Des localisations sociétaires « stratégiques » 

La concentration de la plupart des sièges sociaux de SCI au sein de quelques départements et régions et les disparités spatiales qui s’ensuivent peuvent être expliquées par plusieurs facteurs et phénomènes socioéconomiques connectés entre eux. Pour tenter de percer les raisons de l’essor du macro-phénomène sociétaire, nous avons émis l’hypothèse du rôle incontournable des réseaux de praticiens dans la diffusion des informations juridico-financières. C’est pourquoi, nous nous autorisons en premier lieu à établir un parallèle entre cette diffusion concrète et la distribution spatiale des services marchands aux entreprises – plus précisément les activités de services dits « étude/conseil/assistance » – , secteur dans lequel sont impliqués les professionnels du conseil financier, immobilier et patrimonial.

Comme l’attestent nombre de travaux consacrés à la problématique de la tertiairisation des espaces métropolitains, l’expansion des services aux entreprises depuis plus de vingt ans peut être conçue comme l’un des symboles majeurs du développement urbain 213 . En l’espèce, la croissance de ces services et des processus d’externalisation, ou stratégies de sous-traitance, qui en procèdent est favorable à la concentration géographique dans la mesure où les fonctions financières et techniques les composant restent très sensibles à la proximité d’un marché diversifié d’entreprises clientes ou partenaires.

Mais ce qui vaut en règle générale pour les services aux entreprises l’est tout particulièrement pour les services de conseil. Mue par un effet de taille, leur localisation s’avère même très discriminante 214 . Les villes et les départements qui abritent des activités de conseil, habituées au maniement des instruments juridico-financiers et attirées par les innovations techniques, connaissent une expansion supérieure aux autres, de meilleurs gains de productivité et une plus grande compétitivité 215 . Aussi la localisation des services de conseil semble-t-elle être fonction de la localisation des sièges sociaux d’entreprises industrielles et commerciales susceptibles de recourir à leurs compétences et prestations ; la proximité diminue alors les coûts d’interaction territoriale, multiplie les occasions d’échanges et de transmission d’informations indispensables.

En dehors de l’Ile-de-France, et de sa grande polarisation de centres décisionnels dans des villes comme Paris, Nanterre, Versailles, Boulogne-Billancourt, etc., les sièges sociaux de PME/PMI se répartissent dans de grandes agglomérations comme Lyon, Marseille, Lille, Grenoble, Bordeaux, Toulouse, Nice et Montpellier. Celles-ci sont marquées par le poids de capitalismes régionaux historiques, la progression d’industries de pointe et de haute-technologie porteuses ou, encore, par la présence d’un important réservoir de « fonctions stratégiques », à savoir de fonctions économiques et professionnelles contribuant à définir la richesse des villes et à produire une hiérarchisation à partir de leur niveau d’attractivité (image de marque) et de modernité technique 216 .

Presque logiquement pourrions-nous dire, nous allons retrouver à l’intérieur de ces espaces régionaux et métropolitains une forte densité de sièges sociaux de SCI puisque les dirigeants d’entreprises sont, avec les professionnels libéraux, les plus grands « consommateurs » de cette technique sociétaire, qu’elle soit mobilisée pour la détention de biens immobiliers professionnels ou pour la gestion de biens patrimoniaux privés. De fait, il n'est pas interdit de penser que dans ces régions – Rhône-Alpes et Nord-Pas-de-Calais notamment – fortunes industrielles riment avec fortunes immobilières. La SCI serait en l’occurrence un outil préconisé à des patrons par leurs conseils « externalisés » en vue de l’administration d’un patrimoine disposant d’une valeur autant marchande (rentable et fongible) que symbolique. En outre, tous ces espaces se distinguent par une forte concentration d’emplois qualifiés – cadres et ingénieurs administratifs, commerciaux et techniques – qui, au regard des sociétés de conseil représentent, au même titre que les dirigeants d’entreprises, d’éventuels prospects. Dotés de bon revenus, soumis aux contraintes de la fiscalité et jouissant d’un potentiel patrimonial à éveiller, ils peuvent être sollicités pour des placements immobiliers en SCI.

De par son hétérogénéité, la diffusion des SCI concorde donc avec la diffusion des activités économiques, renforçant par là la prévisibilité que nous lui avons attribuée. Nous pouvons à cet égard alléguer qu’elle la consolide à l’aune de la consubstantialité des dimensions professionnelles et patrimoniales. Cependant, par-delà la concentration du capital sous ses différentes facettes, ces régions s’affichent comme des lieux de concentration de l’épargne et du patrimoine. Le constat vaut essentiellement pour l’Ile-de-France, Rhône-Alpes et PACA qui à elles trois hébergent la majorité des fortunes hexagonales et recensent un niveau de vie supérieur à la moyenne nationale 217 .

