Structures, processus et perceptions

Dans le prolongement des propositions écologiques, la géographie sociale s’attache également à décrypter la concordance des dimensions économique, sociale et spatiale grâce à l’examen de la disposition et de la distribution urbaines des unités de production et des habitants. Toutefois, elle ne se borne pas au simple décryptage de localisations statiques. Elle cherche à concrétiser l’interdépendance dimensionnelle en faisant cas des systèmes de pratiques et de représentations, individuelles et collectives, relatifs aux environnements spatiaux. C’est pourquoi son ambition peut être qualifiée de constructiviste : pour comprendre comment les territoires se construisent, il faut détecter les imbrications entre le signifié spatial et les signifiants culturels et prendre acte des sens subjectifs conférés aux lieux. L’espace urbain devient dans cette optique le reflet dynamique de structures, de relations, d’images et d’identités sociales symbolisées par des trajectoires, des appartenances, des mobilités et des réseaux protéiformes.

Par l’intermédiaire de ce double jeu des pratiques et des représentations d’un côté et des interactions fonctionnelles de l’autre, l’espace urbain se présente comme un espace d’action cristallisé et traversé par des processus de régulation juridico-financière et par des logiques d’appropriation foncière. Vu sous un prisme économique, le mécanisme des enchères foncières et immobilières – relais du processus de marchandisation du rapport hommes/lieux – préside pour une grande part à la répartition des activités et des populations dans des espaces urbains de plus en plus polarisés 205 .

Si les structures urbaines s’expliquent par les choix rationnels de localisation des agents – centrés sur les prix, des critères d’accessibilité, la proximité du centre, des équipements, des lieux de travail, etc. –, leurs ressources et contraintes budgétaires, un volontarisme politique, elles renvoient aussi à un jeu de préférences individuelles, de valences et de valeurs culturelles et symboliques, donnant par là-même une autre silhouette aux stratégies de localisation ainsi qu’au déterminisme spatial dérivant de l’économie su sol urbain 206 . Ceci conduit à penser que la distribution des activités économiques, des ménages et des groupes sociaux demeure moins le fruit du hasard que d’enjeux, si ce n’est de conflits, pour des emplacements valorisés et attractifs.

Compte tenu de l’association de ces différents éléments objectifs et subjectifs, la division socioéconomique et fonctionnelle de l’espace urbain ne doit pas uniquement être saisie à travers les simples localisations ou distributions d’activités diverses et variées. Comme le soutiennent certains auteurs à propos de la ségrégation urbaine, la description des localisations socio-spatiales ne peut faire l’impasse, dans un dessein explicatif, sur une étude plus poussée des processus qui les commandent et les conditionnent 207 . En glissant de la dimension descriptive à la dimension processuelle de la division socio-spatiale, l’intérêt qui se dégage consiste donc à replacer au cœur de l’explication la force des logiques d’action individuelles et collectives, aboutissant à la polarisation, à la dilution ou à la dualisation des espaces urbains.

De plus, ce genre de méthode présente à notre sens le mérite de transcender le raisonnement « orthogonal » de l’économie urbaine – i.e. d’éprouver les déterminismes spatiaux induits par une rationalité économique immuable – et de mettre en relief aussi bien des effets de contexte que des comportements spatiaux soutenus par des croyances et des valeurs moins « rigides ». Pour être plus précis, nous pouvons rendre raison, selon les cas de figure, d’une sorte de « métissage » comportemental où la stricte rationalité économique spatiale serait ajustée à des traditions familiales, des logiques d’implantation héritées, des opportunités ou des hasards parcourant la vie des affaires, des intermédiations, des phénomènes de rémanence, des considérations plus subjectives, etc.

Si nous nous penchons sur le cas de porteurs de parts, l’hypothèse est autant valable pour les porteurs de type « HAB » que pour ceux de type « ICP ». A priori plus sensibles aux préceptes d’une rationalité instrumentale objective en vigueur dans le monde des affaires, il n’est pas exclu de voir parfois ces derniers développer des logiques spatiales sur un mode plus « oblique » : ils peuvent faire état de préférences inconscientes, suivre leurs intuitions ou privilégier des valeurs originales et personnelles. Ceci pour dire que les logiques d’action sont aussi bien influencées par des facteurs exogènes (rentabilité, logistique, législation, conjonctures) que par des facteurs endogènes (valeurs, appréciations de leurs choix et expériences, préférences implicites). Leur cooccurrence matérialise les processus de polarisation et/ou de désengagement spatiaux discernés d’emblée au moyen de l’outil statistique et cartographique.

Notes
205.

Cf. Pierre-Henri DERYCKE, « L’organisation de l’espace dans les villes » in Antoine BAILLY, Robert FERRAS, Denise PUMAIN (dir.), Encyclopédie de géographie, op. cit., 665-688. Marcel RONCAYOLO, La ville et ses territoires, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1990 (1982), p. 121-124.

206.

Le présent chapitre se cantonne à l’éclairage de la SCI en tant que macro-phénomène et aux processus et logiques collectifs qui lui sont associés. Même si elles figurent à l’arrière-plan, les dimensions symboliques et idiosyncrasiques des comportements spatiaux des porteurs de parts, ainsi que leur mise en perspective avec une rationalité économique plus objective, seront appréhendées plus en détail dans le chapitre 6, consacré à l’analyse microsociologique des pratiques et représentations gestionnaires.

207.

Cf. Yves GRAFMEYER, « Regards sociologiques sur la ségrégation » in Jacques BRUN et Catherine RHEIN (éds), La ségrégation dans la ville, op. cit., p. 85-117. Du même auteur, cf. aussi, Sociologie urbaine, Paris, Nathan Université, « 128 », p. 33 et 38-39.