Des types et des usages patrimoniaux variés et normés à la fois

Au regard des projets immobiliers qui émaillent une trajectoire patrimoniale individuelle ou collective, tous les types de biens sont susceptibles de faire l’objet d’une mise en société. L’enquête vérifie cette propension à la variété malgré la prédominance de situations à coloration professionnelle et de SCI à bien unique [cf. Tableau 32] 271 . En effet, notre corpus comprend respectivement 23, 18 et 5 porteurs-gérants de SCI de type « HAB », « ICP » et des deux mélangés [cf. Graphique 6]. Si nous nous arrêtons sur ce dernier type, nous repérons qu’il dépeint soit la cooccurrence ou l’interdépendance d’un projet d’autonomisation professionnelle et d’un projet résidentiel ; soit une stratégie de diversification/arbitrage des actifs immobiliers fondée sur des opportunités marchandes ou un calcul ex ante ; soit enfin la gestion avisée d’un héritage que l’on greffe postérieurement à une société possédant déjà des murs commerciaux.

Tableau 32 – La situation matérielle des SCI des enquêtés
SITUATION N SCI
SCI mono-bien 97
SCI plusieurs biens (2 et +) 12
TOTAL 109

Source : Entretiens et archives RCS

Sur les 109 SCI qui composent le patrimoine sociétaire global des enquêtés, 74, soit 67,8%, concernent des locaux industriels, commerciaux et professionnels (boutiques, bâtiments, entrepôts, bureaux) [cf. Tableau 33]. Mesuré à l’aune d’une meilleure représentativité des sièges sociaux de SCI « ICP » – celle-ci a été révélée dans le chapitre précédent –, ce résultat homologue l’utilisation privilégiée de la technique sociétaire dans des univers et des réseaux socioéconomiques « prédisposés ». D’un point de vue empirique, il nous permet de relier les actes et les discours des praticiens définissant le montage d’une SCI professionnelle comme un « réflexe systématique » [PRAT 2, notaire].

Graphique 6 – Destination des SCI des enquêtés

Dès lors, l’immobilier d’habitation est un peu relégué au second plan. Seuls 29,3% des 109 SCI contiennent des immeubles, appartements, maisons ou propriétés tant urbaines que rurales. Ces dernières sont davantage sujettes à une « dématérialisation » via le levier sociétaire (13/32). Parallèlement à des mobiles financiers et fiscaux valables, la transmutation sociétaire du patrimoine vise aussi à juridiciser – i.e. rationaliser juridiquement – un attachement affectif et une dimension symbolique accordés à des biens familiaux. Le recours à des normes juridiques explicites aide les initiateurs d’un tel projet à mieux gérer, protéger, à faire traverser le temps sans encombres à un espace résidentiel perçu comme un « espace de référence » et/ou un « espace fondateur » 272 .

Tableau 33 – Types de biens immobiliers composant les SCI des enquêtés
TYPE N SCI %
Immeuble 8 7,3
Maison, domaine ou propriété 13 11,9
Appartement ou studio 11 10,1
Local ICP 74 67,8
Combinaisons de biens :
Maison + appartement
Local ICP + appartement ou maison
3
2
1
2,7
1,8
0,9
TOTAL 109 100

Source : Entretiens et archives RCS

Tableau 34 – Usage des biens immobiliers composant les SCI des enquêtés
USAGE N SCI %
Résidence principale 13 11,9
Résidence secondaire 2 1,8
Logement(s) de rapport 13 11,9
Résidentiel et rapport 2 1,8
Lieu de travail/lieu de résidence 1 0,9
Lieu de travail/rapport 1 0,9
Lieu de travail/lieu de résidence/rapport 2 1,8
Locaux ICP d’occupation 58 53,2
Locaux ICP de rapport 17 15,6
TOTAL 109 100

Source : Entretiens et archives RCS

Ainsi ébauchés, les types de biens sociétaires prennent tout leur sens à la lumière des usages qui en sont faits et donc d’une répartition entre biens d’occupation et biens de rapport. La désignation de ces deux modes ne soulève pas de problèmes majeurs mais nous tenons quand même à re-préciser que, de jure, la SCI s’interpose entre un bien et des personnes, que c’est elle qui demeure légalement propriétaire et qui se voit payer les loyers – quand ceux-ci ont lieu d’être.

