La pratique professionnelle, le cursus scolaire et le capital social-réticulaire comme vecteurs informationnels décisifs

Si la conjugaison de l’âge et des appartenances générationnelles et catégorielles s’affirme comme un fondement causal tangible du recours sociétaire, nous pensons que l’évolution dans des environnements favorables à l’émergence informationnelle stimule davantage la mobilisation technique. Qui plus est, leur soutien permet de circonscrire en partie les risques et les incertitudes liés à l’adoption d’une innovation ou d’un instrument jusque-là inexploré à titre personnel 265 . En sa qualité de variable, l’environnement ne jouit d’une pleine efficacité qu’à la condition d’être mise en perspective avec les autres.

Pour rendre compte de la précellence de certains vecteurs informationnels sur d’autres, nous avons choisi de synthétiser et d’ordonner les différents modes d’accès à la connaissance sociétaire invoqués, plus ou moins explicitement, par les enquêtés [cf. Tableau 28]. Aussi, les réponses ont-elle été rangées dans trois types de modes d’accès : le mode personnel, le mode de la transmission et le mode intermédié.

Tableau 28 – Les modes d’accès à la connaissance sociétaire les plus évoqués chez les enquêtés
MODES D’ACCES N fois
A Expérience et/ou pratique professionnelles 24
B Cursus scolaire/universitaire 19
C Praticien (rencontré pour l’occasion, de famille ou de son activité) 16
D Amis, parents ou proches praticiens ou dans les affaires 14
E Lectures spécialisées ou professionnelles 7
F Précédents familiaux 5
G Voisinage 1

Source : Entretiens

Le premier type élaboré recouvre la pratique ou l’expérience professionnelle, le cursus scolaire et l’autodidactisme, c’est-à-dire une démarche active pour récolter, au travers de magasines spécialisés, vulgarisateurs ou de guides pratiques, ce que certains juristes appellent une « connaissance semi-savante » 266 , capable d’amortir une rationalité limitée. A la lumière de l’implication de la plupart des enquêtés dans le monde des affaires et de l’entreprise, l’apprentissage des techniques juridico-financières en situation ou sur le tas ressort de façon très sensible – ce canal est cité à 24 reprises.

Selon le degré de curiosité ou d’intérêt manifesté par la problématique patrimoniale, la connaissance acquise par empirisme professionnel peut être alimentée par l’investigation de compléments informationnels précis, de conseils dispensés dans des revues spécialisées. L’attitude de 7 enquêtés en témoigne. Pour les professions libérales juridiques, comptables et financières, la lecture des revues professionnelles confine au truisme car elles vont en extraire des données et des informations directement applicables dans leur travail (doctrine, jurisprudence, cas-pratiques). Fortes d’un tel savoir, elles n’hésitent pas à s’en servir pour parfaire leurs projets privés.

Pour les autres par contre, l’utilisation de cette modalité trahit aussi bien la persistance d’un savoir contextualisé qu’un penchant personnel à être perçu comme une sorte d’« amateur éclairé ». Elle peut être le fruit soit d’un comportement actif, soit de hasards. Gynécologue valentinois, Serge [PDP 6, 56 ans] déclare avoir connu la SCI en parcourant la rubrique patrimoniale de la revue éditée par son ordre, Réalités gynécologiques et obstétriques, puis en demandant après coup quelques précisions à son notaire qui l’a invité à s’abonner à la revue Conseils par des Notaires. De même, Etienne [PDP 19] s’est forgé un bon capital notionnel en assistant régulièrement à titre privé à des conférences thématiques orchestrées par un club d’experts-comptables. Il a pu en obtenir les compte-rendus ronéotypés, qui lui ont permis par la suite d’impulser ses investissements et ses montages, et qu’il révère comme de véritables bréviaires.

Dans le prolongement des deux premiers vecteurs, le cursus scolaire emprunté peut multiplier les occasions d’accéder à des informations théoriques re-mobilisables à des étapes ultérieures des trajectoires patrimoniales professionnelles et privées. Ce vecteur est évoqué par 19 enquêtés. Eu égard aux responsabilités qu’ils exercent, les ¾ d’entre eux sont diplômés de l’enseignement supérieur universitaire et de grandes écoles [cf. Tableau 29]. Parmi les spécialisations répertoriées, le droit, l’économie, la gestion, le commerce et l’ingénierie sortent du lot. Elles apparaissent comme des filières plutôt propices à l’apprentissage de connaissances juridiques et techniques à forts coefficients. Il s’agit pour ces instances de socialisation de former de futurs chefs d’entreprise et/ou des professionnels compétents gravitant autour d’eux.

