La transmission des modèles gestionnaires : entre perfectionnement, gratitude et rupture
L’exposition des divers modes d’accès à la connaissance sociétaire (cf.
supra, chapitre 5, § 5.2) nous a permis de juger de l’influence partielle des réseaux familiaux. Sans toutefois être aussi efficaces que la pratique professionnelle, le cursus scolaire ou la détention d’un capital réticulaire, ils méritent d’être pris en considération, ne serait-ce parce que la question de la transmission des savoirs, des procédés, des normes et des valeurs y pèse de tout son poids.
Bien plus que de transmettre des biens et des savoirs, la famille transmet, soit implicitement, soit intentionnellement, des attitudes. Celles-ci alimentent un processus de socialisation qui, au cours du temps, est soumis à des modifications, des dynamiques, génératrices de changement social
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. Outre le patrimoine lui-même, la gestion du patrimoine n’échappe pas à ce rapport de continuité et de discontinuité. Les modèles qui sont légués peuvent soit être conservés en l’état, soit corrigés compte tenu des contextes sociaux spécifiques que traversent les légataires. En définitive, nous observons des pratiques et des représentations variables qui dépassent le strict cadre de la SCI ou qui la réintègrent dans un système patrimonial plus général. Les attitudes vis-à-vis de la transmission et des traditions gestionnaires oscillent donc entre la césure, le respect et le renouvellement, et restent ce faisant toujours plus ou moins réflexives
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. Au décryptage de 3 attitudes familiales, nous ajouterons celui de 2 attitudes face à la transmission des procédés dans un milieu associatif et à une gestion traditionnelle des placements :
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Une adaptation de la donation sur fond de gratitude. Pierre a 36 ans lorsqu’il reçoit en 1968 de son père, par donation, une propriété lyonnaise présente dans la famille depuis 6 générations. Il emménage avec son épouse et ses trois enfants dans un domaine qu’il connaissait bien jusque-là pour y avoir passé, durant son enfance et son adolescence, la majeure partie de ses vacances. Si pendant de longues années il s’est senti gêné, ce n’est que 30 après qu’il prend véritablement conscience du bien-fondé du geste paternel ; quand, pouvons-nous dire, c’est à son tour de transmettre. Il interprète les mobiles qui ont guidé l’action de son père à la lumière des siens : il souhaite aider ses deux filles et son fils dans leur installation résidentielle (Le ménage de sa fille réside dans une partie du domaine, son autre fille et son fils ne résident pas à Lyon mais pourraient prochainement revenir ; de toute façon, Pierre souhaite ardemment que ses enfants viennent habiter dans un domaine qui fait plusieurs hectares). Avec du recul, il éprouve un sentiment de gratitude, teinté de dette, envers son père, puisque au-delà de la transmission d’un bien qui lui a permis de démarrer une nouvelle vie – et qu’il rénové régulièrement en 30 ans pour y installer sa résidence principale et le siège de son entreprise de bâtiment – figure la transmission de la libéralité comme procédé et celle, axiologique, de la nécessité de donner. Il reconnaît que son père « a eu une idée absolument géniale ». Pourtant, contrairement à lui, il ne procède pas à une donation en pleine-propriété. Désirant conserver la maîtrise gestionnaire et réaliser quelques économies fiscales, il a écouté les conseils d’un notaire réputé en constituant une SCI « démembrée » dont il peut échelonner la donation des parts tous les 10 ans en jouissant d’un abattement fiscal. Il reste maître à bord mais se heurte à l’incompréhension de sa fille aînée quant au sens de la nue-propriété et au sentiment de se sentir pseudo-propriétaire (cf.
infra, chapitres 7 et 10). Premier accroc dans le processus de transmission, où la fille aînée, défendant ses intérêts patrimoniaux personnels, semble plus attirée par le procédé qu’avait choisi son grand-père.
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Rompre avec une gestion à l’ancienne. L’installation de Jean-Louis en 1979 dans le fauteuil de gérant de l’entreprise familiale entraîne un abandon des méthodes de gestion paternelle. Citons-le :
‘« […] Le commerce de l’époque, vous ne l’avez pas connu, mais il y en avait au plafond, dans la cave, au grenier, à droite et à gauche (rires). Donc on a déménagé dans un local de 160 mètres carrés ; c’était déjà un développement important. Tout ça a été fait dans le cadre de la SARL. Bon, mon père avait des méthodes de gestion qui étaient les siennes à l’époque. On ne va pas rentrer dans le détail ».