Par voie de conséquence, nous découvrons que sur les 109 SCI, 58 concernent des locaux professionnels d’occupation (53,2%), c’est-à-dire des locaux achetés par des indépendants de tous bords pour y installer le siège administratif de leur activité [cf. Tableau 34]. Ici, le sens de l’occupation personnelle est un peu dévoyé puisqu’un contrat de bail est signé entre la société commerciale ou l’entreprise individuelle et la SCI actionnée par le ou les mêmes protagonistes. Si la prégnance de cet usage valide la sur-représentation du type « local ICP », nous notons que ce type de local est également exploité à des fins d’investissement de rapport dans 15,6% des cas, les investisseurs étant semble-t-il attirés par un rendement plus lucratif que dans l’immobilier d’habitation (rapport pouvant aller de 1 à 2, voire de 1 à 3, selon les spécialistes interrogés) et par des rapports locatifs régis par une réglementation moins « rigoureuse » (cf. infra, chapitre 6, § 6.3).

Dans ces circonstances, l’immobilier d’habitation de rapport ne touche que 13 SCI (11,9%) et est même dépassé par des montages consistant à administrer des résidences principales et secondaires (13,7%, 15/109). Vu sous un certain angle, ce résultat va à l’encontre des argumentaires et des préconisations de certains praticiens :

‘« […] Nous, la résidence principale ou la résidence secondaire, on n’y touche jamais. C’est un sujet tabou. Ça ne sert à rien d’ailleurs de les mettre en SCI. Pourquoi ? Parce que très honnêtement, enfin nous c’est notre vision, peut-être du fait que l’on travaille sur une frange aisée de la population, nous n’avons pas la même analyse que d’autres, mais la résidence principale, nous pensons que c’est de l’usage de l’individu. L’individu étant décédé, c’est un bien qui doit être cédé ou vendu ; ça n’a absolument rien à voir. Nous, quand on parle de patrimoine, on n’intègre jamais la résidence principale »
[Conseiller en gestion de patrimoine, PRAT 30]’

Dans un discours de ce genre, les dimensions affective et symbolique d’un espace-temps résidentiel sont franchement escamotées. Comme il a la lucidité de l’admettre lui-même, le conseiller semble en quelque sorte victime de sa vision marchande des choses et de son positionnement dans un système professionnel où il est sollicité pour faire gagner de l’argent à ses clients et enfanter des solutions techniques pertinentes. Dans son esprit, seul le patrimoine de rapport est digne d’investissement, conformément à une équation simple : les loyers versés par les locataires financent le remboursement de l’emprunt. Avec le résidentiel, à l’opposé, on perd de l’argent puisque les dépenses supplantent d’inexistantes recettes. On sort du registre de la valeur d’échange et on a tôt fait, selon les partisans de cette approche, de tomber dans « l’erreur patrimoniale ».

Nous anticipons un peu sur les analyses des chapitres 8 et 9 mais, toutes choses égales, les notaires s’appuient sur un système socio-axiologique différent. Ils vont eux encourager des montages visant à gérer et transmettre des propriétés familiales. Le dispositif stratégique développé en la matière subordonne les paramètres financiers à la sauvegarde d’une cohésion et d’un esprit de famille – ce qui signifie notamment que la recherche d’économies fiscales, donc un gain financier, est rétablie dans un projet sans tonalité marchande.

Notes
271.

La création d’une SCI par bien représente une pratique gestionnaire spécifique, arrimée le plus souvent à une stratégie prophylactique, comme nous le verrons infra aux chapitres 6 et 11. L’extrait d’entretien cité supra, au début du § 5.2, en donne un aperçu.

272.

Nous empruntons ces deux locutions à Anne GOTMAN. Si le premier incarne un lieu porteur d’un passé réactivé dans le présent, un lieu d’où l’on vient, le second est plutôt un lieu ou l’on a vécu avec sa famille d’origine. Comme elle l’affirme avec justesse, la maison indique à la fois « un lieu et un lien, un espace et une appartenance, un espace de cohabitation et la cristallisation d’un mode d’être ensemble ». Cf. « Géographies familiales, migrations et générations » in Catherine BONVALET, Anne GOTMAN, Yves GRAFMEYER (éds), La famille et ses proches. L’aménagement des territoires, Paris, PUF/INED, Travaux et documents n° 143, 1999, p. 69-133.