Du recours à l’emprunt à l’usage des comptes-courants. Sur la dialectique dépendance/indépendance financière.

Afin de financer leurs projets immobiliers initiaux, leurs travaux, des investissements ultérieurs ou des apports en nature à une SCI, les porteurs de parts ne peuvent faire l’impasse, à moins de disposer de fonds propres suffisants, sur des crédits bancaires. L’enquête montre que 45 des 46 porteurs de parts y ont recouru à un moment ou un autre de leur trajectoire patrimoniale sociétaire.

L’inexorable dépendance bancaire n’empêche toutefois les porteurs de parts de rechercher les meilleures conditions possibles et ainsi de faire jouer la concurrence. La soi-disant fidélité à une banque subit parfois une mise à l’épreuve qui débouche sur une redéfinition des relations commerciales et, à défaut, sur une défection au profit d’un autre établissement. Dans cette perspective, la préparation projective peut être soumise à une forme de « training ». Recherchant un local dans l’Ouest lyonnais pour y implanter leur clinique vétérinaire, Stéphane et Patrice ont d’abord pris contact avec plusieurs agences pour non seulement repérer et discuter les taux d’intérêts proposés, mais aussi pour réaliser des simulations financières. Ce n’est qu’après avoir signé le compromis de vente au nom de la SCI qu’ils ont arrêté leur choix. Jugée rébarbative, cette étape leur a malgré tout permis de découvrir quelques « ficelles » financières – ce qui est toujours utile quand on s’installe à son compte – et d’aiguiser leurs capacités à la négociation.

En sus des crédits classiques, à taux fixe ou variable, 3 porteurs de parts indiquent avoir opté pour d’autres solutions bancaires. Par exemple, Christine s’est vue proposer un crédit-relais. Pour s’installer dans une grande maison à Feyzin, avec son ménage, sa mère et son frère, elle a vendu sa résidence principale iséroise. La plus-value ne couvrant pas les frais d’achat et de constitution du capital de la SCI, son mari et elle ont été forcés de souscrire un crédit pour respecter la règle de l’apport capitalistique (1/3) et également pour racheter le reliquat d’un précédent crédit pesant sur leur ancien pavillon. Sa mère et son frère n’ont pas rencontré le même problème dans la mesure où les fruits de la vente de leurs appartements respectifs de la banlieue Ouest ont largement garanti le montant de leurs apports capitalistiques. A un autre niveau, le montage financier et l’utilisation du crédit sont le signe d’un penchant actuel à la sophistication des constructions patrimoniales :

‘« […] Pour les trois premières SCI, on a fait des emprunts bêtes et méchants, des emprunts comme il en existe partout avec remboursement des intérêts puis du capital. Puis pour la dernière SCI, on a trouvé l’astuce. Là on a vraiment peaufiné le truc. On a pris un emprunt « in fine » auprès d’une banque italienne, parce que les banques françaises elles ne connaissent que les hypothèques. Donc un emprunt spécial, puis en plus on a quand même eu des subventions assez importantes qui représentaient 30% de la mise de fond »
[Robert, PDP 12]’

D’inspiration anglo-saxonne, le montage « in fine » consiste à allier le financement d’un bien immobilier à un bon de capitalisation ou à un contrat d’assurance-vie 322 . L’acquisition du bien immobilier est financée par un prêt dont le capital est amortissable au terme. Pendant la durée du crédit, l’emprunteur ne rembourse que les intérêts. Il ne solde le capital emprunté qu’à l’échéance du prêt, en se servant de l’épargne qu’il a placée sur un support assuranciel. L’avantage que Robert en retire est double : d’une part il réalise une importante économie d’impôt puisque, en étant en SCI, les intérêts d’emprunt sont déductibles de ses revenus fonciers ; d’autre part, il évite d’hypothéquer un bien immobilier d’une grande valeur historique et symbolique. Il s’agit en effet d’une demeure Renaissance qui appartient à sa famille depuis des générations. L’hypothéquer aurait par conséquent été contraire au message trans-générationnel de conservation et de transmission dont il est actuellement le dépositaire. Cela aurait équivalu à une mise en danger du patrimoine et, par ricochet, à un manquement à sa mission. C’est pourquoi il s’est tourné vers une banque d’affaires étrangère, rompue à cette pratique et surtout réceptive à sa logique de précaution.

