Aménager, faire fructifier, projeter

Les économistes et les sociologues qui ont approché la question des attitudes des propriétaires-bailleurs lors de la dernière décennie s’accordent sur un point : la transmission et le degré d’engagement dans l’entretien des biens immobiliers se présentent comme deux indices probants d’un comportement patrimonial plus ou moins actif 314 . Derrière l’édification de types de propriétaires, ils montrent qu’à partir du début des années 90, à la suite de la crise de l’immobilier, les besoins d’amélioration et de remplacement du patrimoine se substituent peu à peu à la pure création patrimoniale. Nous entrons par conséquent dans une « ère gestionnaire » qui a pour effet, d’une part de fluidifier les marchés immobiliers et, d’autre part, de mieux conditionner la dévolution successorale de patrimoines hérités ou constitués au cours d’une vie. Pour ce faire, nombre de ménages ont diminué leur endettement, davantage mobilisé l’apport personnel, mais aussi tiré sur d’autres cordes : la revente de biens immobiliers, le réinvestissement des héritages ou appel à la solidarité familiale 315 … bref ont promu des arbitrages.

Si nous essayons d’établir un lien logique entre les raisons concrètes de certains montages sociétaires et les attitudes gestionnaires, nous pouvons voir se dégager chez les enquêtés deux grandes tendances stratégiques : une politique d’entretien moins dans un but spéculatif que dans celui de l’amélioration du confort d’un patrimoine d’occupation et/ou dans celui d’une transmission intergénérationnelle décente ; une politique de fructification et d’accumulation patrimoniales régulières dans l’optique d’une revente peu ou prou planifiée ou de la constitution de placements rentables. Bien que paraissant de prime abord inconciliables, ces deux tendances comportementales peuvent se côtoyer ou bien permuter dans le temps, au fil d’une redéfinition des besoins et des motivations, de revirements projectifs, de l’évolution des situations familiales et professionnelles :

‘« […] Notre but n’est pas d’augmenter le patrimoine mais de maintenir ce qu’on a. On a fait des travaux dans la maison de la Drôme et on en avait déjà fait une série avant. Ensuite, on a à finir les façades et les terrasses ; il reste encore un tas de choses. Pour l’instant, on rembourse les prêts. Nous, en gros, on perçoit 3 000 et quelques francs de loyers par mois et on rembourse 2 150 francs à la banque… et il y en a encore pour 10 ans. Donc ça nous laisse une petite marge de manœuvre pour payer deux trois bricoles, ce qui arrive régulièrement d’ailleurs, et puis se faire un petit « matelas » pour nous. Il faut être un peu prudent. Notre projet, c’est de rénover ce qu’on a déjà. Mes parents ont fait ce qu’ils ont pu à l’époque mais c’est resté un certain nombre d’années sans qu’il y ait trop de choses de faites. Notre projet c’est de faire deux salles de bains, une par étage »
[Alain, PDP 7]’

L’attitude gestionnaire d’Alain se comprend d’autant mieux que cette maison héritée de sa mère est très ancienne et fut le théâtre de son enfance. Il s’est fait un point d’honneur de lui redonner son lustre d’antan sans pour cela négliger la possibilité d’assurer ses arrières. Dans cette perspective, ses frères et lui ont pris le parti de créer une SCI et de vouer une partie de cette propriété, devenue résidence secondaire, à la location.

En effet, lorsqu’il détient en direct sa résidence principale ou secondaire, n’importe quel propriétaire ne jouit que d’avantages fiscaux réduits. Comme l'énonce un article du Code Général des Impôts (article 15/II), la déduction, de ses revenus fonciers, des intérêts d’emprunts contractés pour l’acquisition, l’apport, les dépenses d’entretien, de réparation et d’amélioration des résidences d’occupation personnelle est impossible 316 . Afin de contourner cette disposition réglementaire, Alain a donc choisi de monter d’apporter la maison familiale à une SCI. Toutefois, la parade ne peut véritablement fonctionner que si un contrat de bail est conclu entre la SCI et les intéressés, l’Administration fiscale ne pouvant invoquer un montage qu’à la seule fin d’une création anormale de déficit foncier. C’est pourquoi, il a dûment loué, via la SCI, un appartement construit dans la maison drômoise. D’un point de vue socio-anthropologique, la dimension symbolique et affective du bien suffirait à expliquer sa « stratégie de concrétisation » 317 . Néanmoins, en vertu d’une rationalité technicienne commune à beaucoup de porteurs de parts, nous pensons que la fiscalité est une dimension aussi importante, qui a toute sa place dans une analyse sociologique. Il n’est dès lors pas interdit d’affirmer que dans le contexte les deux dimensions se renforcent.

