De la confidentialité déontologique aux illustrations anecdotiques

L’incrédulité ou le scepticisme des praticiens face à notre démarche s’est manifesté par une rétention d’informations et par une sur-valorisation de leur statut d’expert. S’en tenant à des lieux communs, certains se sont inquiétés de savoir ce qu’il allait advenir de leurs propos ; si nous n’allions pas les déformer ou en faire une utilisation abusive. Aussi, l’enregistrement a-t-il été parfois refusé.

Dans cette perspective, les praticiens se réfugient derrière un principe de confidentialité codifié dans les déontologies de leurs corps de métiers respectifs. Comme le suggère Marie-Anne Frison-Roche, « c’est le secret qui fait le professionnel, qui crée la profession, qui permet l’unicité de la notion […] La tension entre le secret et la diffusion de la connaissance de l’objet est toujours présente car aucun objet ne peut échapper à la dialectique du secret et de l’information » 189 .

Mais les praticiens se font aussi l’écho des réactions de leurs clients. A la fin des entretiens, nous leur avons souvent demandé s’ils pouvaient nous introduire auprès de porteurs de parts. Quand certains ont joué le jeu – trois en réalité – ce fut au prix d’une sélection. Il nous ont alors renvoyé vers des associés au montage lisse, stéréotypé, sans histoires. Quant à ceux qui ont refusé, ils ont fait primer cette fameuse confidentialité ou discrétion, garante de la relation de confiance les unissant à leurs clients. Comme si en fin de compte, le simple fait de demander et de nous introduire représentait un risque susceptible d’altérer cette relation dépassant la pure prestation marchande.

Pour preuve, un notaire du 6ème arrondissement de Lyon nous a confié que sa clientèle était presque exclusivement composée d’autochtones fortunés au caractère bien trempé et donc peu enclins à nous recevoir. S’il ne nous a pas opposé un non radical, nous l’avons quand même senti gêné par notre curiosité. En tournant autour du pot, il a mentionné que ses clients appartenaient à des milieux fermés, « difficiles à faire bouger », et désirant par-dessus tout demeurer discrets. En tant que clients « ancrés » – notons au passage qu’il a racheté sa charge au début des années 80 et donc hérité d’une clientèle –, ils sont attentifs à la gestion et à la fructification de leur patrimoine, ce qui les rend très sourcilleux sur le rôle du notaire, sur la qualité de ses prestations et son aptitude à respecter sa déontologie. Dès lors, la fidélité, la reconnaissance et la gratitude sont autant de réponses aux efforts consentis pour maintenir ce rapport privilégié. Quand nous lui avons confessé qu’un notaire de l’Est Lyonnais s’était plutôt montré favorable, il s’est empressé de différencier les clientèles : d’un côté les membres d’une ancienne bourgeoisie lyonnaise aux fortes exigences et de l’autre des populations plus « modestes » de communes de banlieue et donc a priori plus abordables. Cette tendance à une différenciation sociale nous est apparue comme le symptôme d’une valorisation symbolique et marchande de son identité professionnelle.

Il apparaît donc que la discrétion et la confidentialité sont des relations doublement construites et entretenues. Nous passons d’une norme subjectivée à une norme formelle objectivée, c’est-à-dire défendue par des « intermédiaires » – les conseils – positionnés à la frontière des milieux qu’ils suppléent. Leur discours est serti d’ambiguïté puisque bien souvent ils appartiennent à ces milieux qu’ils protègent ou aspireraient, en vertu d’une socialisation anticipatrice, à en faire partie. De ce fait, la gêne ressentie masquerait l’inconfort d’une situation d’« entre-deux ». Ils seraient partagés entre une mission d’ordre public, une soumission aux décisions de leurs clients et un devoir de réserve consécutif 190 . En d’autres termes, bien que soufflant à leurs clients les moyens de s’engouffrer dans les failles des systèmes législatif, réglementaire et fiscal, leur statut de représentants de l’autorité légitime les inclinerait à la prudence, à la transparence et à l’irréprochabilité. Derrière l’équivoque, nous devinons que la confidentialité traduit un secret des procédés. Si l’Organisation de Coopération et de Développement Economiques (OCDE) définit l’évasion fiscale comme la conjonction des trois facteurs que sont le détournement de l’intention du législateur, l’artifice et la confidentialité 191 , nous comprenons mieux que nombre de praticiens renâclent aux confidences et à la cooptation.

Malgré sa précellence dans toutes les professions du conseil, la norme de confidentialité induit des ajustements ponctuels, en particulier chez des acteurs comme les conseils en gestion de patrimoine, nouveaux venus sur le marché 192 . Pour eux, recevoir un étudiant et l’aider du mieux possible – deux enquêtés nous ont même invité à compléter notre doctorat par un DESS de gestion de patrimoine – fait partie d’une stratégie plus large de publicisation de leurs activités et de reconnaissance dans un espace professionnel très concurrentiel. Valorisant des compétences en matière d’optimisation patrimoniale, les stratégies de niche fiscale sont du coup moins sujettes aux tabous.