Si cette pratique n’implique pas un affranchissement total de la dépendance bancaire, elle reflète tout de même une variation des comportements financiers des investisseurs les plus taxés, car les plus aisés. Pourtant, l’obligation de placer son épargne sur un contrat d’assurance-vie peut être moins bien perçue. Tandis que Robert y voit la solution la mieux adaptée à la préservation d’un bien chargé symboliquement, Etienne n’y trouve qu’une vile manœuvre bancaire pour « racketter » des clients. Lui aussi s’est laissé inciter par sa banque à essayer de ce type de crédit. Mais malgré son taux d’imposition marginale, il préfère de loin des crédits conventionnels où l’on rembourse tout en même temps et où l’on y voit plus clair au final. Comme quoi, la détention d’un patrimoine très important géré en SCI ne suppose pas forcément de pousser la complexité à son paroxysme.

Quel que soit le type de crédit, les porteurs de parts usent en général de l’endettement immobilier pour bénéficier d’économies fiscales. Le principe, dont nous avons déjà parlé plus haut, en est assez simple : dans le but de surseoir à l’imposition foncière, les comptes de la SCI doivent être le plus durablement possible en déficit. L’idéal arithmétique étant que l’endettement corresponde à la valeur du bien sociétaire. Un tel effet de levier fait état de la mise en action de stratégies patrimoniales volontaires 323 . Cela étant dit, le recours à l’emprunt n’entame pas l’espoir d’exploiter, quand l’occasion se présente, des sources complémentaires :

  1. Les subventions de l’ANAH. Dans notre corpus, 4 porteurs de parts en ont bénéficié : Alain, Robert, Pascal et Stéphanie. Vu qu’ils ont choisi de conventionner une partie ou la totalité de leurs biens de rapport, ils ont pu obtenir une prise en charge par l’Etat de leurs travaux d’aménagement. Comme le souligne avec insistance Stéphanie, « cet argent est donné, pas prêté ». Il lui permet de mieux boucler son budget, de calculer le montant exact de l’emprunt à contracter par rapport à son apport et à ses aides, et, pour le coup, de dénoncer une dépendance qui, en tant que jeune propriétaire, « l’étrangle » quelque peu. La distinction entre le « donné » et le « prêté » vaut d’ailleurs d’autant plus que les aides sont nombreuses. Pour la restauration de sa maison Renaissance, Robert a décroché en premier lieu le soutien de l’ANAH – une dizaine de logements locatifs en loi Besson y ont été construits – et, en second lieu, celui du Conseil Général et du Ministère de la Culture – la maison est situé dans un périmètre de protection du patrimoine historique. Avec les déductions fiscales, les recettes locatives, les subventions viennent alimenter la pompe de l’autofinancement.
  2. Le crédit-bail immobilier. Il s’agit en bref d’une forme de location portant sur des biens immobiliers à usage professionnel et dont le locataire peut, au terme du contrat signé avec un établissement spécialisé, devenir propriétaire. Ce système vient en aide aux entrepreneurs qui s’installent ou qui souhaitent faire des investissements complémentaires mais qui ne peuvent offrir d’apport personnel. Ayant quitté l’encadrement bancaire pour le métier de chef d’entreprise, Patrick s’est résolu à cette solution, ses indemnités de licenciement ayant servi à racheter le capital d’une SARL. Précisément, il a monté une SCI intermédiaire pour donner en sous-location à sa SARL les murs nus. A l’issue du crédit-bail, quelques années après, la SCI a levé l’option d’achat incluse dans le contrat et est ainsi devenue propriétaire du local.

A partir de là, la question du financement revêt des formes différentes qui renvoient à la spécificité des contextes économiques, professionnels, familiaux et patrimoniaux. Dans quelques cas, il arrive que la SCI soit mobilisée comme une technique de refinancement pour encaisser la valeur d’un bien immobilier, tout en organisant une transmission à ses enfants, la protection de son conjoint ou la préparation de sa retraite. Possédant un bien depuis de nombreuses années, un couple peut par exemple décider, sur le conseil de praticiens avisés, de le vendre à une SCI, au capital de laquelle ils font participer leurs enfants ; ils peuvent également choisir de ménager dans ce même capital une place de choix à l’un d’entre eux. De ce fait, la SCI finance l’opération par un emprunt intégral.