Ainsi, la réalisation de travaux d’aménagement et l’amorce ou la projection d’une transmission représentent deux stades temporels d’une même logique hybride altruiste-égoïste – i.e. « transmettre mais conserver la maîtrise » comme dirait Robert. Celle-ci s’exprime sensiblement au travers des donations-partages officielles de parts SCI démembrées (4 des 46 enquêtés) ou bien de tous les montages associant parents et enfants (24 SCI sur 109 ; cf. Tableau 37). Elle est d’autant plus forte chez ceux qui comme Alain ont hérité (7sur 46). En cela, nous pouvons dire qu’ils appartiennent à la catégorie que Jean-Paul Lévy et Odile Saint-Raymond appellent des « héritiers actifs », et qui se superpose, parfois selon les cas, à celles des « propriétaires familiaux » [Robert, PDP 12 ; Sandrine, PDP 26 ; Charles, PDP 35, 71 ans, retraité] et des « professionnels du bâtiment » [Pierre, PDP 25, 68 ans, retraité, ancien entrepreneur dans le bâtiment] 318 .

Mais en sus de ce pragmatisme gestionnaire empreint de valeurs solidaristes, le recours sociétaire objective également une disposition à la fructification patrimoniale dans un registre strictement marchand, personnel et/ou conjugal. Par rapport à la même typologie, les porteurs de parts incarnent des propriétaires « intéressés » et des « propriétaires professionnels », spécialistes de l’immobilier. Même si la transmission n’est pas leur ligne de mire, les travaux d’entretien demeurent tout même une étape obligée du processus gestionnaire. En assurant l’intégrité physique de leurs biens ou en leur apportant de ponctuelles améliorations techniques, les porteurs de parts de SCI professionnelles se dotent d’un capital monnayable sans trop de difficultés, à plus forte raison quand il est bien situé géographiquement, et matérialisent leur projet de défiscalisation ou de déficit foncier. Pour le coup, de nombreuses phases de travaux peuvent se succéder.

La stratégie d’amélioration/entretien définie par Jean-Louis pour moderniser son entreprise commerciale en fait foi. Depuis sa prise de pouvoir à la retraite de son père, il n’a eu de cesse d’agrandir l’affaire familiale. Outre l’embauche de personnel, l’extension de l’objet de son activité, la conclusion d’un partenariat avec une centrale d’achat nationale, il s’est tour à tour lancé dans l’achat de locaux mitoyens et dans la rénovation ou la transformation de biens déjà gérés par sa SCI. Quoique difficiles à digérer pour une petite structure comme la sienne, ces efforts sont perçus comme « le prix à payer » pour s’adapter à la concurrence acharnée des grandes surfaces et pour satisfaire les exigences des consommateurs.

Dans la mesure où il a reçu la plupart de son patrimoine professionnel de ses parents, Jean-Louis s’apparente de près à un « héritier actif » qui a su déclencher une dynamique de transformation immobilière à des moments-clés. Alors que nous aurions pu imaginer la présence d’un fort rapport affectif aux biens familiaux, il fait plutôt montre d’un attachement relativisé. Parmi ses descendants, aucun n’envisage sérieusement de reprendre le flambeau. Aussi envisage-t-il une éventuelle reprise par un tiers. Malgré des années de sacrifices à procurer un standing au commerce familial, il ne vit pas son rapport patrimonial sur le mode de la personnification ou de l’identification. Au fil des ans, le commerce a acquis une valeur marchande susceptible de générer d’intéressantes plus-values. Nous pouvons penser qu’il s’en ait convaincu assez tôt au point de faire de la fructification un cheval de bataille. Comme il le déclare lui-même : « il faut toujours avoir un projet ». Partant, c’est l’horizon d’une retraite « dorée » qui l’attire particulièrement. Dans cette veine, la SCI occupe une place de choix puisque si l’affaire venait à être cédée, il pourrait conserver son statut de bailleur et compléter sa pension de retraite par des revenus locatifs débarrassés des remboursements d’emprunts.

