Une double implication professionnelle et de recherche

Au mois de décembre 2000, alors que nous étions retournés au RCS pour dépouiller documents et archives, l’occasion nous a été donnée d’exercer un emploi à temps partiel au sein du Greffe du Tribunal de Commerce. Parmi l’ensemble des tâches confiées, l’accueil physique et téléphonique du public, aussi fastidieux soit-il, nous a permis de nous immerger dans une partie de l’univers juridico-financier des affaires et de converser, de façon plus ou moins interactive, avec des chefs d’entreprise, des commerçants, des professionnels du droit, des chiffres et de l’immobilier. Comme elle a été définie par les Greffiers, notre activité a principalement consisté à recevoir des dépôts de formalités, à délivrer des actes juridiques et judiciaires, à renseigner les usagers sur les modalités de constitution des dossiers commerciaux, voire à les assister dans la rédaction d’imprimés administratifs. D’une certaine manière, nous nous sommes retrouvé au début d’une chaîne administrative dont la forme générale peut être symbolisée par l’organigramme présenté à la page ci-dessous [cf. Figure 4].

Figure 4 – L’organigramme simplifié du Greffe du Tribunal de Commerce (GTC) de Lyon

Par-delà l’observation d’une grande diffusion des techniques sociétaires dans des populations hétéroclites, nous avons aussi pu prendre conscience de l’« ignorance » (relative) de porteurs de parts – mais aussi, paradoxalement, de praticiens a priori expérimentés – face à la nature des formalités à accomplir, à la teneur des obligations légales et, surtout, face aux mécanismes de la SCI et de ses effets. Bien que la majorité des attributions du Greffe soient justiciables d’une vocation administrative (juridique et judiciaire), nombre d’usagers étaient demandeurs de conseils et de suggestions qui, normalement, incombaient à des juristes ou à des spécialistes de la finance et du patrimoine. De cette attitude, sortant un peu des sentiers battus, nous avons pu jauger notre conceptualisation des conduites procuratives : la relation avec un praticien peut avoir des « limites » et les porteurs de parts utilisent tous les moyens disponibles pour s’informer, le praticien étant alors court-circuité 197 .

Au regard de ce que nous avons pu parfois vivre dans les situations d’entretiens, nous avons été, une fois n’est pas coutume, revêtu des habits de l’« expert ». Au Greffe, il fut pourtant moins question de préconisations stratégiques que d’une aide à la rédaction d’actes et de formulaires. Autant dire que nous avons développé des réflexes qui susciteraient, sans qu’ils en soient dupes, l’ire de certains juristes nantis de fortes compétences rédactionnelles.

Sur un plan plus méthodologique, notre expérience professionnelle nous a entraîné sur les chemins d’une observation participante. Nous avons été partagé entre notre volonté de bien répondre aux exigences de nos employeurs et notre volonté de mieux comprendre les logiques des représentants pluriels du monde des affaires. Pour être honnête, nous étions à certains moments trop impliqué dans notre travail de « guichetier » pour avoir le recul intellectuel nécessaire. Par contre, à d’autres, nous prenions soin de glaner des éléments susceptibles d’instruire les hypothèses que nous avions modelées. De cette façon, nous avons noté l’intérêt porté au montage SCI par des jeunes générations (25-30 ans), par des personnes vivant en concubinage et par des groupes d’amis désirant acheter en commun un ou plusieurs biens immobiliers, sans que celles-ci fassent systématiquement partie de milieux d’affaires. A vrai dire, si nous avions regardé les choses en juriste, nous aurions été surpris par l’inutilité ou l’inadéquation de certaines décisions particulières par rapport aux projets exposés 198 . Au contraire, en tant que sociologue, nous avons été interpellé par ces manifestations du processus de diffusion de la SCI dans des populations néophytes. Même si ces personnes faisaient preuve d’une méconnaissance théorique et pratique du mécanisme juridique, mettaient la SCI « à toutes les sauces », force est constater que la nouveauté ou la mode était douée d’un pouvoir d’attraction et que l’idée avait su toucher d’autres milieux que celui des affaires. A la suite de discussions entre amis ou de la lecture de magasines, elles cherchaient à accumuler des connaissances susceptibles ou non de les pousser à réfléchir davantage aux conditions formelles de leurs projets, de catalyser la décision d’un montage futur. De là, nous avons inféré que cette méconnaissance n’induisait pas une absence totale de conscience juridique, ne serait-ce parce qu’en posant des questions les individus participent à la construction et à la légitimation sociale du droit et des institutions 199 .

