3.4 Retour au Registre : travail archivistique et observation participante

La consultation des archives sociétaires du RCS et la mise à profit des observations comportementales issues de notre expérience professionnelle dans cette même institution constituent les deux piliers de notre dernier volet méthodologique.

Un détour prosopographique

Le choix du travail archivistique s’est montré opportun pour deux raisons : d’une part pour enrichir les entretiens de porteurs de parts et pallier leurs non-dits et zones d’ombre et, d’autre part, plus largement, pour recomposer au maximum l’historique des sociétés ainsi que les parcours patrimoniaux des porteurs de parts interrogés.

Partant, notre démarche s’est en partie voulue prosopographique 194 . La reconstitution des séquences temporelles objectives affectant les dynamiques sociétaires nous a permis de (re)contextualiser les décisions des recours et les discontinuités logiques déjà entrevues dans les entretiens et donc, conformément à notre hypothèse sur le déclenchement causal de l’action, de relier rationalités et biographies.

Les documents que nous avons étudiés se scindent en deux catégories :

  1. Les déclarations d’immatriculation administrative, comprenant un imprimé de constitution de personne morale – dénommée liasse fiscale M0 –, l’extrait du casier judiciaire du ou des gérants, la copie de leur carte d’identité ou de leur passeport, éventuellement les extraits d’actes de mariage et de naissance, le titre de jouissance du local retenu pour siège social : titre de propriété, compromis de vente ou attestation de mise à disposition du local si la localisation du siège diffère de la localisation réelle du bien immobilier géré.
  2. Les actes de société, incluant un exemplaire des statuts constitutifs (notariés ou sous seing privé) et les éventuels actes de cession ou de donation de parts, les procès-verbaux d’assemblées générales entérinant des modifications : changement de gérants, d’associés, augmentation ou réduction de capital, transfert de siège social, dissolution et liquidation.

Dans cette perspective, nous avons souhaité confronter des témoignages et des documents, non pas que nous mettions en doute les discours récoltés, mais plutôt pour « épaissir » les entretiens et leur conférer une fiabilité tronquée par des durées parfois courtes et par le « mutisme » de certains porteurs de parts. Plus précisément, les entretiens, en leur qualité de témoignages individuels, ont généré des développements sur des systèmes de pratiques et de représentations spécifiques alors que de leur côté les documents nous ont aidé à repérer leur objectivation juridique.

Lors d’un entretien avec un porteur de parts, ancien entrepreneur dans le bâtiment, nous avons appris que sa société commerciale avait été mise en dépôt de bilan et qu’il avait connu les affres des procédures judiciaires. Si l’entretien a révélé la prégnance d’un syndrome de la faillite, la consultation annexe des documents relatifs à son ancienne société commerciale nous a permis de retracer une partie de sa trajectoire professionnelle objective et ses soubresauts. Quand nous avons rencontré des porteurs de parts professionnels, nous avons d’ailleurs décidé de collationner les archives de leurs sociétés d’exploitation et les archives de leurs SCI dans le but de découvrir d’éventuelles passerelles entre carrière professionnelle et carrière patrimoniale et relations entre les associés évoluant dans des sphères peu ou prou compartimentées.

Entre parenthèses, nous pouvons affirmer, dans le cadre d’une association heuristique des sources, que si les documents jouent un rôle décisif de complément descriptif et analytique, les entretiens invitent eux à un dépassement des supports écrits. Par exemple, les statuts peuvent mettre en valeur une répartition égalitaire ou non du capital et des parts entre plusieurs associés dont le sens objectif s’épuise si l’on ne le replace pas un univers de significations plus subjectives. Telles qu’elles se donnent à voir dans les statuts, les configurations interpersonnelles semblent statiques et leur analyse demeure spéculative. Ce n’est qu’en les éclairant par les discours que leur potentiel dynamique peut se dégager.