Telle qu’elle se donne à voir la logique du placement personnel relève de la préparation individuelle à la retraite. La fructification et l’aménagement du patrimoine mettent en relief une attitude propre à beaucoup d’indépendants, préférant « investir plutôt que cotiser » [Amid, PDP 29, 67 ans, retraité,]. Consommatrice de temps et d’argent, cette attitude peut par exemple s’articuler autour d’investissements réitérés, spéculatifs, répondant parfois à une sorte d’hédonisme – « il faut savoir se faire plaisir » [Etienne].

L’histoire d’Amid peut nous instruire sur ce sujet. Ancien patron de café et restaurateur à Lyon entre 1967 et 1985, il fait ses premiers pas dans l’investissement immobilier en 1982 à la faveur d’une opportunité. Grâce à l’un de ses clients, un notaire, il rachète pour un prix raisonnable un petit immeuble à rénover dans le quartier des Pentes de la Croix-Rousse. Exaspéré par les contraintes de son métier (horaires, charges, etc.), cet investissement s’offre à lui comme un « loisir » mais surtout comme une « issue de secours ». En effet, il nous a confié qu’en tant que commerçant il avait toujours cotisé a minima auprès de sa caisse de retraite complémentaire, préférant de la sorte débloquer son épargne et l’injecter dans la pierre. Dans ces conditions, l’objectif de fructification est venu relayer la panoplie des prestations sociales offertes aux commerçants. Conscient qu’en cotisant beaucoup ses droits seraient quand même modiques, il a regardé l’immobilier comme une solution assurancielle. S’il assimile ses débuts dans cette activité à du « dilettantisme » et à un moyen de ne pas rester prisonnier d’un métier difficile, le déroulement de sa trajectoire patrimoniale démontre que l’« amateurisme » cède peu à peu la place à une pratique plus achevée et compétente. Après avoir passé près de dix années à remettre sur pied son immeuble du quartier des Pentes, il le vend et se met en chasse d’un nouvel investissement. Au bout de quelques mois d’investigations, il trouve un petit immeuble en mauvais état à Caluire détenu par une SCI. Séduit par le discours de l’intermédiaire, il rachète les parts et le compte-courant et entreprend – comme dans le coup précédent – une série de travaux pour le revaloriser ; il construira 8 appartements dont le sien.

La capitalisation en vue de la retraite constitue par conséquent le cœur des stratégies de fructification individuelles. La question qui se pose dès lors pour tout investisseur préoccupé par cette problématique est de savoir s’il vaut mieux acheter des locaux professionnels ou des appartements. Pour Rémi, elle ne se pose même pas car seule la valeur d’échange importe et les locaux professionnels de rapport le lui en garantissent une juteuse. Par contre, pour Jean-Claude et Hélène son épouse, c’est la valeur d’usage qui l’emporte :

‘« […] On aurait tout aussi bien pu acheter un appartement à la montagne ou à la mer. Mais comme on bosse beaucoup et qu’on ne prend pas de vacances… Notre philosophie c’est d’investir dans le boulot et dans les outils de travail, ça c’est clair. Elle aussi, elle est orthophoniste. Elle aurait pu acheter un appartement à la montagne mais elle a acheté son cabinet. Moi, je suis salarié-cadre, même comme PDG, donc j’ai droit à une retraite cadre. Ma femme en tant qu’orthophoniste, même si elle fait ça depuis 25 ou 30 ans, même si elle a toutes ses annuités, la retraite des professions libérales, c’est peanuts. Donc notre philosophie était d’investir dans des biens qu’on pouvait revendre à la retraite pour se la payer […] On a fait des investissements pour garantir notre retraite en gros, pas pour investir pour nos enfants »
[Jean-Claude, PDP 20]’

Dans un cas comme dans l’autre, l’identité de propriétaire se construit par rapport aux mondes professionnels. Qu’il s’agisse de s’approprier les murs de son entreprise ou bien de ramener les locaux commerciaux à des placements, une vie de travail apparaît presque toujours comme une raison « méritée » d’appropriation privée. Dans ce contexte, l’usage sociétaire médiatise cette forme de compromis identitaire entre préoccupations professionnelles et préoccupations patrimoniales.