R – C’est-à-dire ? Une gestion familiale ?
« C’était une gestion familiale et très personnelle. C’était l’époque où quand vous faisiez du commerce, du petit commerce comme ça, on pouvait faire fortune… enfin mettre un peu d’argent de côté. Bon, c’était sa méthode, mais en fin de mois, quand les charges étaient bouclées, ce qui était en excédent, eh bien ça passait à gauche (rires). Donc on a eu l’opportunité, enfin l’opportunité si on veut, disons qu’à partir du moment où ses enfants sont rentrés dans l’entreprise, bon on a fait pression pour la développer […] Tous les travaux, agrandissements, aménagements qui avaient été faits n’apparaissaient pas… A aucun moment, ça n’a paru dans les comptes de la SARL. Tout était fait par mon père en nom propre. Enfin bon, il y a eu des « salades » parce qu’à trois ans d’intervalle on a eu des contrôles fiscaux assez sévères à l’époque »
[Jean-Louis, PDP 10]’
- Si Jean-Louis n’abandonne pas le processus de patrimonialisation de l’entreprise, il tend à le réformer grâce à des méthodes plus modernes. La transition ne se déroule pas sans difficultés dans le sens où il indique avoir « fait pression » auprès de son père, habitué à des arrangements à la limite de la légalité. Tout porte à croire que la passation de pouvoir, et sa traduction sous forme de donation, a donné lieu à d’âpres discussions ; comme si Jean-Louis avait quelque peu « contraint » son père à partir. Une fois la dévolution organisée, il décide d’abandonner le statut de locataire pour celui de propriétaire. La SCI qu’il monte pour amortir et mieux répartir la charge des travaux cache en réalité une distanciation avec une tradition et une mentalité propres à beaucoup de petits commerçants de la génération de son père et estimées désuètes. Il n’est pas emballé à l’idée de faire du commerce « à l’ancienne » et le fait savoir. De fait, la SCI participe à la restauration d’une conduite plus prévoyante et une logique de modernisation de l’entreprise. A elle le soin de prendre à sa charge tous les travaux sur le foncier et l’immobilier ; à la SARL celui de relever le défi de l’informatisation et d’une nouvelle stratégie publicitaire. Autant de leviers en somme nécessaires pour juguler le déclin qui frappe le petit commerce depuis le milieu des années 60 et l’avènement des grandes surfaces commerciales. Les efforts juridiques et matériels enclenchés visent ainsi à faire de l’entreprise une structure intermédiaire entre le commerce de détail et la grande surface.
- L’immersion dans une culture familiale sociétaire. La description préalable des PCS des pères des enquêtés nous a conduit à voir que près d’un tiers d’entre eux appartenaient à la catégorie des dirigeants d’entreprise ou à celle des professionnels libéraux juridiques, comptables et financiers. Tout en énonçant l’idée d’un « déterminisme faible », nous avons conjecturé que les enquêtés avaient pu, et parfois su, tirer profit d’une familiarisation parentale avec les techniques sociétaires. Nous en avons d’ailleurs apporté la preuve empirique en abordant les cas de Solange et de Stéphanie. Celui d’Etienne est à ce sujet tout aussi éloquent. De plus, il présente des similarités avec celui de Jean-Louis, voire de Pierre. En 1972, il rentre avec ses deux frères dans la société commerciale fondée par son père en 1945. Devant l’augmentation constante du chiffre d’affaires, ils transforment la SARL en SA et créent de nombreux magasins dans la Presqu’île, à Paris, Strasbourg et Cannes. En 1989, la société devenue groupe fait son entrée à la bourse, au second marché. C’est à ce moment que la fratrie décide de répondre favorablement à une OPA amicale d’un concurrent parisien. Ils en retirent un très fort capital que chacun investit en partie dans l’immobilier au moyen de SCI. En 10 ans, les trois frères montent 16 SCI pour l’acquisition de biens professionnels de rapport, de studios et de résidences secondaires, surtout localisés dans la région. Cette retraite anticipée leur fait embrasser une carrière de rentier. En regardant les choses de plus près, leur culture des techniques sociétaires de gestion s’est façonnée au croisement des pratiques paternelles et d’une fréquentation soutenue des meilleurs praticiens de la place de Lyon. Le développement d’une culture et d’une rationalité sociétaires leur a permis de devenir des professionnels de la SCI mus par des valeurs d’enrichissement personnel et de transmission patrimoniale déjà éprouvées par leur père en son temps.
