Une double rhétorique du jeu et du risque

L’évocation des arbitrages nous invite à nous pencher sur une autre facette comportementale inspirée par l’usage sociétaire : le comportement ludique. En l’espèce, la dynamique du jeu se manifeste à deux niveaux : un jeu avec les règles juridiques 306 et un jeu avec les biens eux-mêmes. L’un comme l’autre caractérise assez bien les actes et la mentalité des investisseurs professionnels. En dépit d’un traitement à part entière de la première dimension dans le chapitre suivant, nous pouvons tout de même apporter quelques éléments pour démontrer leur interaction.

D’un point de vue lexical, l’idée de jeu renvoie essentiellement à celle de divertissement et de distraction. A priori, il serait incompatible avec des activités « sérieuses » de l’acabit de la gestion de patrimoine. C’est du moins ce qui ressort, par interprétation, de l’analyse des entretiens : « l’argent et le patrimoine sont des affaires sérieuses, à forts enjeux, qui impliquent des méthodes rigoureuses et rationnelles ». Les praticiens et la très grande majorité des porteurs de parts semblent unanimes à ce propos. Pourtant, jeu et méthode ne sont pas antagoniques et peuvent même se révéler étroitement liés. Pour qu’il puisse être correctement joué, un jeu admet des règles ou un modus operandi précis. D’ailleurs, les participants d’un jeu de sociétés emploient souvent des stratégies et des tactiques pour arriver à leur fin : remporter la victoire – i.e. dans l’optique gestionnaire, optimiser ses actifs et sa situation fiscale ou matrimoniale par exemple.

Si nous pouvons donc imaginer que tous les porteurs de parts enquêtés sont engagés dans une sorte de vaste jeu qui doit les amener à combler leurs attentes patrimoniales, il est bon de cerner ce qui chez eux relève véritablement du jeu (débat axiologique et éthique) et de mettre en évidence le caractère gradué de leurs perceptions.

De près ou de loin, la référence ludique innerve l’argumentaire d’un tiers des enquêtés (16/46). Il s’agit des porteurs de parts qui, par leur implication socioprofessionnelle (actuelle ou passée) et/ou par leur adhésion aux valeurs, pratiques et langage du monde des affaires, font des investissements rentables par des SCI la pierre de touche de leurs stratégies d’enrichissement personnel. En reprenant les propos d’un porteur de parts, nous pouvons dire qu’avec la SCI certains ont « l’impression de jouer au financier » [Didier]. Si d’aucuns affirment sans détour et de façon craintive, à l’aune des sommes investies, qu’« il ne s’agit pas d’un jeu » [Bernard], l’impression se transforme cependant en réalité concrète lorsque la feuille de route gestionnaire consiste à :

  1. « flairer les bonnes affaires » ou « sentir les coups », en fréquentant notamment les ventes aux enchères [Etienne],
  2. « faired’une pierre deux coups », en recourant à la SCI pour transmettre et défiscaliser simultanément [Serge],
  3. « refaire le même coup », c’est-à-dire monter deux SCI à an d’intervalle pour acheter des locaux commerciaux [Jean-Claude],
  4. «toujours tout négocier » [Rémi, Colette],
  5. « jouer avec les sociétés », [Robert].

Alors que pour Etienne, Serge et Rémi les biens immobiliers ressemblent à des placements-produits dénués de valeur affective – ils sont fongibles et interchangeables –, pour Robert et Jean-Claude, par contre, le respect des biens est primordial et ils préfèrent profiter des avantages que leur octroie à titre personnel le droit des sociétés : compensations matérielles régulières (cf. infra, § 6.4) et arrangements inter-sociétaires sporadiques (cf. infra, § 6.2 et § 6.3), plutôt que de prendre trop de risques marchands et de plonger un tourbillon d’incertitudes.

S’il est une accointance à remarquer, c’est justement celle entre le jeu et le risque. Dans cette perspective, nous pouvons faire état d’une conscience différentielle des risques gestionnaires 307 , toujours selon les mêmes principes positionnels et axiologiques. Dans leur exercice de mise en intrigue factuelle et idéelle, les enquêtés identifient bien le risque à une contrainte de gestion. Pour ceux qui s’attachent à la sécurité et à la précaution, le risque doit être réduit à sa portion congrue. L’investissement immobilier est perçu comme un placement sûr, quoique souvent moins liquide, qui encoure peu le risque d’une moins-value et qui, sur le long terme, délesté du poids des emprunts, apporte des satisfactions pécuniaires. En revanche, les autres, ceux qui se conforment à un ethos d’investisseur, le risque se présente comme une donnée avec laquelle on doit composer. Rémi, Pascal et Frédéric le précisent d’ailleurs clairement : « il n’y a pas de placements sans risques » ou encore « dans les affaires il y a toujours un risque » 308 . Pour autant, cela ne signifie pas qu’ils fuient la sécurité ou qu’ils ne sont pas précautionneux. Ils établissent une échelle de préférences temporelles qui donne à voir une possible cohabitation entre stratégie d’enrichissement et stratégie de transmission. Les deux ne sont pas foncièrement opposées ; nous pensons au contraire qu’elles s’inscrivent dans un continuum. C’est du moins ce que reflète, sous un autre angle, la validation de notre hypothèse sur l’interconnexion des motifs de recours sociétaire (cf. supra, chapitre 5, § 5.4).

