises ex abrupto, ressortissant plus à un mécontentement qu’à un projet précis.
  6. SCI en sommeil, « coquille vide » et ancienneté du montage. A partir de ces trois situations particulières, on peut déceler soit l’influence de circonstances négatives ou inattendues dans la conduite d’un projet patrimonial (événements familiaux, économiques et professionnels inopinés), soit au contraire la constitution d’une stratégie définie, soit enfin le résultat d’un héritage plus subi qu’espéré. Dans le premier cas de figure, le montage de la SCI a précédé l’acquisition immobilière ; il suffit alors que le projet échoue pour que ses initiateurs se retrouvent avec une société sur les bras. Dans la même ligne, le montage peut avoir été décidé alors que les partenaires étaient sur la même longueur d’ondes ou que la conjoncture professionnelle était favorable ; il suffit qu’une discorde, qu’une faillite ou une perte d’emploi survienne pour que le projet capote et que le montage perde sa raison d’être. Dans le second cas, la mise en sommeil peut correspondre à une stratégie avisée et transitoire : le principe qui prévaut est qu’il faut toujours avoir une société à portée de main afin de répondre rapidement aux opportunités d’investissements qui se présentent. Enfin, dans le troisième cas, il peut arriver qu’une personne hérite de parts de SCI au sein de laquelle elle n’était pas partie prenante. Dans le sens où il ne s’agit pas d’un montage s’accordant aux besoins d’un projet personnel, le legs peut être plus ou moins bien vécu. L’embarras devient le sentiment prédominant, aboutissant à une gestion laxiste et peu inspirée. Le résultat est souvent la disparition du bien immobilier. Indifféremment, les trois situations provoquent des refus. L’argument d’un investissement différé n’incline guère les porteurs de parts à s’exprimer sur du virtuel. Etant donné que la SCI est vide, ils réduisent d’eux-mêmes la portée de leur conduite. Devant tant d’énergie à vouloir maquiller ses pratiques et ses stratégies, financières et techniques, les relances restent vaines. Les situations d’héritage permettent de leur côté d’esquisser les contours d’une attitude d’auto-disqualification. Les héritiers ne sont pas les moteurs de l’action et ont parfois du mal à entrevoir les raisons qui ont conduit leurs parents à la SCI. Au risque de travestir les véritables mobiles de leurs ascendants, ils préfèrent s’abstenir de parler. Cela est d’autant plus dommage que ce type d’entretien nous aurait permis de parfaire notre examen des pratiques et des représentations sociétaires, l’opinion des récipiendaires étant aussi éclairante que celle des instigateurs. Seul un entretien de notre corpus peut être replacé dans ce cadre analytique.
  7. De l’importance d’être coopté. Le parrainage ou la cooptation sont deux leviers efficaces pour accéder aux porteurs de parts – mais aussi aux praticiens. Qu’il s’agisse du recours à un réseau personnel ou bien d’une recommandation par des praticiens, les modes inter-relationnels ont pour effet de réduire la distance sociale qui nous sépare des porteurs de parts. Dit autrement, ils visent à instaurer un climat de confiance. Pour preuve, quelques enquêtés nous ont clairement affirmé qu’ils ne nous auraient jamais reçu si leurs conseils n’étaient pas intervenus en notre faveur. A cet égard, l’entretien préalable avec le conseil se meut en un examen de passage où les motivations de l’interlocuteur sont éprouvées. Sachant que le conseil nous a déjà parlé d’eux et de leur montage, le mystère se désépaissit et la relation qui s’engage prend une tournure plus conviviale et moins crispée.
  8. L’attitude « pédagogique ». Cette attitude caractérise aussi bien les praticiens que quelques porteurs de parts rompus aux techniques sociétaires. L’identité d’« expert » de la SCI atténue la distance initiale et se traduit par l’exposition d’un savoir théorique et pratique acquis soit durant un parcours professionnel approprié, soit durant des études juridiques, commerciales et de gestion. Si par moment, comme nous l’avons avancé, l’emploi de procédés, de subterfuges et de « trucs » nécessite une discrétion verbale, il peut à rebours être dévoilé sans gêne apparente. Par la défloration d’une rationalité technique, l’« enseignement » de quelques ficelles, l’entretien devient vite une plate-forme identitaire. Le souci du détail dans les descriptions proposées témoigne alors d’une volonté de faire autorité dans un domaine où la subtilité technique légitime autant les montages que ses utilisateurs. Partant, l’enquêteur se situe inévitablement dans une position d’infériorité et peut aussi avoir droit à une longue litanie des règles juridiques, comme s’il assistait à un cours magistral.
