1978-1992 : une croissance exponentielle

Comme le met en évidence le Tableau 7, le nombre d’immatriculations durant cette période suit une courbe ascendante. Depuis 1978, date de l’obligation légale pour les SCI d’être inscrites au RCS, l’augmentation des effectifs est régulière et atteint son zénith au début des années 90. A ce titre, nous voyons que les nombres d’immatriculations en France et à Lyon sont symétriques, même si les rythmes ou les taux de croissance sont quelque peu différents [cf. Tableau 8]. La progression entre 1984-86 et 1987-89 demeure la plus marquante – avec un taux de croissance atteignant +65,2% pour l’hexagone et +58,7% pour Lyon – , ce qui tend à montrer qu’après des débuts difficiles l’information et l’usage sociétaire se sont bien répandues. Elle prouve aussi que l’obligation légale d’immatriculation a été « digérée », que les anciennes habitudes reposant sur une discrétion déclarative et formelle ont été refondues, débouchant sur un phénomène de quasi standardisation de l’outil juridico-financier.

Pour le Conseil des Impôts, la hausse régulière du nombre de SCI correspond au vif engouement des contribuables aisés pour des montages permettant d’abaisser le montant des droits de mutation des immeubles à titre gratuit et/ou onéreux 220 . Si ces droits s’élèvent à 18,5% pour la mutation d’un immeuble professionnel et à 7,3% pour celle d’un bien d’habitation en direct, les droits d’enregistrement perçus sur les cessions de parts d’une SCI détentrice de l’un ou de l’autre se limitent à 4,80% 221 . En dehors du fait d’apporter une fluidité aux échanges, un tel intérêt fiscal contribue aussi à faciliter les transferts patrimoniaux familiaux : les droits de succession sont réduits à leur portion congrue puisque l’assiette n’est plus fonction du degré de filiation – habituellement entre 5 et 60% – mais du nombre de parts possédées.

Si nous envisageons les pratiques et les représentations fiscales comme la source d’une inexorable poussée des immatriculations de SCI de 1978 à 1992, encore faut-il ne pas minimiser l’impact d’autres facteurs contextuels ou des mouvements d’un environnement pluriel propre à cette époque, dans lequel la fiscalité figure comme une donnée parmi tant d’autres.

Tableau 7 – Comparaison des flux d’immatriculations de SCI en France et à Lyon [1978-98]
ANNEES N SCI FRANCE N SCI LYON % LYON/
FRANCE
[1978-1980 [ 11 357 578 5,1
[1981-1983 [ 27 491 785 2,9
[1984-1986 [ 37 337 1 354 3,6
[1987-1989 [ 107 339 3 279 3,1
[1990-1992 [ 122 706 3 473 2,8
[1993-1995 [ 106 522 2 609 2,5
[1996-1998] 117 347 3 106 2,6
TOTAL 530 099 15 184 2,9

Source : INPI 1999/Listing RCS corrigé 1999

Tableau 8 – Taux de croissance périodiques des immatriculations de SCI [1978-98]
PERIODE IMMAT. FRANCE (%) IMMAT. LYON (%)
1980-83 + 58,7 + 26,4
1983-86 + 26,4 + 42,0
1986-89 + 65,2 + 58,7
1989-92 + 12,5 + 5,6
1992-95 - 15,2 - 33,0
1995-98 + 9,2 + 16,0

Source : A partir de INPI 1999/Listing RCS corrigé 1999

De 1978 à 1986, l’économie française supporte une croissance ralentie due aux effets du second choc pétrolier. Malgré tout, l’inflation est enrayée et les rendements réels des biens financiers et immobiliers augmentent. Cette situation réunit en partie les conditions d’une attirance des agents pour la détention patrimoniale privée et ses supports techniques comme la SCI 222 . Cette période est aussi le théâtre d’un accroissement du nombre de donations, pratique symbolisant un souci de la dévolution anticipée chez les plus riches dans un climat morose et incertain, et du nombre de divorces et d’unions libres. Les inquiétudes familiales, quant au sort des enfants issus de plusieurs lits ou des conjoints survivants 223 , gagnent du terrain et viennent se greffer sur des inquiétudes plus économiques, professionnelles et démographiques (crise de l’emploi, chômage, niveau de vie menacé, vieillissement de la population hypothéquant le devenir du système de retraite par répartition).

La hausse mesurée du recours sociétaire observable à cette période cède la place à une augmentation beaucoup plus nette de 1986 à 1989. Rompant temporairement avec les incertitudes de la période précédente, la croissance économique repart sensiblement. Pour faire face aux évolutions des mentalités des agents en matière patrimoniale, la gestion de patrimoine se professionnalise et commence à devenir un métier à part entière, susceptible de prodiguer des préconisations et des solutions techniques ad hoc à des cadres et des professionnels libéraux, dont les effectifs ne cessent de croître depuis 1975, et à des chefs d’entreprise profitant de la bonne santé financière de leurs sociétés 224 . Parallèlement, les services marchands aux entreprises enregistrent une croissance sans précédent, bénéficiant sur le plan géographique aux agglomérations franciliennes, rhône-alpines, du littoral méditerranéen et de l’Ouest de la France.

