Des motifs standards et plus inattendus

Au travers de ces quelques exemples, les contextes et les événements passés s’apparentent à autant de causes de montage sociétaire. Cela étant dit, même s’ils se chevauchent, causes et motifs ne doivent pas être confondus. C’est du moins l’enseignement que nous retirons de l’observation de degrés intermédiaires entre le libre et le contraint. Le motif exprime l’intentionnalité et se rapporte en la matière au projet. Les contextes et les événements passés vont être évalués et interprétés de telle manière qu’on puisse énoncer des stratégies permettant d’améliorer son sort. De fait, le motif voisine avec l’avantage ou l’intérêt. Par une sorte de dépassement cognitif et pratique – « il ne sert à rien de se plaindre ; mieux vaut être réaliste » –, les contraintes et les déterminations contextuelles vont être métamorphosées en ressources et en intentions. En bref, certaines causes peuvent devenir des motifs compréhensibles de constitution sociétaire.

Tableau 39 – Les motifs de recours sociétaire les plus évoqués par les enquêtés
MOTIFS N fois
A Défiscalisation/effet de levier de l’endettement 41
B Autofinancement/montage financier 33
C Séparation des patrimoines/discrétion 32
D Complément de revenus en vue de la retraite/capitalisation 31
E Transmission anticipée 19
F Alternative à l’indivision 10
G Usage de cessions de parts/souplesse des transferts de propriété 10
H Partage des risques 8
I Protection du conjoint 6
J Nouveauté/faire comme des amis 2

Source : Entretiens

Ainsi définis, les motifs évoqués par les enquêtés s’orientent principalement autour d’intentions financières et fiscales [cf. Tableau 39]. Presque tous les porteurs-gérants font de la défiscalisation et de l’effet de levier de l’endettement, à savoir la création d’un déficit foncier déductible, d’inévitables raisons d’agir (cités 41 fois). Quelle que soit la forme et la force qu’elle revêt dans les discours et dans les actes, la problématique fiscale institue une espèce de lien ou de communauté entre les enquêtés.

Dans ce sillage, la possibilité d’autofinancer son projet immobilier, la séparation patrimoniale et la constitution d’un complément de revenus en vue de la retraite sont cités respectivement 33, 32 et 31 fois, ce qui atteste aussi quelque part de leur pouvoir fédérateur. Si nous prenons le motif de la séparation, nous remarquons qu’il est surtout concret pour des chefs d’entreprise évoluant souvent dans des environnements anxiogènes : « la peur, constitutive de la fonction dirigeante, conduit le patron, note Michel Amiot, à s’efforcer de cultiver une vigilance de tous les instants qui lui permettra d’anticiper le plus loin possible les coups qui peuvent s’abattre sur son entreprise et dans n’importe quelle direction […] » 286 . Le dépôt de bilan fait partie de ces infortunes ou de ces risques, comme le montre l’histoire de Pascal [PDP 24, ancien entrepreneur en bâtiment, ayant monté 6 SCI entre 1983 et 1991], véritable illustration pratique :

‘« Le démarrage, il est assez simple disons. J’étais installé, bon je faisais déjà du business et à l’époque (dans les années 80) j’avais une conseillère juridique sur Lyon qui m’avait demandé, au niveau de mes achats de patrimoine, étant donné qu’il y avait quand même un risque dans les affaires, de ne plus acheter à titre personnel et de monter systématiquement une SCI à chaque investissement. Ce qui a été profitable d’ailleurs parce quand j’ai eu mes ennuis (i.e. un dépôt de bilan en 1992 suivi d’une liquidation judiciaire et de plusieurs contrôles fiscaux) les SCI on n’y a pas touché tandis que tout le reste y est passé »
[Pascal, PDP 24]’

Moins cités dans l’ensemble, les motifs relatifs à l’organisation et à la gestion de biens hérités ou à transmettre occupent une place qui n’est toutefois pas marginale : la transmission anticipée est un motif cité 19 fois, alors que l’alternative à l’indivision et l’utilisation du mécanisme des cessions de parts sont cités 10 fois chacun. Est-ce à dire que les motifs socio-juridiques sont moins pertinents que les motifs économiques financiers ? Nous ne le pensons pas en ces termes. Les deux ordres de motifs se veulent interdépendants, a fortiori quand l’avenir et la valorisation d’un patrimoine sont en jeu.

Tous ces motifs font office de motifs standards et récurrents. Homologués par la doctrine juridique et par les praticiens, ils sont repris à leur compte – adaptés à leur situation – par des porteurs de parts peu ou prou avisés. L’exercice d’intériorisation normative tend par voie de conséquence à personnaliser un registre d’action théorique. Cependant, et sans que la rationalité juridico-financière ne perde de sa valeur axiomatique, des motifs plus inattendus peuvent également féconder des montages de SCI. La démarcation entre motif « en vue de » et motif « parce que » se dessine ainsi en pointillés et tout devient affaire de priorité situationnelle et temporelle. Eu égard à leur originalité, nous n’avons pas jugé bon, sauf pour un, de leur ménager une place à part dans le tableau ; ils apparaissent en filigrane des motifs standards. Ils sont au nombre de quatre 287  :