A l’opposé de ces cas dépeignant des pratiques embryonnaires et des représentations quelquefois peu assurées, nous avons été le témoin de la fréquentation régulière du Greffe par des cabinets d’avocats, d’expertise-comptable et des groupes immobiliers agissant pour leur propre compte ou mandatés par leurs clients pour accomplir des formalités multiples. Si la réflexion sur les modalités d’un montage juridico-financier constitue le point nodal de la relation procurative, cette dernière se prolonge jusque dans le suivi des affaires sociétaires et dans l’accomplissement des formalités en lieu et place des clients. Vu sous cet angle, la gestion relève d’un processus décomposé en séquences aussi diverses qu’entremêlées. La dernière n’est pas jugée aussi noble que les précédentes mais n’en demeure pas moins incluse dans le coût global de la prestation du praticien.

La demande de renseignements ou de conseils et l’accompagnement procédural sont sujets à des discours qui imputent implicitement la réification du droit à son caractère bureaucratique. Du coup, les passages obligés au Greffe, pour être en règle, sont souvent mal vécus : « Il y a trop de papiers ! », « C’est un fonctionnement trop administratif », « Tous les moyens sont bons pour nous piquer du fric ! », « A l’étranger, ça se passe pas comme ça ! » 200 . De fait, nous avons retenu une graduation dans l’accomplissement des formalités. Par exemple, lors de la constitution d’un dossier, les porteurs de parts ou leurs mandataires font preuve de rigueur afin d’éviter tout rejet pénalisant. Sachant que c’est la SCI qui achète le bien immobilier convoité, il faut en effet que tout soit prêt avant de signer la de vente chez le notaire, de débloquer les fonds auprès de la banque et d’y ouvrir un compte-courant au nom de la SCI. Une fois cette étape passée, l’attitude berce plus ou moins dans le laxisme, sauf bien sûr si de nouveaux investissements traversent la vie de la SCI.

S’il n’illustre qu’une partie des pratiques gestionnaires des porteurs de parts, ce genre de comportement, rythmé par les conjonctures, met en relief la différence qui sépare les sociétés commerciales des sociétés civiles. Les deux sont soumises à un formalisme à peu près similaire qui dans les faits donne lieu à un respect modulé. Eu égard aux enjeux financiers, professionnels, industriels et humains qu’elles doivent assumer, les sociétés commerciales seraient plus enclines à voir leur situation juridico-administrative à jour. Pour les SCI, tous ces enjeux ne sont pas présents, du moins pas à la même échelle. Dans leur grande majorité, il s’agit de petites structures dont l’activité est circonscrite à la gestion familiale d’un bien immobilier, d’ou un respect et une attention formalistes plus sporadiques.

Enfin, nous avons été frappé, contrairement à ce que nous avions préjugé, par le nombre important d’actes de SCI sous seing privé déposés au Greffe. Nous pensions en effet, au tout début de notre recherche, que les actes notariés représentaient une règle rédactionnelle incontournable. Cette observation dans un cadre professionnel nous a permis d’évaluer de facto l’impact de la liberté contractuelle laissée aux individus. Néanmoins, nous ne concluons pas à une désaffection pour les compétences notariales. Si nous suivons le responsable du RCS, la plupart des actes notariés reçus au Greffe sont des actes de sociétés. Il faut donc prendre garde à l’effet en trompe-l’œil qu’induisent le recours à la liberté contractuelle et l’augmentation apparente des actes sous seing privé. De surcroît, par actes sous seing privé, nous n’entendons pas seulement les actes rédigés par les porteurs de parts eux-mêmes ou recopiés par divers moyens mais aussi les actes rédigés par des avocats, conseils juridiques, experts-comptables ou autres professionnels de l’immobilier – tous les actes non notariés en somme.