A l’instar du jeu, le risque est polymorphe. L’analyse des discours nous permet de dégager 4 figures du risque gestionnaire : le risque fiscal, le risque financier, le risque commercial et le risque locatif. Si quelques enquêtés semblent plus sensibles à l’un qu’à l’autre en particulier, en fonction d’un vécu plus ou moins pénible en la matière, il est plus judicieux d’évoquer leur intercurrence, a fortiori, une fois de plus, quand le porteur de parts se grime en investisseur professionnel. Pour mieux préparer le lecteur aux points suivants, il paraît utile d’en voir brièvement le contenu :

  1. le risque fiscal. Tout en restant sur le qui-vive, l’Administration fiscale tolère l’emploi de montages sociétaires. Ceux-ci ne doivent pas être mobilisés pour contourner plus que de raison des règles fiscales qui le sont déjà. Le risque se situe donc au niveau des contrôles, redressements et autres requalifications pour abus de droit.
  2. le risque financier. La gestion d’un bien immobilier n’est pas à l’abri d’aléas conjoncturels qui influent sur l’équilibre financier de la SCI : travaux impromptus, départ d’un associé qui récupère sa mise initiale, etc. Le risque qui se présente ici est celui d’un abondement non prévu du compte-courant ou de la souscription à de nouveaux emprunts bancaires.
  3. le risque commercial. Selon la nature de la SCI, les parts peuvent être difficilement cessibles. En effet, les parts de SCI familiales trouvent rarement des cessionnaires en dehors du giron familial. Ce qui fait dire aux spécialistes que ce marché est hermétique et la production de liquidités pratiquement impossible. Pour preuve le cas de Françoise et Henri qui au moment de l’enquête éprouvaient les pires difficultés à céder les parts de leur SCI, les acquéreurs potentiels du studio étant refroidis par une structure estimée contraignante et préférant de loin ne racheter que le bien. Par contre, pour les SCI d’investissement et professionnelles, le risque est moindre dans le sens où, très souvent, les cessionnaires sont autant intéressés par le bien que par l’enveloppe juridique. Par-delà les négociations sur le prix, les deux parties, appartenant généralement à un même milieu, avec des codes et des repères proches, sont, pouvons-nous dire, sur la même longueur d’ondes.
  4. le risque locatif. Enfin, ce risque n’est pas propre aux SCI ; il touche aussi les propriétaires-bailleurs en direct. Toutefois, il importe pour le porteur de parts de surveiller de près les mouvements locatifs, d’anticiper les coups durs, puisqu’ils garantissent le maintien d’un système programmé d’autofinancement.

Quand dans le chapitre précédent nous avons énuméré les possibles motifs de constitution sociétaire, nous avons entrevu celui de la récupération d’un bien aux enchères [cf. Pascal et Solange]. D’une certaine façon, ce cas symbolise un idéal-type du jeu gestionnaire et sociétaire, sachant que les instigateurs du « coup » sont à la merci des surenchères des autres adjudicataires et donc d’un échec tactique plus ou moins cuisant. Une autre pratique témoigne à notre avis fort bien de la combinaison entre jeu, arbitrage et risque : celle des SCI en sommeil ou sans activité.

D’un point de vue réglementaire, la société en sommeil est une société « économiquement morte mais juridiquement vivante. » 309 Son existence peut soit coller à une stratégie économique volontaire, soit faire écho à une cessation d’activité dérivant d’une vente ou d’une banqueroute. Si dans la seconde occurrence la société est qualifiée de « sénile », elle est, dans la première, définie comme une société « infantile » attendant d’être réveillée 310 . Dans ces conditions, la société est immatriculée au RCS « sans activité » et devient, dans le jargon des affaires, une « coquille vide ».

A la suite de notre consultation des « fiches sommaires » informatisées du RCS, il paraît important de nuancer le sens de tels montages et des stratégies qu’ils supposent. A côté des SCI enregistrées sans activité ab initio, on rencontre des SCI qui deviennent « dormantes » au bout de quelques années d’exercice. Après avoir vendu le bien immobilier que leur structure juridique possédait, les porteurs de parts opèrent une dissolution administrative, sans toutefois l’accompagner d’une clôture concomitante de la liquidation. L’intérêt d’une telle procédure réside dans la conservation d’une société prête à accueillir de futurs biens acquis au gré d’opportunités. Si en fonction du calendrier qu’ils se sont fixés, les porteurs de parts ne font pas l’affaire escomptée, ils pourront toujours procéder à la liquidation de la SCI à sa radiation du RCS. Tout est finalement question de temps, de transitions stratégiques et d’allure des trajectoires personnelles. Sur un plan quantitatif, cette double pratique reste marginale puisqu’elle ne concerne que 3,5% de l’ensemble de l’échantillon (53/1 521). Nous avons en effet répertorié 11 SCI déclarées sans activité dès leur immatriculation et 42 liquidées au moins un an après leur dissolution anticipée.

