Emboîtements, allotopie et système urbain

Avant de clore ce bref rappel notionnel, il nous paraît important de souligner, dans le sillage de la géographie économique et sociale, que les espaces s’emboîtent les uns dans les autres à la faveur d’un jeu d’« influences gigognes » 208 . Eu égard à la multiplication des mobilités, à la profusion des flux informationnels et décisionnels, provoquant des flux de produits, de services, de techniques, d’argent et d’individus, les espaces urbains – subdivisés en aires fonctionnelles – sont interreliés, pour ne pas dire organisés en réseaux.

Du coup, l’examen des processus et des rationalités à l’œuvre dans ces espaces doit être menée dans le souci de mettre au jour les correspondances existant entre les échelles locales, micro-locales, régionales et nationales d’action et d’observation. Chacune représente un niveau d’action possible, un espace-temps permettant d’attribuer une valeur et un format adaptés à ses projets, qu’il faut concevoir aussi bien sur un plan objectif ou morphologique que sur un plan subjectif ou vécu. Les interactions entre les lieux de travail et les lieux de résidence des catégories sociales ou entre les sièges et les zones d’intervention concrètes des entreprises illustrent de manière exemplaire les processus de morcellement et de réticulation des espaces urbains.

Cela étant dit, la déclinaison de ces différents registres doit nous conduire à voir si les logiques et les processus explicatifs d’une distribution spatiale des sièges sociaux de SCI à une grande échelle se retrouvent à une échelle plus restreinte ; s’il existe une espèce d’isomorphisme, des prolongements ou bien des altérations dues à des spécificités contextuelles.

A la suite de ces réflexions, il est de bon ton d’invoquer deux concepts utiles à l’éclairage de la diffusion spatiale des SCI : l’allotopie et le système urbain.

Le premier concept nous aide à expliquer des phénomènes socioéconomiques et socio-juridiques localisés dans un espace donné par le truchement de facteurs causaux liés à d’autres espaces. Un bon exemple de la logique allotopique est la localisation d’une firme dans un secteur qui offre, par comparaison des avantages et des inconvénients recélés par d’autres secteurs, des conditions presque optimales pour l’essor de ses marchés et l’utilisation de ses sources de production. Si elles s’articulent autour d’une rationalité instrumentale usuelle, les pratiques allotopiques sont aussi justiciables de représentations sur ces éléments ou fonctions qui véhiculent une ligne d’action stratégique. Valeurs, croyances et idéaux contribuent pour partie à la définition de stratégies d’investissement dans tels ou tels secteurs géographiques.

Pour ce qui concerne les SCI, le phénomène allotopique, en s’incarnant dans le phénomène ubiquitaire précédemment évoqué, revêt des formes plus insolites. En effet, une SCI peut être dotée de plusieurs localisations qu’il est plus ou moins commode de rapprocher selon les situations. Si le siège social d’une SCI de type « ICP » coïncide très souvent avec le siège administratif de la société d’exploitation, et donc avec la localisation réelle du patrimoine détenu, il n’en va pas de même pour bon nombre de SCI de type « HAB », où la résidence d’un porteur de parts peut servir de siège à une structure juridique possédant des biens essaimés dans des endroits épars. Dans cette circonstance, l’allotopie constatée peut s’interpréter soit en termes de discrétion, soit en termes de commodité administrative 209 .

Le second concept, quant à lui, nous autorise à envisager l’espace urbain comme un système composé d’éléments – sous-systèmes ou variables – interdépendants ou combinés entre eux de façon complexe, et surplombé par un environnement institutionnel, économique et historique plus ou moins erratique. Parmi ces éléments, nous dénombrons le capital, l’épargne, le travail, la population, la politique et les comportements qui, selon leurs interpénétrations, leurs rétroactions (feed-back), tantôt régulières, tantôt ponctuelles, positives ou négatives, vont influer sur des domaines comme l’utilisation et l’occupation territoriales, l’organisation des pouvoirs, les activités et les attitudes de consommation et de production, etc., ou produire des effets peu ou prou recherchés, des externalités locales – ce que dans un langage systémique l’on nomme des sorties.

C’est surtout pour donner un sens à la répartition des SCI dans l’espace national et régional que l’image du système peut être sollicitée. Elle permet non seulement de voir quels sont les secteurs les plus denses du point de vue sociétaire, à l’aune de quels motifs, de quelles combinaisons sous-systémiques ou de quelles spécialisations fonctionnelles, mais aussi d’établir des corrélations entre des secteurs proches et éloignés – en somme de mettre en évidence un maillage inter-sectoriel et une diffusion informationnelle significative 210 .

Par conséquent, notre exploration de la diffusion spatiale des SCI débutera à l’échelle nationale et régionale et se poursuivra aux échelles locales et micro-locales (Aire Urbaine de Lyon, Ville de Lyon, arrondissements et quartiers). Précisément, nous éclaircirons autant que faire se peut l’étude des localisations des sièges sociaux de SCI en faisant référence aux logiques et processus d’ensemble qui les justifient. Enfin, nous tenons à rappeler que nos résultats renvoient, la plupart du temps, à des stocks d’immatriculations (effectifs cumulés de 1978 à 1998). Si le stock traduit une situation à l’instant t, il ne faut pas le regarder pour autant comme un simple agrégat figé exprimant une prédominance synchronique. Il comporte aussi une dimension diachronique qu’il nous échoit de démontrer soit, quand cela est faisable, en complétant l’étude des stocks par celle des flux périodiques (tranches triennales), soit en insistant sur sa production dans la durée au gré d’événements et de conjonctures symptomatiques, autrement dit sa représentativité d’une histoire accumulée.

Notes
208.

Cf. Armand FREMONT, La région, espace vécu, op. cit., p. 109-110. Armand FREMONT et al., Géographie sociale, op. cit., p. 105 sq.

209.

Cf. supra, chapitre 3, § 3.2.

210.

Notre propos ne suit pas à la lettre les règles de cette méthode ; il ne s’agit pas pour nous de procéder à une analyse systémique stricto sensu. Cependant, certains résultats seront repris, soulignant l’intérêt de l’approche pour une meilleure compréhension du fonctionnement des villes et des réseaux dans lesquels les SCI évoluent. Cf. Economie et statistique, n° 294-295, 1996, 4/5, « Regards socio-économiques sur la structuration de la ville », et les contributions de Philippe JULIEN, Denise PUMAIN et Thérèse SAINT-JULIEN.