L’instrumentalisation des entretiens

Nous ne saurions boucler notre réflexion sur les entretiens sans évoquer deux situations particulièrement caractéristiques de leur déroulement et que l’on pourrait regarder comme deux moments de « manipulation » : le « donnant/donnant » et l’« exutoire ».

En nous relatant des anecdotes et nous présentant une partie de leurs modes de faire, certains praticiens ont par moment été en attente d’un retour sur notre enquête. Soit pour contrôler après coup l’usage et l’analyse que nous avions faits de leurs discours, soit, peut-être, pour trouver dans nos conclusions des éléments servant à améliorer leur compréhension des comportements de leurs clients. Le même raisonnement peut aussi s'étendre aux porteurs de parts « spécialistes » de la SCI.

Par contre, quand nous avons interrogé des porteurs de parts moins familiers des techniques sociétaires, nous avons parfois eu l’impression d’être confondu avec un « expert » de la SCI. Le fait de s’intéresser à un sujet aussi ciblé nous a conduit presque ipso facto à être rangé dans cette catégorie et ce, bien que nous ayons pris soin de rappeler notre statut de sociologue et non de juriste. Nous pouvons alors pressentir qu’ils ne se sont pas forcément bien représentés l’intérêt de notre approche. C’est pourquoi la contrepartie du dévoilement de pans de leur existence personnelle et familiale a souvent été une demande de renseignements et de précisions juridiques, voire de suggestions et de conseils stratégiques. L’espace d’un instant, nous avons été étiqueté comme un conseil à qui l’on confie, avant son entourage, la primeur de futurs projets d’investissements ou de transmission.

Cependant, la confrontation à ce type de situation et de renversement identitaire a parfois suscité chez nous un « malaise » car l’objet de notre investigation était un peu détourné. Nous avons été tiraillé entre d’un côté les exigences du protocole d’enquête et de l’autre un sentiment de reconnaissance envers des personnes qui avaient accepté un entretien – sensation proportionnelle à la difficulté d’accéder à ces populations argentées. De plus, même si nous avions acquis sur le terrain des connaissances théoriques et pratiques et que notre compréhension du mécanisme avait progressé, nous n’avions pas les compétences requises pour « conseiller ». Autant que faire se peut, nous avons cherché à relativiser notre position, soit en insistant sur le rôle légitime des praticiens, soit en nous prêtant au jeu de la demande d’informations avec toutes les précautions qui s’imposent. Dire que nous avons eu des scrupules serait néanmoins exagéré puisque le don d’informations a quelque part conditionné le bon déroulement des entretiens.

De manière générale, les demandes de renseignements et de conseils se sont portées sur le décryptage de certaines clauses impératives contenues dans des statuts notariés. Nous avons pu inférer de leurs interrogations que leur rôle d’auteur du projet était incomplet et qu’ils s’en remettaient ad libitum aux praticiens. Ils ne participent pas à la rédaction et se penchent rarement dessus par la suite. A titre indicatif, l’un de nos entretiens avec un retraité a tourné à la lecture des supports documentaires de sa SCI. Entre ses nombreuses questions sur des points de droit, nous avons essayé de maintenir notre cap méthodologique – surtout que la lecture conjointe des actes laissait transparaître des aspects intéressants de son projet patrimonial, nous permettant de rebondir de façon adéquate. Nous avons ainsi pu décanter notre hypothèse relative à la tension entre connaissance et méconnaissance juridico-financière. En effet, si des corrélations sont toujours repérables selon les cas, la méconnaissance ne produit pas nécessairement le désintérêt ou la désaffection. Elle peut s’accompagner d’un vif intérêt et d’une volonté de comprendre des mécanismes pour le moins inhibiteurs.

Dans un autre cas de figure, plus rare mais plausible, il peut aussi arriver que des porteurs de parts feignent une ignorance afin de tester nos connaissances et d’évaluer ainsi les compétences effectives de leurs conseils. De la sorte, ils cherchent à justifier à la fois leurs dépenses élevées d’honoraires et la confiance qu’ils octroient aux praticiens.

C’est avec les praticiens que le donnant/donnant demeure avant tout le plus évident. Les entretiens terminés, nous avons rarement quitté les bureaux des praticiens sans leurs cartes de visite. A bien des égards, ce geste traduit une attitude courtoise visant à approfondir des réponses qui, une fois retranscrites, nous auraient posé problème. Il trahit aussi pour certains – dans une proportion qu’il nous est difficile de mesurer – un réflexe commercial qui tend à assimiler l’enquêteur à un futur client ou à un éventuel prescripteur. Pour saisir ce geste, il convient de préciser que la plupart des réglementations professionnelles ordinales – en dehors de celle propre aux établissements bancaires – interdisent aux professionnels libéraux du conseil de procéder à des campagnes publicitaires, la proximité et le bouche à oreille demeurant alors les seuls vecteurs disponibles. Un gestionnaire de patrimoine a bien voulu nous présenter l’un de ses amis notaires en arguant d’un « retour sur un investissement ». Dans l’espoir que nous l’envoyions un jour des clients, il nous a même donné un lot de ses cartes à distribuer à notre entourage.

Dans un autre registre, les entretiens peuvent être un théâtre d’épanchements, les enquêtés dépliant un éventail d’émotions, de rancœurs et de reproches significatifs sur le plan des représentations gestionnaires et des dynamiques familiales. Diversement, ils fustigent le système fiscal, dont l’interventionnisme les poussent nolens volens à combiner des stratégies d’évasion, ou l’Etat qui, par l’intermédiaire du droit locatif, porterait atteinte à leur statut juridique de propriétaire-bailleur 193 .

La majorité des critiques et des jugements de valeurs virent aux poncifs. Ils le sont moins lorsque l’entretien est l’occasion de blâmer le comportement d’un proche. L’enquêteur est pris à partie au point qu’il soit plus ou moins obligé d’acquiescer à un flot de paroles malveillantes. Nous pensons plus exactement à deux entretiens retraçant des relations intra-familiales conflictuelles nées d’un adultère et de fortes tensions dans une fratrie au sujet de la gestion d’un patrimoine familial ancien. Qu’il s’agisse de la première ou de la seconde série de critiques, les enquêtés ont implicitement souhaité qu’on abonde dans leurs sens et que l’entretien vienne « institutionnaliser » leur statut de soi-disant « victime ». Ils ont cherché à nous faire prendre position sur des attitudes perçues comme « anormales », c’est-à-dire estimées contraires à des normes sociales et morales dont eux se réclament haut et fort. L’adultère, la vénalité, la cupidité, la jalousie, l’irrespect du droit, le rejet des volontés familiales, etc., sont assimilés à autant de conduites déviantes et pathologiques. Etranger aux intrigues, « objectif », l’enquêteur est attendu ici comme une « caution morale ».

Notes
193.

Pour une représentation contrastée, teintée de « respect », de la relation entre propriétaires et locataires et des adaptations originales aux « indélicatesses » de ces derniers, cf. infra, chapitre 6, § 6.3.