Tableau 29 – La scolarité des enquêtés
SCOLARITE N PDP %
CAP/BEP 3 6,5
BTS 1 2,2
Université (licence, maîtrise 3e cycle, agrégation, CAPES) 10 21,7
IAE et Expertise-comptable (DECF) 4 8,7
Notariat 6 13,0
Ecole d’ingénieur 3 6,5
Ecole de commerce ou de gestion 5 10,9
Ecole de commerce et d’ingénieur 2 4,3
Médecine et études para-médicales 4 8,7
Non communiqué 8 17,4
TOTAL 46 100

Source : Entretiens

Pourtant, le fait d’avoir accompli des études supérieures spécifiques appelle quelques commentaires sur un déterminisme scolaire latent. S’il est vrai qu’avoir suivi une filière à dominante juridique ou commerciale implique d’emblée une meilleure connaissance théorique et pratique des outils inhérents au droit des affaires, nous pouvons penser que des porteurs de parts s’acclimatent aussi à ces mécanismes et à cette rationalité instrumentale en évoluant dans des cursus différents.

A l’intérieur de notre corpus, le cas de Patrice [PDP 5, 31 ans], jeune vétérinaire installé dans la banlieue Nord de Lyon, illustre cette possibilité. En compagnie de Stéphane, son ami rencontré sur les bancs de l’Ecole Vétérinaire de Lyon, il achète en 1993 à un promoteur immobilier plusieurs locaux dans un immeuble en copropriété, et ce dans le but d’y ériger une clinique vétérinaire. Bien qu’étant passé par un notaire pour le montage de l’opération, il savait depuis longtemps que le jour venu il concrétiserait son achat par une SCI. En effet, c’est lors d’un séminaire organisé à l’Ecole Vétérinaire par des conseillers juridiques, sur le thème de l’installation professionnelle et de ses solutions techniques, qu’il se convainc du bien-fondé de l'outil sociétaire. Séduit par les idées de segmentation patrimoniale, d’autofinancement et de défiscalisation foncière qu’elle transporte, il savait que le recours sociétaire siérait à son projet d’autonomie.

Afin de comprendre l’impact de ce processus de socialisation, ajoutons que nombre de praticiens – en particulier les experts-comptables, comme nous l’a avoué l’un d’entre eux [PRAT 18] –  effectuent souvent, sous la houlette de leurs ordres ou syndicats, des interventions ponctuelles auprès d’étudiants en médecine ou pharmacie. A la demande des directions des écoles ou des universités, ils se proposent de les instruire sur les contraintes de leurs installations programmées en cabinet ainsi que sur leviers juridiques appropriés. En plus d’une mission didactique première, l’action des praticiens reflète plus subtilement une stratégie commerciale consistant à nouer de bons contacts avec des étudiants clients potentiels dans quelques années.

Le second type instauré s’articule autour de deux vecteurs : les précédents familiaux et les liens hérités avec des proches et/ou des parents engagés dans les affaires. Quoique moins cités que l’expérience professionnelle et le cursus scolaire (7 et 14 fois), il ne faut pas minimiser leur portée : ils mettent en jeu l’action simultanée des transmissions familiales matérielles et axiologiques-normatives. 3 cas en particulier s’inscrivent dans ce registre :

  1. Jeune comptable de l’entreprise de bâtiment de ses parents, Stéphanie a monté sa propre SCI en prenant modèle sur sa mère. Entre 1980 et 1998, celle-ci en a crée 6 pour des investissements professionnels et privés dans la région lyonnaise et dans le Midi. A l’heure actuelle, Stéphanie gère la comptabilité de toutes les SCI familiales et participent même, depuis sa majorité, à deux d’entre elles en tant qu’associée minoritaire. Au fil du temps, sa mère n’a pas manqué de lui enseigner les différents avantages – fiscaux surtout – qu’elle pourrait un jour en retirer à titre personnel.
  2. Secrétaire dans une agence immobilière lyonnaise, ancienne VRP et gérante de société, Solange a vécu une situation voisine mais plus défensive. Sa mère, ancienne directrice de société en région parisienne, avait monté une SCI en 1985 pour protéger son patrimoine des dilapidations de son mari. Dans cette optique, elle avait attribué la totalité du capital à ses deux filles mais conservé la gérance. Stéphanie a par la suite retenu la leçon pour ses propres montages, leçon qu’elle entretient aujourd’hui en gérant la vie juridique et locative des 15 SCI de son patron.
  3. Lorsqu’il constitue sa SCI en 1997 pour la transformation d’un appartement de rapport en bureaux, Georges [PDP 17, 57 ans, agent d’assurances] ne méconnaît pas la SCI. En plus de ses études de droit et d’un ami notaire qu’il a sollicité pour la rédaction des statuts, il a souvent eu des discussions avec son frère avocat au sujet de la SCI que ce dernier avait édifiée pour acheter les murs d’un cabinet avec quelques confrères.
  4. Enfin, dans le troisième et dernier type cohabitent 4 vecteurs qui cristallisent la vigueur des sociabilités dans l’accès à l’information : lerelationnel professionnel, lerelationnel utilitaire contextualisé, lerelationnel amical ou mondain et lerelationnel contingent.