Toujours est-il que de beaucoup de particuliers envisageant de créer une SCI nous ont demandé où est-ce qu’ils pouvaient se procurer des statuts-types, dans quel organisme ou librairie ? Le motif invoqué étant les honoraires élevés pratiqués par les juristes de tout bord et, indirectement, le désir de conférer à leur montage une dimension moins officielle. Dans le cours de notre activité au Greffe, nous avons pu assister à des débats parfois animés entre usagers et praticiens sur la « personnalisation » des actes : les premiers s’en prenant au prix prohibitif réclamé par les praticiens, les seconds arguant des risques de statuts mal ficelés et donc « dangereux ». Derrière l’aspect prophylactique de la réponse surgit une crainte : celle de voir leur légitimité professionnelle se transformer au point de se déliter. Un avocat vu au guichet nous a d’ailleurs affirmé que la majorité des montages passant entre les mains des juristes l’étaient moins pour la conception et la finalisation que pour des « raccommodages » – à savoir des interventions ponctuelles sur des problèmes nés d’une rédaction amputée de paramètres importants ou d’une mauvaise définition de certaines clauses régissant notamment les relations entre associés.

Notes
197.

Pour une illustration empirique des « limites » posées à la relation avec des professionnels et la recherche active et singulière d’alternatives, cf. infra, chapitre 9, § 9.3.

198.

A ce stade, il nous a souvent été difficile de respecter notre statut d’employé de Greffe. Nous avons cherché, alors que notre attribution professionnelle ne nous l’autorisait pas vraiment, à rentrer dans le détail de certains projets familiaux et patrimoniaux des demandeurs d’informations, uniquement pour satisfaire notre curiosité sociologique, « traquer » des singularités et opérer des recoupements avec des logiques déjà observées par ailleurs. Sans aller jusqu’à dire que les échanges verbaux ont ressemblé à des entretiens, nous avons profité des attentes de quelques interlocuteurs pour aller un peu plus loin – la fin justifiant les moyens. Par contre, nous nous sommes toujours refusé à saisir ces occasions pour prendre d’éventuels rendez-vous en dehors du travail. N’étant pas connu comme chercheur mais comme employé de Greffe, nous n’avons pas voulu prendre le risque d’écorner la réputation de nos employeurs et de leur entreprise.

199.

Le droit existe non seulement par l’utilisation d’un langage, d’un vocabulaire, de concepts et de pratiques juridiques donnés, mais aussi par tout un questionnement en amont, vecteur d’une conscience discursive et situationnelle. Cf. Susan S. SILBEY et Patricia EWICK, « Devant la loi : la construction sociale du juridique » in Chantal KOURILSKY-AUGEVEN (dir.), Socialisation juridique et conscience du droit. Attitudes individuelles, modèles culturels et changement social, op. cit., p. 33-56.

200.

Autre signe de méconnaissance : la plupart des usagers pensent que le Greffe, parce qu’il a une mission administrative, est un service de l’Etat. Or, il s’agit d’une société civile professionnelle (SCP) de Greffiers professionnels libéraux et donc patrons d’une entreprise privée, comme la plupart des clients qui recourent à leurs prestations. Ils tendent à l’assimiler comme tel en raison de l’obligation formaliste qui pèse sur leurs activités et de la cohabitation dans un même lieu, la Cité judiciaire de Lyon, des tribunaux civils (TGI, TI, Tribunal de Police), avec le Tribunal de Commerce et son Greffe.