Parmi les porteurs de parts concernés par ce montage financier, nous retrouvons tous ceux qui apportent des biens hérités ou acquis à une SCI et qui procèdent ou aspirent à procéder à une donation-partage des parts ou bien à des cessions de parts sous seing privé à leurs enfants. En plus de l’exonération partielle des droits de mutation à titre gratuit (l’abattement de 300 000 tous les 10 ans, le paiement d’un faible droit d’enregistrement), ils complètent leur stratégie fiscale par la déduction des intérêts d’emprunts que leur autorise la réglementation. Dans notre corpus, le refinancement touche 11 enquêtés. Il donne parfois lieu à des commentaires dans lesquels l’originalité du procédé peut susciter du scepticisme :

‘« […] J’ai pris un notaire qui aime bien ces montages de SCI ; c’est lui qui m’a aidé. Quand j’ai un problème, je lui passe un coup de fil. Mais enfin bon, ça me paraît pas quelque chose de très compliqué. Le plus dur, c’est de convaincre les banques.
R – C’est-à-dire ?
« Ben j’avais une maison et je me la vendais à moi-même, à travers la SCI. Et ça, quand je suis allé voir des petites banques de quartier, les mecs m’ont regardé… il a fallu que je monte dans la hiérarchie des banques pour que je trouve des gens qui me disent : « Il n’y a pas de problème, on va vous faire ça, on vous monte le dossier ». J’avoue que c’est quelque chose qui n’est pas obligatoirement répandu chez les banques […] Ils ne comprenaient pas comment on pouvait vendre quelque chose qu’on avait déjà, qui en plus rapporte fiscalement et que la banque me prêtait de l’argent. Parce que je me faisais racheter à moi-même 100% de la valeur avec le prêt de la banque. Donc, ça leur posait problème. »
[Didier, PDP 14]’

« Se vendre la maison à soi-même ». Telle est la traduction indigène du refinancement. Au début, lorsque le notaire lui en parle, Didier affiche son incrédulité. D’une part, il est surpris d’apprendre qu’on peut appliquer cette technique, jusque-là inhérente au monde professionnel des affaires, à un projet patrimonial domestique. D’autre part, il émet des réserves quant à la viabilité et à plausibilité du système. Ceci lui semble incohérent et nébuleux – ce qui pour un industriel de sa trempe peut paraître paradoxal 324 . Après plusieurs rendez-vous « explicatifs » avec le notaire, Didier se montre convaincu par le stratagème. Toutefois, il éprouve toutes les peines du monde à convaincre les banques de sa commune du montage et prend le parti de rencontrer directement des experts en la matière, plus à l’aise avec cette culture de la sophistication financière.

Ces quelques exemples renseignent le lecteur sur le fait que les emprunteurs et les prêteurs sont souvent engagés dans un rapport de force, où les habitudes, dispositions culturelles et rationalités subjectives s’affrontent. Il se manifeste aussi bien dans la négociation marchande que dans les représentations individuelles. Si nous faisons cas de la dépendance bancaire, nous remarquons que cette situation fait peur et qu’elle est en décalage avec le désir de conserver une marge de manœuvre. Pour s’en détacher un petit peu, le droit des sociétés leur donne le loisir d’utiliser, à tout moment, le mécanisme des comptes-courants d’associés (CCA).

Selon une réponse ministérielle du 23 octobre 1980, « l’apport en compte-courant consiste pour l’associé à consentir à la société des avances ou des prêts en versant directement des fonds ou en laissant à sa disposition des sommes qu’il renonce provisoirement à percevoir » 325 . L’associé qui abonde le compte-courant avec ses propres deniers se voit aussi doté du statut juridique de créancier. A rebours des emprunts ou des augmentations de capital à la suite d’un apport, l’utilisation des compte-courants est soumise à moins de formalisme juridique 326 . Alors que l’augmentation de capital doit être approuvée en assemblée générale et requiert une modification des statuts de la société, les comptes-courants doivent seulement être déclarés aux services fiscaux. En fonction des besoins réels et ponctuels de la société, les porteurs de parts peuvent ajuster leurs versements. Ils se détachent de la sorte des contraintes de l’emprunt bancaire ; ils ne sont pas assujettis à se porter caution et à fournir des garanties qui bien souvent les rebutent. De surcroît, les sommes déposées à vue ne sont pas forcément grevées d’un taux d’intérêt. Cela ne signifie que les avances ne puissent pas être rémunérées et planifiées, les statuts pouvant tout à fait formaliser les modalités de fonctionnement du compte et stipuler des intérêts. Toutefois, étant donné que la plupart des SCI de droit commun sont des structures à vocation familiale, la pratique de la rémunération reste marginale 327 . Enfin, il est à noter que, outre la souplesse d’action financière, le mécanisme apporte son lot d’avantages fiscaux. Si l’entrée ou la sortie d’un associé est programmée, la dette de la SCI est déductible de la valeur des biens immobiliers pour évaluer le prix des parts lors de leur cession.