Habituellement utilisée par des groupes financiers et d’affaires pour répondre aux opportunités et éluder les tracas d’une inscription légale, des particuliers souscrivent aussi à ces montages. Il ne s’agit pas bien sûr de n’importe quels particuliers mais de ceux qui font de l’investissement à la fois un jeu et un horizon et qui, comme Sylvain [PDP 36, 66 ans, courtier financier indépendant], s’approprient les principes d’action des investisseurs institutionnels :

‘« […] J’ai toujours une SCI ou deux avec des copains. Mais ces SCI, elles restent dans le tiroir. Elles restent dans le tiroir parce qu’elles ont quand même un numéro au Registre du Commerce et tout, mais on les met en non-activité pour ne pas recevoir du fisc et de tout le monde les charges à payer… Donc on déclare qu’on est sans activité. Par contre, si demain je trouve un truc à la bougie 311 , j’achète et elle est immatriculée. Il suffit de passer un document au… d’ailleurs le notaire me le demandera puisqu’elle est marquée sans activité. D’ailleurs quand il veut passer son acte de vente, il va voir le kbis (l’extrait du RCS). Il va effectivement dire « Pourquoi vous achetez un truc, la société est sans activité ? ». Alors, on la remonte […] Vous savez aujourd’hui, il faut toujours en avoir une sous la main. Dans les affaires j’entends, sinon vous en avez rien à foutre d’une SCI […] »
[Sylvain, PDP 36]’

Tout bien considéré, la dimension temporelle des stratégies et des arbitrages montre que l’outil sociétaire n’est pas réductible au statut de simple moyen. Qu’il nous soit permis à ce sujet de citer à nouveau Georg Simmel : « Alors que le moyen s’épuise complètement à la réalisation de la fin, qu’il perd sa force et son intérêt instrumental une fois la prestation fournie, l’essence de l’outil est de persister au-delà de son application particulière ou, encore, d’être appelé à rendre un nombre de service non calculable par avance […] » 312 . La réflexion simmélienne est d’autant plus pertinente pour notre propos que, généralement, les SCI sont constituées pour des durées suffisamment longues (99 ou 50 ans) qui permettent d’attendre sans inquiétude ou de prévoir une occasion. Du coup, objectivé par la SCI, le travail de prévision consiste, si nous reprenons les termes proposés par François Jullien, à « construire un raisonnement » et à « s’appuyer sur la logique du déroulement » 313 . Le premier moment exprime une rationalisation de l’occasion, c’est-à-dire la formulation de conjectures, d’un calcul à partir d’éléments conjoncturels, une appréciation la plus fine possible de la situation (programmation), tandis que le second transcrit l’adéquation d’une intervention efficace au cours d’un processus patrimonial déjà engagé (attente utile).

Notes
306.

Cf. supra, chapitre 1, § 1.2, pour une assimilation cognitive de la dématérialisation sociétaire aux principes du jeu de cartes, formulée par certains juristes.

307.

Dans les chapitres 7 et 11, nous aborderons la question des risques découlant de l’irrespect des obligations juridiques, de leur méconnaissance relative, ainsi que celle des effets socio-juridiques induits.

308.

Indiquons tout de même, en suivant Luc ARRONDEL et André MASSON, que les ménages possesseurs d’assurance-vie ou de produits de retraite – ceux détenant les montants de patrimoine les plus forts – investissent davantage dans des actifs risqués. Etienne, Rémi et Norbert intégraient cette catégorie des possesseurs d’un patrimoine diversifié. Cf. « Gestion du risque et comportements patrimoniaux », op. cit.

309.

Cf. Maurice COZIAN, Alain VIAINDIER et Florence DEBOISSY, Droit des sociétés, op. cit., p. 212.

310.

Ibid.

311.

« A la bougie » désigne un genre de vente au enchères présidée par un commissaire-priseur. Celui débute et achève l’adjudication en s’appuyant sur la combustion d’une bougie. Lorsque celle-ci s’éteint, le particulier qui a fait la grosse surenchère remporte le bien immobilier. Notons au passage que ces ventes sont presque exclusivement fréquentées par des « spécialistes » qui s’informent régulièrement, via un réseau ou les commissaires-priseurs eux-mêmes, des dates de leur tenue. Il n’est pas déplacé en l’occurrence de parler de milieu.

312.

Cf. Georg SIMMEL, Philosophie de l’argent, op. cit., p. 246.

313.

Cf. François JULLIEN, Traité de l’efficacité, op. cit., p. 86. Le philosophe indique que l’occasion se positionne au croisement du hasard et de l’art, qu’elle est la jonction d’où provient l’efficacité. Elle est une « coïncidence du temps et de l’action qui fait que l’instant soudain devient une chance »; Un moment à ne pas louper en somme.