Les trois premiers incarnent les variations que peuvent subir les sociabilités marchandes et non-marchandes entre un client et un praticien. L’intermédiation d’un praticien aguerri (notaire, avocat, conseiller juridique, etc.) est évoquée par 16 enquêtés. Nous retrouvons ici plusieurs cas idéaux-typiques : le dirigeant d’entreprise qui collabore avec différents conseillers internalisés ou externalisés ; le particulier qui sollicite un rendez-vous avec un praticien réputé de la place de Lyon pour lancer son projet ; l’un ou l’autre qui dans son entourage, lors de rencontres mondaines ou de manifestations collectives (dîners, conférences, salons, etc.), accèdent à une somme de « tuyaux » 267 . Ce premier flot d’informations est en général accompagné d’un rendez-vous chez un spécialiste pour obtenir des confirmations ou des infirmations et voir comment la SCI peut être ajustée à sa situation. Pharmacienne dans l’Ouest lyonnais, Béatrice [PDP 18, 51 ans] ne cache pas que l’idée de la SCI lui est venue au cours d’apéritifs organisés avec des copains impliqués dans les affaires et qu’ensuite elle a confié le montage au notaire du village dans lequel elle a acheté un petit immeuble ancien.

En revanche, le quatrième vecteur n’est invoqué que par un seul enquêté et du bout des lèvres si l’on peut dire. Dans le contexte, ce rôle est dévolu au voisinage. Avant d’acheter leur villa dans la banlieue Sud de Lyon, Marie, sa fille Christine et son gendre Paul [PDP 1 & 2 ; 70, 42 et 45 ans, retraitée, enseignante et menuisier] ont procédé à maintes reprises à des visites préalables. Lors de celles-ci, ils ont parfois été accostés par leurs futurs voisins qui leur ont non seulement parlé de l’ancien propriétaire et de l’environnement communal, mais aussi, après que nos trois enquêtés leur aient annoncé leur projet de regroupement résidentiel, de l’intérêt d’une SCI pour répondre à leurs attentes – ce que validera le notaire de famille a posteriori.

Pour être à peu près complet sur ce vecteur, nous pouvons dire qu’il subsume tous les espaces-temps plus restreints que sont les sociabilités hasardeuses, ponctuelles et éphémères. En dépit de leur brièveté, elles sont le théâtre d’une micro-diffusion informationnelle parfois productrice de « déclics » chez leurs participants.

La diversité des vecteurs informationnels qui motivent la décision du recours sociétaire nous incite à privilégier la piste d’une probable activation pluri-modale, plutôt que celle d’un simple cloisonnement. Les quelques résumés d’expérience particulières, invoqués pour démontrer l’influence de tel ou tel vecteur, suggèrent cette orientation. Ils mettent par exemple en relief la proximité entre des vecteurs comme l’expérience pratique professionnelle, le relationnel du même type ou utilitaire, les précédents familiaux et les liens hérités avec des proches et des parents dans les affaires. C’est en reprenant à nouveau la méthode du comptage que nous pouvons nous persuader réellement des connexions à l’œuvre [cf. Tableau 30].

Les résultats obtenus font état d’une très forte mobilisation bi-modale : 33 des 46 porteurs-gérants (71,7%) accèdent à la connaissance sociétaire et juridico-financière grâce à au moins deux vecteurs. Plus exactement, c’est la combinaison de l’expérience professionnelle (formation in situ) et le cursus scolaire qui tient le haut du pavé (15 enquêtés). Juste derrière, on trouve la juxtaposition de cette même expérience ou pratique professionnelle avec la rencontre d’un praticien connu de longue date (5 enquêtés). Enfin, la majorité des combinaisons vectorielles se veut beaucoup plus hétérogène en raison de la singularité de chaque histoire, situation et montage.

