Variations et altérations de la rationalité instrumentale : le cas simulé du « réflexe mondain »

Tout en essayant d’inventer des parades aux contraintes contextuelles, les porteurs-gérants concrétisent des projets immobiliers en articulant plusieurs motifs rationnels. Cela étant dit, conformément à l’hypothèse que nous avons énoncée supra (cf. chapitre 2, § 2.2), nous pensons que les conduites rationnelles instrumentales peuvent quelquefois être dépassées ou complétées par d’autres types de conduites, plus en phase avec des considérations psychosociologiques : l’imitation, le réflexe, l’impulsivité, etc. D’ailleurs, comme le montre le cas de Rémi, le recours sociétaire s’inscrit à l’intersection d’une rationalité instrumentale et axiologique et d’une réaction d’indignation envers un système de protection sociale jugé « inique ». Dans cette situation, la décision du montage semble pour partie conditionné par une sorte de réflexe.

Le recours peut tout aussi bien naître de comportements d’imitation. Nous venons d’évoquer le cas d’Hélène, qui a un peu reproduit le montage de son époux, mais nous aurions très bien pu lui adjoindre ceux de Béatrice qui a copié des amis évoluant dans les affaires ; de Colette qui, lorsqu’elle a été assistante d’un promoteur, a su bien observer les habitudes patrimoniales de son patron ; de Norbert qui a repris à son compte, les connaissances théoriques et pratiques que lui a inculquées son premier patron et mentor ; enfin de Solange [et de Stéphanie qui ont en commun d’avoir une mère gérante ou ancienne gérante de SCI. Dans un cas comme dans l’autre, l’imitation ne constitue pas un obstacle à l’émergence d’une rationalité juridico-financière plus technique. La cohabitation de ces motifs prouve que les logiques patrimoniales sociétaires ne sont pas si stéréotypées que cela, c’est-à-dire soit trop rationnelles, soit pas assez. Les motifs et les attitudes ne sont pas copiés ou imités stricto sensu ; ils sont repensés et mis en harmonie avec son projet personnel.

Pour bien mettre en évidence que l’imitation ou le réflexe peuvent être de « bonnes raisons » de constitution sociétaire, nous rapporterons, en les interprétant, les propos d’un conseiller en gestion de patrimoine lyonnais [PRAT 33]. Commettant de familles bourgeoises locales, il s’affirme à bien des égards comme un fin observateur des pratiques en vigueur dans ces milieux argentés. Aussi explique-t-il une partie de la forte diffusion des SCI ces dernières années comme la résultante d’un « réflexe mondain ». En employant une telle locution, il raccorde la détention d’une SCI à un effet de démonstration. L’utilisation de l’outil juridique devient ainsi un signe de distinction ou de valorisation sociale et un facteur d’intégration. Les sociabilités mondaines dont les membres de ces milieux sont amateurs constituent un terrain fertile pour la diffusion non seulement des informations juridiques – la SCI est un sujet de conservation prisé 290 –, mais aussi des informations relatives à la vie patrimoniale privée des individus et des groupes familiaux. De ce fait, déclarer avoir une SCI revient à se conformer à une norme. Répondre ne pas en avoir, c’est provoquer la surprise et l’étonnement et encourir le risque au moins d’un sarcasme, au pire d’une sanction de « relégation ».

En dehors des avantages ou des motifs juridiques, fiscaux et patrimoniaux, qui dans ce contexte ne sont pas immédiatement considérés comme intéressants, ce sont les profits sociaux et symboliques que la détention recèle qui sont estimés fondamentaux. Pour sauver la face, combler ce vide et donc réduire une certaine distance sociale, beaucoup de ceux qui n’avaient pas de SCI se seraient tenus au courant des faits et gestes de leurs pairs – soit en lisant des journaux d’annonces légales, soit par on-dits interposés, soit encore en multipliant leurs participations stratégiques à des mondanités – se seraient empressés de prendre un rendez-vous avec leur notaire pour finaliser un montage. Malgré leurs interrogations sur les initiatives soudaines et « inutiles » – ne répondant pas à un besoin concret – de leurs clients, quelques praticiens a priori peu scrupuleux auraient plié devant l’insistance manifestée. Peu importe finalement de mettre en œuvre un projet artificiel dans le sens où les frais consentis restent bien futiles par rapport aux enjeux socio-symboliques sous-jacents 291 .

Même si ce genre de comportement est difficilement approchable, tant sur un plan quantitatif que qualitatif, il nous donne l’occasion de rebondir sur les représentations des praticiens les plus sceptiques, ceux souhaitant par-dessus inoculer une espèce de « scientificité » à leurs préconisations patrimoniales. Par le biais d’un arsenal juridique complet, possession immobilière rime avec valeur-refuge et épargne. Toutefois, si nous prenons acte de l’impact du phénomène de mode et de la dialectique distinction/imitation, nous pouvons admettre que l’immobilier et son support sociétaire de détention sont parfois de véritables objets de consommation 292 .