Tout dépend alors du moment choisi pour utiliser les documents : avant ou après la réalisation des entretiens ? Pour ce qui nous concerne, nous avons préféré un défrichage en aval. Si un examen préalable peut améliorer la préparation de la grille d’entretien et faire le lit d’une conversation plus étoffée, il peut aussi déjouer les plans de l’enquêteur. En effet, les porteurs de parts nous auraient peut-être questionné sur la façon dont nous nous étions enquis d’informations aussi « intimes ». Afin de ne pas prendre le risque de critiques rédhibitoires et d’une auto-censure irréversible, nous avons joué la carte de la découverte dialogique. Quand un enquêté nous avouait par exemple détenir plusieurs SCI, alors que nous l’avions sollicité pour une, nous en prenions acte et cherchions à déceler les raisons et les effets d’une telle multiplication sociétaire. Nous savions très bien que l’on pourrait après coup retisser certains fils avec les documents ou restituer la coextensivité des éléments objectifs et subjectifs.

Ainsi envisagé, l’emploi archivistique renvoie un peu à l’usage herméneutique du document par l’historien. Comme le souligne Paul Ricœur : « Un document, en effet, n’est pas donné, il est cherché, constitué, institué : le terme désigne ainsi tout ce qui peut être interrogé par l’historien en vue d’y trouver une information sur le passé, à la lumière d’une hypothèse d’explication et de compréhension […]. » 195

L’opportunité d’une étude des archives du RCS relève aussi d’une troisième intention, déjà approchée dans le premier volet méthodologique et l’élaboration de la base de données « BDSCI.XLS ». Au même titre que les recensements, les archives fiscales, les archives d’entreprises ou les actes notariés, les archives relatives aux SCI peuvent alimenter l’histoire urbaine et une géographie du capital ou du patrimoine 196 . En indiquant la localisation réelle du bien immobilier sociétaire, les statuts informent sur l’insertion des patrimoines dans l’espace urbain et les directions spatiales des investissements et des placements. Conjuguées aux données extraites des « fiches sommaires » (localisation du siège social et du domicile personnel du gérant), les informations statutaires ouvrent la voie à une analyse du processus de multi-localisation des porteurs de parts [Cf. supra, Figure 3].

Enfin, il convient d’indiquer que le matériau archivistique contient des actes notariés et des actes sous seing privé dont le statut informatif peut être sensiblement différent. En effet, les actes authentiques notariés se distinguent par une précision et une rigueur qui font souvent défaut aux actes sous seing privé et aux documents-types. Nous pensons surtout à l’identification historique, géographique et morphologique des biens immobiliers sociétaires. Chargé de la publicité foncière légale à la Conservation des Hypothèques et de l’enregistrement des mutations, le notaire se doit de rédiger un acte « complet » qui justifie aussi la valeur de sa prestation professionnelle. De leur côté, les actes sous seing privé et les statuts-types témoignent d’une incomplétude qui n’est pas sans lien avec un désir exacerbé de discrétion patrimoniale ou avec des pratiques coutumières chez les professionnels de l’investissement immobilier – le pragmatisme des affaires (réussir des « coups », répondre rapidement aux aubaines, avoir une structure opérationnelle en peu de temps, etc.) l’emportant, ils rédigent eux-mêmes les statuts en réduisant leur contenu au minimum légal.

Notes
194.

Cf. Pour l’usage de cette méthode micro-historique dans les sciences sociales, cf. Alain BLUM et Maurizio GRIBAUDI, « Des catégories aux liens individuels : l’analyse statistique de l’espace social », Annales ESC, 45ème année, n° 6, novembre-décembre 1990, p. 1365-1402.

195.

Cf. Paul RICŒUR, « L’écriture de l’histoire et la représentation du passé », Le Monde, « Horizons-débats », 15 juin 2000, p. 16.

196.

Cf. Louis BERGERON et Marcel RONCAYOLO, « De la ville préindustrielle à la ville industrielle, essai sur l’historiographie française » (1974) in Marcel RONCAYOLO, Thierry PAQUOT (dir.), Villes et civilisation urbaine. XVIIIe-XXe siècle, Paris, Larousse, « Textes essentiels », 1992, p. 408-420.