La réalisation de travaux et le désir de fructification sont communs à tous les porteurs de parts rencontrés. S’ils reflètent la force de leur potentiel stratégique, ils ne suffisent cependant pas à définir clairement les contours de leur potentiel projectif. Celui-ci se repaît aussi de la formulation de futurs projets immobiliers. 14 des 46 enquêtés déclarent ouvertement avoir de futurs projets – ce qui ne signifie pas, entendons-nous bien, que les autres n’en ont pas. Plus que par un effet d’âge, ces formulations projectives s’expliquent par la consistance des lignes de conduites stratégiques adoptées depuis longtemps, le niveau de ressources patrimoniales et financières, un habitus de professionnel ou d’ancien professionnel de l’immobilier, des inclinations individuelles quelquefois compulsives. Quelle que soit la prégnance de l’un ou l’autre de ces facteurs, le futur projet n’est envisagé que par le truchement sociétaire.

Ne vivant plus dans les Yvelines depuis une dizaine d’années, Didier pense prochainement vendre l’un de ses deux biens parisiens afin d’investir dans la région. Hésitant entre l’achat d’un chalet dans les Alpes ou de studios à rénover dans le centre de Lyon, il sait d’avance qu’il passera par la SCI car, comme il le proclame avec assurance, il « ne raisonne que par la SCI ». La réflexion est toujours menée sur la base d’une segmentation patrimoniale qui le taraude depuis le rachat de son entreprise industrielle. Pourtant, une autre dimension affleure. Après l’investissement dans l’immobilier de rapport, la résidence principale et les actifs professionnels, c’est l’acquisition d’une résidence secondaire qui l’attire. Nous passons donc d’un espace patrimonial tridimensionnel à un espace patrimonial quadri-dimensionnel, sachant que ses futurs biens feront toujours l’objet d’aménagements défiscalisés.

Ayant mis sa résidence principale en SCI, Colette est paradoxalement convaincue de l’« inutilité » du montage (elle ne le conseillerait pas elle-même à autrui). Comme beaucoup de montages de ce type, les dépenses prédominent, les recettes sont inexistantes et le spectre du contrôle fiscal rôde insidieusement. C’est pourquoi, elle caresse l’espoir de vendre sa maison et d’employer la plus-value dégagée à l’achat en cascade de studios. Elle parfera ainsi sa stratégie d’enrichissement personnel et pourra se comporter à nouveau comme la professionnelle de l’immobilier qu’elle fut par le passé. Le projet sied donc à sa logique de précaution et à son désir de ne pas rompre avec un métier qui lui a donné de grandes satisfactions personnelles et dont elle a la nostalgie.

Notes
314.

Cf. Jean-Paul LEVY et Odile SAINT-RAYMOND, Profession : propriétaire, op. cit., p. 143. Michel MOUILLART, « Les logiques patrimoniales dans les marchés du logement » in François ASCHER (dir.), Le logement en questions, Paris, Editions de l’Aube, « Essai », 1995, p. 100-139.

315.

Cf. Michel MOUILLART, « Les marchés immobiliers à usage d’habitation », Regards sur l’actualité, La Documentation française, n° 229, mars 1997, p. 39-55.

316.

Cf. Pierre FERNOUX, La gestion fiscale du patrimoine. Revenus et plus-values, Paris, La Villeguérin Editions, 4ème édition, 1998, p. 68 sq.

317.

Nous empruntons l’expression à Anne GOTMAN, « L’héritier et le commis voyageur » in Martine SEGALEN, Coordonné par, Jeux de familles, Paris, Presses du CNRS, 1991, p. 173-192. En forgeant ce concept, elle souhaite montrer qu’une maison familiale héritée n’est pas totalement destinée à disparaître ; elle peut être l’objet d’une conservation, d’une retransmission, d’une reconversion, de telle sorte que les héritiers peuvent aménager à leur guise leur nomadisme (vacancier, familial ou professionnel) tout en préservant leurs souvenirs.

318.

Cf. Jean-Paul LEVY et Odile SAINT-RAYMOND, Profession : propriétaire, op. cit., p. 113-152. Précisément, les deux sociologues construisent 10 types correspondant à trois groupes de trajectoires patrimoniales. Compte tenu de l’importance de leurs stratégies successorales et d’enrichissement personnel, ainsi que de la fréquence des travaux effectués, nos porteurs de parts intègrent 3 des 4 types du groupe des « trajectoires ascendantes » : les héritiers actifs, les propriétaires professionnels et les professionnels du bâtiment, et les deux 2 types de celui des « trajectoires intermédiaires » : les intéressés et les propriétaires familiaux. Il s’agit trivialement des propriétaires qui réhabilitent le plus leurs biens, qui les conçoivent comme un capital à faire fructifier et qui envisagent à plus ou moins longue échéance de passer la main à leur progéniture et à la former dans ce sens.