  1. La nouveauté ou « l’orgueil du pionnier ». Le montage de la SCI de Françoise et Henri en vue de l’acquisition en 1985 d’un studio pour leur fils étudiant répond à cette causalité. Etudiant à l’époque en DESS de droit des assurances, leur fils prend la SCI, alors à ses prémices, comme sujet de mémoire. Il propose à ses parents d’acheter le studio sous cette forme juridique pour ainsi donner une dimension pratique à son travail. Ils le suivent sans renâcler et sollicitent un cousin notaire pour la rédaction statutaire. Ce dernier se montre aussi très intéressé parce qu’il n’est pas un habitué de la SCI et peut de la sorte se faire la main sur un outil assez nouveau. D’après le couple, le fils et le cousin ont retiré une certaine fierté de leur ouvrage. Le fils est donc à l’origine d’un montage que les parents interviewés n’ont pas choisi et n’auraient jamais imaginé employer un jour.
  2. La récupération d’un bien aux enchères. Avec ce motif, la SCI jouit du statut d’écran servant à récupérer aux adjudications un bien immobilier – auquel on tient beaucoup – saisi par voie judiciaire à la demande de créanciers lésés. Pascal et Solange, après avoir été au bord de la faillite et déclarés surendettés, ont respectivement monté des SCI dans cette optique. Afin de pleinement faire jouer l’écran et de ne pas éveiller les soupçons des créanciers et de la justice, ils ont recruté des proches comme associés, ont confié la gérance à l’un d’entre eux et ont naturellement veillé, tout en prêtant leur concours financier, à ne pas apparaître lors de l’opération. Bien que comportant une part importante de risque – un « coup de poker » un peu désespéré mais supposant une certaine confiance en soi –, ils ont réussi leur coup et après quelques années, par des cessions de parts programmées, ont pu recouvrer la totalité du capital sans que leur tactique soit découverte.
  3. L’obtention d’une subvention publique. Ici, nous anticipons un peu sur la description des méthodes de gestion financière. De fait, nous pouvons ranger ce motif sous celui plus large de l’autofinancement. Jeune femme mariée, mère d’un enfant, Stéphanie a acheté sa résidence principale en 1998 – une ancienne maison vétuste – en SCI après discussion avec son banquier. Pour bénéficier d’une subvention ANAH dans le cadre de travaux de rénovation, elle a monté une SCI avec ses parents – ceux-ci intervenant comme cautions sur les emprunts – et son époux afin de devenir propriétaire-bailleur de sa maison. En effet, l’ANAH ne subventionne presque jamais les propriétaires-occupants et si elle n’avait pas usé de cet artifice, elle n’aurait pas perçu la moindre aide, sachant de surcroît que ses revenus ne lui donnaient pas droit à la Prime d’Amélioration de l’Habitat (PAH). En outre, ce motif original a partie liée avec un motif standard comme la défiscalisation, puisque les travaux entrepris sont administrativement reportables comme déficit foncier.
  4. L’appropriation personnelle de queues de programme immobilier. Comme nous l’ont déclaré le responsable du développement d’une société de promotion immobilière lyonnaise et le cogérant d’une petite société immobilière villeurbannaise [PRAT 41 et 39], nombre de promoteurs forment ou complètent leur patrimoine personnel à partir des invendus des programmes qu’ils initient. Dans la majorité des cas, les biens concernés sont des maisons-témoins, des appartements en rez-de-chaussée d’immeuble ou des locaux commerciaux en pas-de-porte. Ils se rachètent via des SCI ces biens « marginalisés », au regard de leur situation et d’une faible demande, et les louent afin de récupérer une partie de la marge commerciale perdue dans l’opération et des frais budgétisés abinitio. Vu sous cet angle, les contraintes contextuelles semblent faire leur œuvre. Néanmoins, si nous alléguons une intention, c’est que la plupart du temps les promoteurs savent dès le début qu’ils auront des invendus et pourront se les approprier à moindre coût ; le risque est intériorisé. Nous avons donc affaire à un double motif d’autofinancement et de capitalisation personnelle. Parmi les porteurs-gérants enquêtés, Colette [PDP 23, 52 ans, attachée commerciale] a vécu une situation similaire. En 1992, alors qu’elle est promoteur indépendant, elle réalise à Rillieux-la-Pape un lotissement. Elle vend toutes les maisons très facilement sauf une qu’elle rachète et loue jusqu’en 1995, date à laquelle, à la suite de déboires locatifs, elle la transforme en résidence principale.
Notes
286.

Cf. Michel AMIOT, Les misères du patronat… Le monde des petites et moyennes entreprises industrielles et de leurs patrons, Paris, L’Harmattan, « Logiques sociales », 1991, p. 43.

287.

Nous pourrions en ajouter un cinquième, non présent dans notre corpus. Comme le signale Véronique RIPERT-JOUVEL, la SCI peut répondre au souci d’un homme politique de ne pas apparaître comme propriétaire à l’aube d’une campagne électorale où sa « probité » est en jeu auprès de son électorat. Elle précise avec clairvoyance que la multiplicité des montages est fonction de la multiplicité des situations personnelles et familiales. Cf. Les sociétés civiles immobilières familiales, Paris, Litec, 1990, p. 1-4.