- Professionnaliser un fonctionnement associatif. La transmission des modèles gestionnaires n’a pas seulement cours dans les groupes familiaux. Comme en témoigne la méthode sélectionnée par Hervé et ses camarades, elle peut toucher d’autres groupements dont le fonctionnement intra-relationnel opère à la jonction, comme dirait Max Weber, de la communalisation et de la sociation. Quand Hervé décide de faire racheter les parts d’une SCI par une société civile-holding, il sait qu’il brave une ambiguïté et encoure une polémique : répondre à l’attente matérielle de militants associatifs, abhorrant le système marchand, en recourant à l’une de ses émanations instrumentales. Si le montage s’est concrétisé, c’est semble-t-il à force de persuasion et de compromis. En dehors de la possibilité d’aider la fédération à s’épanouir dans un local flambant neuf, de clarifier sa gestion et par là même occasion de faire un petit placement d’épargne – pour certains, il s’agit à vrai dire plus d’un souscription-don que d’une souscription-investissement –, il étaye ses arguments sur un précédent, devant lequel les militants ne peuvent rester sourds et impassibles. En effet, dans les années 70, plusieurs associations aventurées dans la sauvegarde du plateau du Larzac ont racheté en SCI de grandes quantités de terrains destinés à la construction par l’Etat d’une vaste base militaire. Devant la pression de l’opinion et une myriade de porteurs de parts à exproprier, les pouvoirs publics ont fait machine arrière. Quelques années plus tard, des associations écologistes – parfois les mêmes que dans le Larzac – ont aussi actionné le levier sociétaire pour empêcher, avec des fortunes diverses, la construction de centrales nucléaires. Quand bien même l’objet diffère, Hervé sait très bien que la SCI n’est pas inconnue dans ce genre de milieu et qu’il suffit, pour que son emploi soit justifié, de la dévêtir de ses oripeaux « affairistes » ou de réinterpréter, pro domo, son essence juridique. Après tout, la SCI n’a pas d’objet commercial et affiche quelques analogies avec d’autres groupements à but non lucratif comme l’indivision, la copropriété ou l’association (cf. supra, chapitre 1, § 1.1,).
- Créer un nouveau type de fonds de pension. Les montages sociétaires en cascade initiés par Frédéric s’inscrivent dans une stratégie de placement collectif, dont l’épargne des associés constitue le ferment. En élaborant un système gestionnaire à mi-chemin entre la SCI, la pierre-papier (SCPI) et le fonds commun de placement (FCP), il cherche à se démarquer des placements traditionnels diffusés par les établissements bancaires et les compagnies d’assurance, selon lui mal gérés et pas si rentables que cela. A l’origine de cette alternative, dont il retire une certaine gloire – « on est les seuls à faire ça ! »– se trouve une vive critique du Welfare State et du niveau des prélèvements obligatoires qui l’alimentent. Conformément à son credo libéral, sa stratégie est préventive ou anticipatrice : il est partisan des fonds de pension mais ne veut pas que la France soit submergée par des fonds de pensions étrangers. Son système de placement sociétaire est censé apporter une solution à la carence qu’il pointe du doigt. Ceci traduit chez lui une volonté d’affranchissement des grands groupes financiers, de reprise en main individuelle de la prévoyance collective et l’affirmation d’une identité de précurseur – quoique l’on rencontre un peu le même état d’esprit chez les gestionnaires des SCPI n’étant pas sous la tutelle des banques. En un mot, Frédéric souhaite agir plus que réagir, dans le respect d’une éthique libérale non-mondialiste
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