En 1990, le nombre de SCI est au plus haut alors que paradoxalement la période 1989-1992 se distingue, en valeur relative, par une hausse moins soutenue des immatriculations (+12,5%) et, d’un point de vue macro-économique, par une forte récession. Mais l’observation n’est paradoxale qu’en apparence. Nous pouvons en effet penser que les motifs collectifs du recours sociétaire commencent à se transformer, moins dictés par la nouveauté ou une mode que par des impératifs ou des besoins économiques plus concrets.

A la fin des années 80, le chômage devient structurel et les revenus de beaucoup d’indépendants se dégradent 225 . Ce faisant, certaines franges de la population préfèrent jouer la carte de l’épargne et des placements immobiliers (parfois défiscalisés) pour parer à un avenir sur lequel ils ont peu d’emprise. L’immobilier et la SCI deviennent respectivement une valeur-refuge et un outil de prévoyance personnelle et familiale, d’où un niveau d’immatriculations encore très fort malgré une conjoncture défavorable 226 . Aussi pouvons-nous concevoir la hausse des effectifs sociétaires à l’aube des années 1990 comme le résultat d’un effet de cliquet.

Dans la même veine, la période en question se prête à un changement dans les stratégies patrimoniales des chefs d’entreprise déjà amorcé au début des années 70 : le choix de la location des murs de leur activité plutôt que leur acquisition 227 . Devant faire face à une exigence de flexibilité, beaucoup d’entreprises sont doublement incitées, entre 1985 et 1990, par les pouvoirs publics et les promoteurs en immobilier d’entreprise à s’installer dans des bâtiments polyvalents situés à la périphérie des grandes villes (première et deuxième couronne).

Toutefois, le changement dépend de la taille des entreprises et du volontarisme affiché par leurs dirigeants. D’aucuns désirent concilier une stratégie immobilière professionnelle, axée sur une souplesse d’adaptation conjoncturelle, et une stratégie patrimoniale personnelle, fondée sur la prévoyance, l’anticipation d’un coup dur ou d’une retraite moins bien garantie, l’utilisation de la SCI permettant en quelque sorte de jouir du double statut de propriétaire-bailleur et de locataire.

Notes
220.

Cf. CONSEIL DES IMPOTS, L’imposition du patrimoine, op. cit., p. 132.

221.

Valable depuis le début des années 80, confirmé par les lois de finances pour 1990 et 1992, ce taux a été uniformisé par la loi de finances pour 1999. Depuis cette date, les mutations directes ou indirectes d’immeubles professionnels ou d’habitation sont soumis au même droit d’enregistrement de 4,80%. Par cette mesure, les pouvoirs publics ont semble-t-il souhaité mettre fin à certaines pratiques ambiguës de contournement fiscal. Cf. infra, chapitre 7, § 72 et 7.3.

222.

Cf. Bruno PAYS, La gestion de patrimoine, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1992, p. 4 sq.

223.

Cf.84èm Congrès des Notaires, Couple et modernité. Gestion et transmission du patrimoine, La Baule, 29 mai-1er juin 1988, p. 130 sq. et 413 sq.

224.

Cf. Baudouin SEYS, « L’évolution sociale de la population active », INSEE Première, n° 434, mars 1996. Eric MAURIN, « Les transformations du paysage social dans les années 80 », Données sociales, INSEE, 1993, p. 458-465. Olivier MARCHAND, « Salariat et non-salariat dans une perspective historique », Economie et statistique, n° 319-320, 1998, 9/10, p. 3-12.

225.

Cf. Christian CORDELLIER, « Dix ans de revenus des indépendants et de salariés », Economie et statistique, n° 319-320, 1998, 9/10, p. 53-88.

226.

L’analyse paraît plus pertinente pour les indépendants qui constitue la catégorie sociale la mieux lotie sur le plan patrimonial immobilier. Représentant seulement 1/10e des ménages, ils détiennent 1/3 du parc total des logements. De plus, le patrimoine nécessaire à l’exercice de leur activité professionnelle représente en moyenne 30% de l’ensemble de leur patrimoine global qui inclut à côté des actifs professionnels, les actifs domestiques (résidences principales, secondaires, comptes-courants) et les placements financiers. Cf. Frédéric CLANCHE, « La reprise du locatif privé », Economie et statistique, n° 288-289, 1995, 8/9, p. 77-89. INSEE Synthèses, Les revenus d’activité non-salariée jusqu’en 1996, n° 15, 1997, p. 77 sq.

227.

Cf. Claude HEURTEUX, L’immobilier d’entreprise, op. cit., p. 63-87.