  9. L’attitude bienveillante : « aider les jeunes ». L’accord pour un entretien et la réduction de la distance enquêteur/enquêté peuvent puiser leur source dans une attitude empreinte de solidarité, si ce n’est de « compassion ». Des porteurs de parts déclarent nous avoir reçu parce qu’« il n’est pas facile d’être étudiant de nos jours ». De fait, ils nous ont parfois demandé ce que nous envisagions de faire dans le futur, quelles étaient nos ambitions professionnelles, où allait nous mener notre recherche. L’intérêt manifesté pour notre avenir s’explique par la représentation des difficultés socioéconomiques contemporaines (chômage, précarité des jeunes) et peut être regardé comme un effet de génération – « Moi, à mon époque, c’était plus facilealors que pour vous… ». Plus précisément, ce genre d’attitude est le fait d’enquêtés quinquagénaires et sexagénaires qui ont tendance à identifier notre condition à celle de leurs propres enfants. L’inquiétude sur le destin futur de leur progéniture est quasi récurrente. Aussi, l’implication des enfants dans les SCI exprime-t-elle une solidarité intergénérationnelle. Par le biais des conditions d’enquête, on peut donc observer les premiers signes d’une logique familiale axée sur l’entraide et la transmission matérielle et axiologique, non pas pour le simple fait de donner mais pour atténuer les incertitudes des conjonctures socioéconomiquesLe climat économique général joue un rôle important dans la formation des anticipations des ménages. Pour Stéfan LOLLIVIER, l’accroissement des incertitudes obérant le devenir professionnel des individus, notamment le maintien du chômage à un niveau élevé, justifie le pessimisme des ménages. Si l’influence du revenu et du diplôme sur les perspectives futures jouent pour les plus aisés et les plus diplômés, nous pensons que la transmission patrimoniale s’affirme comme une alternative ou une parade à d’éventuelles conjonctures financières défavorables. Cf. « Anticipations des ménages et environnement économique », Economie et statistique, n° 324-325, 1999, 4/5, p. 103-112. et l’anxiété qui peut en dériver. Si le travail représente pour eux une valeur essentielleSelon l’enquête Valeurs, menée par l’Association pour la recherche sur les systèmes de valeurs (ARVAL) en 1999, le travail figure en seconde position, juste derrière la famille, au rang des préoccupations majeures des Français – et parmi eux surtout les 55-64 ans et 65 ans et plus. Cf. Hélène RIFFAULT et Jean-François TCHERNIA, « Sens du travail et valeurs économiques » in Pierre BRECHON (dir.), Les valeurs des Français. Evolutions de 1980 à 2000, Paris, Armand Colin, « coll. U », 2000, p. 84-104., un vecteur de construction identitaire ou un moyen de se créer une place dans la société, les difficultés pouvant nuire à la vie professionnelle doivent être appréhendée au mieux (aider ses enfants, préparer sa retraite). Cette représentation se signale avec acuité chez des porteurs de parts qui ont voué la majeure partie de leur existence au travail et à la formation d’une position désormais enviable (chefs d’entreprise et professions libérales). Fort de cette expérience, c’est comme s’ils se sentaient investis d’une mission.
  10. Afficher sa réussite sociale. Par cette attitude, nous entrons de plain pied dans un discours qui se cristallise dans une philosophie libérale et qui illustre le poids d’un effet de socialisation. Un industriel a satisfait à l’entretien parce que, dixit, « il n’avait rien à cacher ». En sondant son parcours, nous avons appris qu’il avait travaillé aux Etats-Unis durant quelques années et qu’il avait complètement adhéré à la mentalité anglo-saxonne. L’entretien fut souvent le théâtre d’une mise en parallèle des systèmes socioéconomiques et culturels américains et français et de leurs manières respectives de concevoir la richesse et la réussite. En acceptant de nous recevoir, son objectif n’était pas seulement d’être fidèle à son credo, mais aussi d’attester des conséquences heureuses d’un tel apprentissage sur l’épanouissement personnel et le bien-être matériel – il nous a reçu un samedi après-midi dans sa propriété située dans une banlieue chic de l’Ouest Lyonnais.
  11. La familiarité au monde universitaire : avoir été étudiant. La grande majorité des porteurs de parts et des praticiens rencontrés, évoluant dans la partie supérieure de l’échelle sociale, jouissent d’un capital scolaire élevé. Nous pouvons alors supposer que l’acceptation trouve ici son origine dans une espèce de communauté nous liant aux enquêtés ; les mêmes qui, précisément, se sont enquis de nos perspectives d’avenir. D’une manière générale, notre démarche a produit des réactions naviguant entre l’« incrédulité » et l’« enthousiasme ». Le partage entre les deux influe sur les situations d’enquête en créant les conditions d’une intégration ou d’un rejet dans les groupes de praticiens. Par moments, nous avons eu l’impression de converser d’égal à égal avec les praticiens, sans préjugés, comme si la communauté de l’objet l’emportait sur le positionnement social. Si notre perception du problème diverge de celle de bien des praticiens, notre démarche sociologique a notamment été bien accueillie par les conseils en gestion de patrimoine qui, dans le développement de stratégies commerciales (marketing) et dans la prise en charge des stratégies patrimoniales singulières de leurs clients, sont amenés à s’intéresser à des enquêtes socio-démographiques, sur les modes de vie, à des sondages d’opinion et à des styles psychosociologiques de comportement. Sous un autre angle, la complémentarité et l’échange d’avis sur le problème ont constitué des atouts pour notre immersion dans ces milieux. Il nous a par exemple été souvent demandé quelle était notre analyse sur tel ou tel point de la réglementation. En employant le même langage et les mêmes références – un semblant d’intersubjectivité – nous avons parfois pu faire l’impasse sur des aspects théoriques largement abordés par ailleurs.