Une affaire d’entrepreneurs individuels, de professions libérales et de retraités…

En écho aux appréciations des praticiens, notre enquête, même si elle s’appuie sur un nombre restreint de cas 259 , dévoile une forte une représentation de dirigeants d’entreprise et de professions libérales juridiques, comptables et financières (50%). En ajoutant à ces deux catégories celle des retraités – dont les anciens chefs d’entreprise – nous arrivons à un premier chiffre très évocateur de l’appartenance socioprofessionnelle des enquêtés : 69,6% [cf. Tableau 26]. Si nous agrégeons ces effectifs et ceux des professions libérales médicales et paramédicales 260 et des artisans/commerçants, plus de 90% des porteurs-gérants évoluent dans l’univers indépendant.

Cependant, il faut prendre garde à l’effet d’optique provoqué par un petit corpus. Quand bien même nous pourrions inférer que ces catégories trustent le recours sociétaire, il ne faudrait pas évacuer de l’analyse des situations d’appartenance socioprofessionnelle plus hétéroclites. Expliquons-nous. Dans une SCI familiale, un père entrepreneur peut très bien convier comme coassociés son épouse employée ou sans profession et ses enfants étudiants. Cet exemple suggère que la porte sociétaire demeure ouverte à tous ceux qui ne fréquentent pas directement la constellation des affaires. D’ailleurs, un ouvrier ou un petit employé peuvent tout à fait au cours de leur vie hériter des parts d’une SCI édifiée par l’un de leurs ascendants ou bien prendre l’initiative d’en monter une parce que des familiers de la technique figurent dans leur entourage et qu’ils savent en tirer profit. Trois enquêtées sont dans ce cas : Solange [PRAT 32, 46 ans, secrétaire dans une agence immobilière], Stéphanie [PRAT 34, 28 ans, comptable salariée dans l’entreprise artisanale de ses parents] et Sandrine [PDP 26, 44 ans, ancienne assistante de direction, aujourd’hui professeur de yoga] 261 .

La différence entre les situations ainsi décrites réside à notre avis autant dans le caractère intentionnel de la démarche que dans une inscription sociale prédéterminante. Un indépendant rompu à l’emploi des techniques juridico-financières – parce que son activité est en SARL ou en SA –, entouré de juristes, experts-comptables et de confrères ou de concurrents partageant les mêmes préoccupations patrimoniales, sera plus enclin à prendre la décision d’une constitution ; il aura toutes les cartes en main pour franchir le pas. En l’espèce, l’appartenance professionnelle et le stock de ressources relationnelles offrent des conditions idoines, dans lesquelles ne peuvent guère se vanter de baigner la plupart des employés ou des ouvriers, et qui attestent donc d’une inégalité inter-catégorielle certaine.

Le court examen des positions sociales peut, dans les limites de notre étude, se suffire à lui-même. Toutefois, un détour par leur mobilité inter et intra-générationnelle ne paraît pas dénué d’intérêt pour notre exercice d’identification. Le repérage de la profession des pères des enquêtés doit nous servir à mieux saisir l’état de leurs positions objectives actuelles alors que l’immixtion dans des itinéraires professionnels individuels, plus ou moins linéaires, peut nous amener à découvrir les occurrences d’acquisition des connaissances, juridiques, financières et techniques.

Nonobstant les difficultés pour récolter, auprès d’un quart des enquêtés, des renseignements signalétiques familiaux, nous pouvons avancer que 65,2% de leurs pères appartenaient avant eux aux catégories indépendantes, des ingénieurs et des cadres supérieurs 262 et que moins de 11% d’entre eux, soit les pères de 5 enquêtés, étaient employés ou ouvriers [cf. Tableau 27]. Plus exactement, près d’un tiers de leurs pères (28,2%) occupait une position de dirigeant d’entreprise ou de professionnel libéral juridique, comptable ou financier. Si nous n’en déduisons pas de manière définitive que cette contre-mobilité intergénérationnelle favorise dans tous les cas la diffusion de la connaissance sociétaire, nous conjecturons qu’elle peut devenir un facteur explicatif, en particulier à travers la présence de précédents familiaux ou de pères directement attachés dans leur vie professionnelle à la manipulation des outils d’acquisition ou de gestion immobilières.

Tableau 27 – Les PCS des pères des enquêtés
PCS N PDP %
Artisans/commerçants 9 19,6
PL juridiques, financières et comptables 7 15,2
Dirigeants d’entreprise 6 13,0
Ingénieurs et cadres supérieurs 5 10,9
PL médicales et paramédicales 3 6,5
Employés 3 6,5
Ouvriers 2 4,3
Non Communiquée 11 23,9
TOTAL 46 100

Source : Entretiens et archives RCS

En nous tournant cette fois-ci du côté des trajectoires professionnelles individuelles, nous observons que la mobilité intra-générationnelle prend deux formes.