Tableau 30 – Les associations de modes d’accès à la connaissance sociétaire
MODES ASSOCIES N PDP %
3 modes
[ABD, ACE, ADE, ADF, BCD]

5

10,9
2 modes
[15AB, 2AC, 5AD, BC, BD, BE, BF, 3CD, CE, CF, CG]

33

71,7
Un mode
[4A, 3C, D]

8

17,4
TOTAL 46 100

Source : Entretiens

Afin de bien prendre conscience de l’effet de ces combinaisons – notamment du jeu entre expérience professionnelle, apprentissage commercial formel, transmission et une volonté irrépressible d’en savoir plus – il nous paraît intéressant d’exposer le cas de Jean-Claude [PDP 20, 64 ans]. Ancien maître de conférences en psychologie sociale, reconverti dans la formation professionnelle, il décide en 1982 sur le conseil de son expert-comptable de transformer, pour des raisons fiscales, l’association de formation qu’il chapeautait jusqu’alors en SARL. Devant l’essor espéré de son activité, il constitue une seconde SARL en 1988 – spécialisée dans la formation des professionnels de santé – et investit par le canal d’une SCI dans l’achat de bureaux situés dans une vieille copropriété de la Presqu’île. Lorsque sa conseillère juridique lui préconise, en lien avec son changement de standing, ce mode d’acquisition, il n’est pas vraiment surpris :

‘« La SCI, j’en ai pas entendu parler dans mes études, mais je suis d’un naturel assez curieux ; je me suis toujours intéressé à ce qui se faisait. J’ai pas regardé la SCI dans mes études initiales, mais j’ai fait des stages de gestion après pour ma boîte et là j’ai vu tous les montages possibles. Et puis j’ai des collègues, les générations d’avant, qui avaient déjà fait ça. Je veux dire on se transmet un peu ça. C’étaient des psychosociologues parisiens qui, il y a 20 ou 30 ans, étaient dans leurs propres locaux et ils m’expliquaient – moi j’étais stagiaire chez eux – qu’ils avaient une SCI pour leurs locaux. En 75, j’étais conseil en entreprise sur Tarare pour des entrepreneurs de voilage. Ils avaient tous une entreprise de production dans des bâtiments qui étaient dans une SCI familiale. Je les ai vu faire ça il y a 25 ans ! Je l’ai appris en fréquentant le marché »
[Jean-Claude, PDP 20].’

Pour clore ce point, il convient de postuler que l’activation, concomitante ou différée, de plusieurs vecteurs est proportionnelle à la nature et à l’intensité de l’immersion, présente ou passée, dans la vie des affaires lato sensu. La mobilisation maximale de 3 vecteurs se limite à seulement 5 enquêtés patrons ou ex-patrons, dépensant leur temps libre et leur argent à la gestion et à la fructification de leur patrimoine. En complétant leur stock de connaissances juridiques, patiemment accumulées durant leur carrière, par les avis de praticiens chevronnés et des lectures spécialisées, ils cherchent à mettre la théorie au diapason de la pratique, et réciproquement.

Notes
265.

Cf. Article « Diffusion » in Raymond BOUDON et François BOURRICAUD, Dictionnaire critique de la sociologie, op. cit.

266.

Cf. Antoine JEAMMAUD, « Les règles juridiques de l’action », op. cit. Les revues juridiques spécialisées en droit patrimonial des sociétés n’étant pas toutes accessibles, le grand public peut se reporter, à plus ou moins bon escient, sur des revues économiques, financières ou pratiques disponibles dans les kiosques. Certaines d’entre elles proposent des articles sur la gestion de son argent et des héritages : Le Particulier, La Vie Française, Entreprendre, Mieux Gérer son Argent, Gestion Privée, etc., et plus ponctuellement : Le Point, L’Express, les pages « Argent » des quotidiens nationaux et régionaux. Les médias radio ne sont pas en reste, puisque régulièrement France Info diffuse une courte chronique sur les avantages et les inconvénients des solutions patrimoniales en vogue.

267.

Certains praticiens analysent la diffusion sociale de l’information sociétaire comme la résultante de discussions « du café du commerce » [PRAT 11, Avocat d’affaires] ou « d’apéritif » [PRAT 1, notaire]. Si les premières relèvent davantage du relationnel contingent, les secondes entrent dans le relationnel mondain. L’une comme l’autre, elles contribuent à la formation et au maintien d’un système de communication dans lequel circulent rumeurs, inepties, idées fausses et vraies, interprétations normatives, anecdotes, etc. Pour une analyse sociologique des systèmes de communication, cf. Thomas S. SCHELLING, La tyrannie des petites décisions, Paris, PUF, « Sociologies », 1980 (1978), p. 45 sq.