5.1 Partir de l'expérience des praticiens

Jusqu’à présent, nous nous sommes contenté de caractériser les porteurs de parts de SCI comme des représentants à parte entière des catégories sociales aisées, du monde des indépendants et des affaires, sans jamais véritablement chercher à bousculer les discours qui nourrissent une telle identification abstraite. Au regard des présumés avantages fiscaux et dévolutifs que ses spécialistes lui confèrent, la SCI devient « l’être moral chéri des familles aisées désireuses d’assurer la pérennité de leur patrimoine » 250 .

Estimée de cette manière, l’option sociétaire serait donc doublement déterminée et contextualisée. Elle satisferait les intérêts d’une fraction de la population engagée dans une logique croisée d’accumulation, de gestion et de transmission patrimoniales, comme si en somme seules les familles aisées étaient concernées par ce levier technico-juridique et par cette triple aspiration économique, sociale et symbolique 251 . Mais la réalité demeure plus complexe que cela, ne serait-ce parce que le patrimoine implique presque toujours des usages et des comportements « stratégiques » chez tous ceux qui un jour ou l’autre sont amenés à en accumuler ou à en hériter 252 .

Les propos tenus par les praticiens que nous avons rencontrés et lus constituent une bonne base de départ. Ils renferment des ambiguïtés, voire des contradictions, et offrent dans le même temps de pénétrants exercices de différenciation. Par-delà les constats et les convictions de leurs auteurs, ils permettent de déceler l’action structurante des normes explicites sur les conduites sociétaires individuelles. Si d’un côté tout le monde est en théorie autorisé et capable de mettre sur pied une SCI (faible coût de la création, possibilité d’user de statuts-types, pas de montant de capital minimum, etc.), de l’autre, en pratique, le recours technique se veut plus exclusif, socialement parlant.

De surcroît, comme le note de façon caricaturale un notaire interviewé : « Les SCI de François Pinault ne sont pas les mêmes que celles du boucher du coin » [PRAT 3]. Cette comparaison peut sembler de prime abord facile. Elle revêt toutefois un double intérêt pour la théorisation de cette partie de la question sociétaire. En premier lieu, elle met en évidence une possible utilisation de la SCI dans des milieux socioprofessionnels très éloignés, bien que constitutifs du vaste univers des indépendants : un grand patron, symbole du capitalisme français, versus un petit artisan. En second lieu, malgré l’appartenance à une même catégorie de situation juridique, elle traduit l’existence d’inégalités patrimoniales qui induisent des inégalités dans l’ingénierie des montages. En d’autres termes, plus le volume et la valeur du patrimoine sont importants et la fiscalité pesante, plus les solutions doivent être inventives et efficaces 253 . Le choix de la SCI gagnerait ainsi en pertinence et supposerait des aménagements singuliers en fonction de paramètres aussi divers que la taille du patrimoine, le niveau de revenus et d’imposition, la situation professionnelle et familiale, le vécu et les projets des futurs porteurs de parts.

Afin de mieux tracer les spécificités du recours sociétaire et d’ouvrir la voie à l’analyse des trajectoires patrimoniales objectives et subjectives des enquêtés, nous voudrions exposer trois dimensions révélatrices de la réflexion des praticiens sur la provenance sociale des porteurs de parts et leurs raisons d’agir.

Notes
250.

Cf. Axel DEPONDT, Les sociétés civiles de famille dans la gestion de patrimoine, op. cit., p. 286.

251.

Par aspiration, nous entendons un destin envisageable en fonction de la position occupée dans l’espace social. Si une carrière se définit comme la succession des positions occupées in temporis, nous pouvons admettre que les aspirations changent ou se précisent à mesure que l’on avance dans une existence traversée par des événements et des conjonctures plus ou moins favorables, et qu’un décalage entre souhaits et réalité puisse survenir.

252.

Cf. Jean-Hugues DECHAUX, « Les échanges économiques au sein de la parentèle », Sociologie du travail, n° 32, 1, 1990, p. 73-94. André BABEAU, Le patrimoine aujourd’hui, op. cit., p. 246 sq.

253.

Cf. infra, chapitre 9.