En premier lieu, 18 d’entre eux suivent un itinéraire classique qui les inclinent, au sortir de leurs études, à épouser fidèlement une carrière continue. Une fois leurs diplômes validés, ils se lancent dans des métiers d’enseignants, d’experts-comptables, de notaires et de professionnels de santé ou rejoignent comme collaborateurs les rangs d’une entreprise familiale, pour ne plus en bouger par la suite.

En second lieu, pour les 28 autres, la polyvalence, les accidents de parcours et les revirements carriéraux subis ou désirés caractérisent leurs trajectoires, qu’ils soient diplômés ou non. Par exemple, les 12 dirigeants d’entreprise du corpus ont, avant de rejoindre l’entrepreunariat, exercé des activités d’encadrement (bancaire, commercial, administratif), de commerçants ou d’artisans, d’ingénieurs missionnés par des firmes nationales ou internationales, voire d’enseignants (université, lycée). A la faveur d’opportunités de rachats d’entreprises, de rencontres, d’un questionnement intellectuel, de situations personnelles jugées « sclérosantes » et astreignantes, d’activités annexes prenantes, leurs parcours dégagent une saveur particulière.

Ce qu’il faut retenir en définitive sur ce point, c’est que les expériences de mobilité intra-générationnelle des enquêtés les ont quelquefois entraînés sur des chemins sinueux mais pas, pour autant, si éloignés que cela de leurs professions d’arrivée. Certaines expériences antérieures s’apparentent même à des « filières de mobilité » 263 .

Pour illustrer la spécificité des cheminements, nous évoquerons, parmi les histoires recueilles celle de Patrick [PDP 22, 51 ans, directeur de sociétés]. Sa licence de gestion administrative et comptable des entreprises en poche, il est embauché en 1974 dans un établissement financier lyonnais. Après quelques mois d’intégration, il se voit confier le montage des dossiers de crédit aux entreprises. Il est donc amené à fréquenter de près des patrons de PME dont il envie petit à petit l’autonomie. C’est pourquoi, il décide en 1985 de rentrer dans le capital de deux SARL de nettoyage industriel et de gardiennage constituées par l’un de ses clients devenu ami. Il déclare ne rien connaître à l’affaire mais en profite pour se faire la main. En 1988, il a la désagréable surprise d’apprendre son imminente mutation dans une agence de la région parisienne. Pour palier cette décision hiérarchique, il négocie un licenciement à l’amiable assorti d’une indemnité qu’il injecte aussitôt dans le financement d’une entreprise d’électricité en liquidation judiciaire. A cette date fatidique, il devient donc gérant de société mais surtout membre d’un monde professionnel dont il connaît les ficelles, qui l’attire depuis longtemps et dans lequel il prospère désormais.

Notes
259.

A partir de maintenant, nous nous cantonnons aux entretiens. Contrairement à l’exploration des âges et des générations, les « fiches sommaires » du RCS ne fournissent pas de renseignements sur les professions des porteurs-gérants.

260.

En ce qui concerne cette catégorie spécifique, a contrario de ce que reflète notre corpus, la proportion d’utilisateurs de la SCI semble importante. Pour s’en convaincre, nous pouvons rapporter une remarque faite par l’un des enquêtés [PRAT 8]. Fiscaliste et membre du Centre de Recherche, d’Information et de Documentation Notariales (CRIDON) de Lyon, il a collaboré en 1995 à la rédaction d’un ouvrage sur la SCI. Croyant toucher un public averti de juristes et de professionnels de l’immobilier, il a été surpris d’apprendre par son éditeur que son livre avait rencontré un vif succès auprès de médecins, chirurgiens et pharmaciens. Avec du recul, il interprète cet engouement par le fort penchant à la défiscalisation témoigné par ces catégories socioprofessionnelles.

261.

Pour préserver l’anonymat des enquêtés, nous leur avons attribué des pseudonymes.

262.

Comme l’indique Anne LAFERRERE, un fils présente beaucoup plus de chances, toutes choses égales par ailleurs, de devenir indépendant si son père l’était lui-même. Elle fixe la probabilité de l’atavisme à 2,8 : « tel père, souvent tel fils ». Cf. « Devenir indépendant », Economie et statistique, n° 319-320, 9/10, 1998, p. 13-28.

263.

Cf. Dominique MERLLIE et Jean PREVOT, La mobilité sociale, Paris, La Découverte & Syros, « Repères », 1997 (1991), p. 67 sq.