En scrutant les modes sélectionnés par les enquêtés [cf. Tableau 41], nous relevons une large tendance à la mobilisation des comptes-courants. Qui plus est, celle-ci n’intervient jamais seule : elle est à 94,6% associée à celle de l’emprunt et/ou des apports personnels et en nature. Le croisement de ce résultat avec l’inventaire des augmentations de capital, établi à partir de « BDSCI.XLS », renforce d’ailleurs l’hypothèse d’une utilisation massive des comptes-courants, mais aussi de probables équilibrages entre les deux modes. En effet, moins de 7% des SCI de l’échantillon (104/1 521) ont réalisé au moins une augmentation de leur capital au cours de leur existence. Parmi elles, les SCI « ICP » s’en servent davantage que les SCI « HAB » : 63/104, soit 60,6%. Ceci s’explique, toutes choses égales, par le plus fort dynamisme patrimonial qui les affecte : par leur entremise, les dirigeants d’entreprise peuvent lancer de nouveaux investissements immobiliers (achats et aménagements) en recrutant de nouveaux partenaires bailleurs de fonds ou en obtenant des rallonges de crédit. Le nombre d’augmentations de capital touchant les SCI de nos enquêtés suit la même tendance – 7 sur 109 (6,4%) – et sont consécutives à des rachats de locaux [Hervé], à la revalorisation d’un patrimoine professionnel appelé à être transmis [Jean-Louis ; Martine, PDP 9, 65 ans, retraitée ; Bruno, PDP 11, 56 ans, expert-comptable et commissaire aux comptes] ou à l’entrée d’associés [Pascal, Sandrine, Frédéric].

Tableau 41 – Les modes de financements des investissements immobiliers sociétaires des enquêtés
MODES DE FINANCEMENT N %
Fonds propres seuls 1 0,9
Emprunt seul 1 0,9
Fonds propres + emprunt 2 1,8
Emprunt + avances en CCA 39 35,8
Fonds propres + emprunt + avances en CCA
dont apport en nature
66
11
60,6
10,1
TOTAL 109 100

Source : Entretiens et archives RCS

Notes
322.

Cf. Bruno PAYS, La gestion de patrimoine, op. cit. , p. 110-111.

323.

Cf. Frédéric GUILLAUMAT-TAILLET, « L’endettement domestique des ménages », INSEE Première, n° 395, juillet 1995. L’auteur souligne que la dette immobilière est d’autant plus fréquente et conséquente que le revenu des ménages est élevé. Ainsi, parmi les ménages les plus aisés, 9 sur 10 ont un projet immobilier en cours. Le recours à l’endettement immobilier paraît donc très sélectif : à âge et revenu comparables, les cadres supérieurs et les indépendants ont des taux d’effort supérieurs aux autres catégories sociales.

324.

Les représentations de l’artifice seront analysées dans le chapitre suivant.

325.

Cf. Marie-Antoinette COUDERT, « Droit Général des Sociétés : Comptes-courants d’associés », Juris-Classeur, Fascicules de commentaires, n° 370, 1999 (1995), p. 1-21.

326.

Cf. Maurice COZIAN, Alain VIANDIER et Florence DEBOISSY, Droit des sociétés, op. cit., p. 118 sq.

327.

Pour un contre-exemple, cf. infra, chapitre 11, § 11.3. Robert n’a eu aucun scrupule à fixer des intérêts pour ses avances en CCA, dans la mesure où son frère et sa sœur, associés avec lui dans 2 SCI, ont refusé d’apporter de l’argent frais pour certaines opérations.