En sus de leurs capacités productives et financières, 4 des 7 régions citées se signalent par un fort potentiel touristique : PACA, Languedoc-Roussillon, Bretagne et Pays de Loire, auxquelles on peut rattacher des départements comme la Gironde et la Haute-Savoie qui, sur la carte, apparaissent comme des enclaves ou des aires peu ou prou isolées. Plus exactement, elles sont le creuset de « fonctions stratégiques » orientées autour d’activités de recherche et développement, mais aussi d’activités commerciales, artisanales et de services liées à la manne touristique et à l’afflux de retraités succombant notamment à un effet d’héliotropisme.

Alors que des facteurs socio-historiques expliqueraient l’essor de la grande industrie dans le Nord-Pas-de-Calais et Rhône-Alpes, l’implantation d’activités relatives au tourisme (artisanat, commerce, immobilier, services juridiques et financiers aux particuliers et aux entreprises) en PACA, Languedoc-Roussillon et Bretagne serait en partie le fruit d’un facteur psycho-géographique : l’attrait pour l’acquisition de lieux de villégiature en bord de mer.

Il ne semble donc guère surprenant de voir les organismes bancaires et financiers ainsi que les sociétés de conseil immobilier et patrimonial s’installer à proximité d’une clientèle de catégories supérieures et/ou de retraités argentés – adeptes de la multi-résidentialité ou se situant à une étape avancée de leur cursus résidentiel –, à laquelle ils vont pouvoir proposer des produits d’épargne et des solutions patrimoniales adéquates 218 . Conformément à leur stratégie de collecte et de placements financiers, ils s’adaptent aux pratiques spatiales et projets de vie des catégories aisées dont la mobilité, la multiplicité des lieux fréquentés et les effets de démonstration constituent autant de signes distinctifs.

Finalement, même si les données de l’INPI subsument des immatriculations sociétaires sans distinguer leur typicité, il est loisible de conjecturer une plus grande proportion de SCI « ICP ». Ce qui ne signifie pas que les SCI « HAB » soient dénigrées, dans le sens où le dynamisme économique et professionnel d’une ville ou d’une région peut se traduire par la mise en œuvre de stratégies immobilières individuelles privées dans ces mêmes espaces ou dans d’autres. Par exemple, un chef d’entreprise lyonnais ou parisien peut très bien acheter un chalet dans les Alpes, une propriété dans le Midi ou sur la façade Atlantique pour y passer ses vacances, et mettre sur pied une SCI qui le conduira in fine à répondre à ses attentes d’économie fiscale et/ou de transmission anticipée. A une autre échelle, nous pouvons aussi imaginer qu’un industriel marseillais décide d’investir, par le même support, dans l’achat d’une résidence secondaire dans une station balnéaire de son département ou d’un département voisin comme le Var.

Dans un cas comme dans l’autre, ces deux exemples reflètent la dimension partiellement allotopique du phénomène SCI, qu’elle soit propre aux attitudes d’autochtones peu enclins à la dispersion géographique ou d’allochtones désireux au contraire de rompre de façon plus ou moins durable avec un environnement urbain jugé « oppressant ».

Notes
213.

Cf. Thérèse SAINT-JULIEN et Laurence-Marie SABATIER, « La diffusion des services aux entreprises dans le réseau des villes françaises », Economie et statistique, n° 294-295, 1996, 4/5, p. 153-193.

214.

Cf. Magali JOUVAUD, « Les services aux entreprises dans les agglomérations françaises », in Denise PUMAIN et Marie-Françoise MATTEI (dir.), Données urbaines 2, op. cit., p. 309-317.

215.

Cf. Frédéric LAINE et Carole RIEU, « Le tissu régional productif : diversité et concentration », INSEE Première, n°  630, janvier 1999 ; « La diversité industrielle des territoires », INSEE Première, n° 650, juin 1999.

216.

Pour une définition de ces fonctions et de leur principe d’élaboration, cf. Philippe JULIEN et Denise PUMAIN, « Fonctions stratégiques et images des villes », Economie et statistique, n° 294-295, 1996, 4/5, p. 127-135. Dans la même revue, cf. aussi Philippe JULIEN, « Spécificités des grandes villes de province », p. 137-152.

217.

Cf. Michel PINCON et Monique PINCON-CHARLOT, « Le grégarisme des grandes fortunes » in Denise PUMAIN et Marie-Françoise MATTEI (dir.), Données urbaines 2, op. cit., p. 231-240. INSEE Synthèses, Revenus et patrimoine des ménages, op. cit., « Les inégalités territoriales », p. 25-51.

218.

Pour une analyse des stratégies d’implantation territoriale des banques, de leur statut d’« industrie de proximité », cf. Serge ALECIAN, Renaud FABRE, Jean ZUCARELLI, « Réseaux bancaires : la course aux guichets », in Michel SAVY et Pierre VELTZ (dir.), Les nouveaux territoires de l’entreprise, op. cit., p. 149-162.