Devant les effets produits par la confidentialité des pratiques et des mœurs, nous nous sommes partiellement trouvé démuni et avons donc dû actionner d’autres leviers pour décrire des attitudes et des univers de croyances. Parmi ceux-ci, nous songeons à l’anecdote – au sens de petit récit oral « historique » illustrant des situations inédites ou typiques rencontrées ou étudiées. Elle nous a aidé à combler un manque factuel que nous avions déjà pensé à compenser par la formulation ou la reprise de simulations comportementales.

Elle constitue même un des piliers de la méthode pédagogique promue par les praticiens. Elle leur permet d’argumenter sur une question posée et de mettre en évidence ce qui, dans les conduites, est de l’ordre du licite et de l’interdit, du franchissement des limites légales et morales. En servant l’élaboration d’argumentations éclairantes, l’anecdote comporte une dimension normative indéniable. Elle est d’autant plus utilisée qu’elle peut également annoncer le désir des praticiens de rompre avec un langage normatif jugé indigeste pour des profanes et donc offrir de meilleures conditions à l’exercice de vulgarisation. De surcroît, elle fait office de compromis éthique pour les praticiens puisqu’elle permet parfois de rentrer dans le détail de certains montages et histoires sans pervertir l’anonymat, sacré et absolu, des clients concernés. La narration n’est certes pas effectuée par les porteurs de parts eux-mêmes mais par un conseil proche, fin connaisseur de leur patrimoine, quelquefois au cœur de leurs vicissitudes familiales, et pourvu d’un bon capital-confiance.

Au même titre que la doctrine, la jurisprudence, les documents notariaux et autres lexiques spécialisés, l’anecdote nourrit un stock de connaissances et participe à une culture juridique – i.e. un complexe de représentations conceptuelles – commune aux praticiens. Les régularités discursives observées s’inscrivent au croisement de deux processus de socialisation : l’acquisition de techniques et de références théoriques, l’apprentissage de principes pédagogiques et prophylactiques, au cours d’un cursus scolaire/universitaire (droit, économie, gestion, commerce) et l’acquisition de clés de compréhension en situation, c’est-à-dire au cours d’une pratique professionnelle, en contact avec des projets et des stratégies individuels particuliers. Le traitement de certaines affaires peut les amener à revoir leurs lignes d’action et à prendre conscience qu’en dépit des motifs objectifs identifiables (organisation, séparation, protection et transmission du patrimoine par exemple), un montage obéit toujours à des situations et des histoires singulières et à des contingences de parcours. Autrement dit, la théorie est constamment mise à l’épreuve de la pratique – un notaire nous a d’ailleurs affirmé à ce sujet que pour connaître la SCI, il fallait en avoir une et ne pas se contenter de lire des ouvrages à son sujet.

Sous un autre angle, nous pouvons avancer que les références jurisprudentielles viennent étayer l’usage anecdotique. Les praticiens font très souvent allusion aux arrêts (commentés) relatifs aux SCI. Dans l’édification d’une dynamique juridique générale, ces derniers traduisent la force des cas réels : les « affaires » au cœur desquelles se retrouvent des SCI particulières débouchent sur des décisions judiciaires qui emportent des effets concrets. Mais les cas réels s’accompagnent dans la démonstration de cas d’école ou de cas pratiques. Plus exactement, les cas d’école officieraient à l’élaboration d’analyses de type ex ante – on présente un montage idoine, ses effets positifs et les défauts à éviter – et les cas réels jurisprudentiels à celle d’analyses de type ex post – on pointe du doigt des montages alambiqués et les porteurs de parts condamnés, en exagérant leurs attitudes illicites et répréhensibles dans un dessein pédagogique (« ne pas reproduire ce genre d’erreurs grossières »).

Notes
189.

Cf. Marie-Anne FRISON-ROCHE, « Secret et profession » in Marie-Anne FRISON-ROCHE (dir.), Secrets professionnels, Paris, Autrement Essais, 1999, p. 13-102.

190.

Ibid. C’est ce que Marie-Anne FRISON-ROCHE appelle le « paradoxe du professionnel ».

191.

Cf. « Evasion ou optimisation fiscale pour les entreprises » in Cahiers Français, « Impôts et réforme fiscale », n° 274, janvier-février 1996, La Documentation française, p. 19.

192.

Au sujet de l’avènement de cette profession « hybride » et de sa position dans le système fonctionnel des professions du patrimoine, cf. infra, chapitre 8, § 8.1.