A ce titre, nous pouvons reprendre l'analyse que fait Marie-Anne Frison-Roche de la tendance contemporaine au « consumérisme » juridique 293 . Précisément, elle partage la vie juridique actuelle en une « vie juridique de marché » et une « vie juridique aristocratique ». Si la première est fondée sur la standardisation et la massification des consentements, la seconde fait plutôt la part belle à la singularité et à la volonté particulière. Selon l’attitude des porteurs de parts et des praticiens, la SCI intègre l’une ou l’autre de ces deux vies. Alors que nous verrons infra (chapitres 9 et 11) que la SCI, en sa qualité de contrat, peut ménager une place de choix à des aspects « aristocratiques » (familiaux, amicaux, individualistes et volontaristes, etc.), nous prétendons – et l’effet de démonstration, l’imitation ou la mode l’attestent – qu’elle peut aussi être un produit consommé sur un marché plus ou moins étendu.

Le concept qui à notre avis exprime le mieux cette seconde situation, est celui de consommation ostentatoire, tel que l’a forgé Thorstein Veblen et tels que l’ont repris Nicolas Herpin et Daniel Verger 294 . En effet, ces deux sociologues essayent, par le truchement de méthodes économétriques, de déconstruire l’idée commune qui voudrait que les catégories dirigeantes – qu’ils subdivisent en 4 sous-catégories : l’élite dirigeante, l’élite de l’expertise et du conseil professionnel, les dirigeants du tertiaire et les dirigeants de l’industrie – soient davantage attirées par l’épargne et les investissements patrimoniaux que par la consommation. L’analyse qu’ils établissent à partir des résultats de l’Enquête Budget de Famille entreprise par l’INSEE en 1995, leur permet de montrer que la consommation occupe une part importante du budget des dirigeants et qu’elle revêt une allure autant relationnelle que matérielle. Ceci signifie que les dirigeants représentent non seulement leur entreprise, mais incarnent aussi l’appartenance à un milieu social spécifique. Ils n’hésitent par conséquent pas à réaliser des dépenses somptuaires afin d’alimenter et de préserver une image de stabilité et de prospérité. La prodigalité vise à couvrir les frais liés à la représentation et aux mondanités privées. A travers la « consommation » de relations et de fréquentations amicales et mondaines, les dirigeants sont adeptes d’une « commensalité de fonction ».

Si nous ne concluons pas que le recours sociétaire par les dirigeants répond exclusivement à un critère distinctif, loin s’en faut, nous présumons une coextensivité des motifs juridico-financiers et des motifs socio-symboliques. La richesse matérielle patrimoniale s’accompagne dans bien des cas d’une richesse technique. Plus que de leurs biens, d’aucuns aiment parler de leurs SCI et témoigner de la sorte de leur adaptation, même si celle-ci est dévoyée, à des environnements où droit et argent sont interdépendants. En se persuadant d’être à la pointe, ils gauchissent ou manipulent un instrument-emblème d’une rationalité technicienne 295 .

Notes
290.

Aux dires de notre enquêté, la SCI a joui du statut de must pendant très longtemps. Aujourd’hui, ce rôle semblerait dévolu à la holding.

291.

Sans déflorer les analyses proposées au chapitre 9, nous pouvons signaler que dans cette perspective les praticiens interviennent pour minimiser les risques fiscaux et juridiques potentiels et pour ramener une opération qu’ils réprouvent à des préoccupations économiquement et patrimonialement plus rationnelles ou raisonnables. Ils s’échinent à trouver des biens parmi le capital immobilier de leurs clients susceptibles d’être mis en société dans un dessein de défiscalisation et de transmission.

292.

Raymond BOUDON et François BOURRICAUD précisent que « L’effet de démonstration empêche de traiter la consommation comme un comportement strictement individuel, obéissant à la comparaison entre une échelle de préférences et des contraintes budgétaires […] ». Cf. Article « Besoins » in Dictionnaire critique de la sociologie, op. cit., p. 39-46. On comprend dès lors un peu mieux pourquoi les praticiens, adeptes du sur-mesure, rejettent des montages mimétiques et distinctifs, tendant à l’uniformisation comportementale et mésestimant les sacro-saintes dimensions financières.

293.

Cf. Marie-Anne FRISON-ROCHE, « Le contrat et la responsabilité : consentements, pouvoirs et régulation économique », op. cit.

294.

Cf. Thorstein VEBLEN, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, « TEL », 1978 (1899, 1970), p. 47-67. Cf. Nicolas HERPIN et Daniel VERGER, « Consommation et stratification sociale selon le profil d’emploi. Economie et statistique, n° 324-325, 1999, 4/5, p. 57-76.

295.

Sur les images de l’appropriation personnelle d’un outil juridique issu du monde des affaires, cf. infra, chapitre 7, § 7.3