Maniements capitalistiques et logiques socio-patrimoniales

La double allusion aux comptes-courants et aux augmentations de capital offre une transition sur un autre point de concordance entre stratégies financières, fiscales et patrimoniales : la fixation du montant initial du capital. D’après la loi, a contrario des SA et des SARL, les SCI ne sont pas tenues par un montant minimum et le capital n’a pas besoin d’être libéré immédiatement ; ce qui confère, nous nous en doutons, une grande souplesse d’action aux porteurs de parts :

‘« […] L’avantage c’est que vous pouvez montez une SCI sans mettre d’argent j’allais dire. L’argent vous sert à acheter ce que vous avez envie d’acheter. Alors que dans une SARL, vous êtes tenu par le Registre du Commerce, par la loi et les impôts, d’avoir déposé votre capital. D’ailleurs, le banquier doit vous délivrer un reçu comme quoi chaque associé, séparément, a déposé le nombre de parts et de sommes correspondantes. La SCI, ce n’est pas le cas »
[Sylvain, PDP 36]’

Ainsi, le succès des SCI ces dernières années s’explique en partie par cette prérogative juridico-financière. Le fait que nos enquêtés vivent dans l’aisance ne les empêchent cependant pas de rechercher des économies d’échelle. Dans leur esprit, l’argent doit être consacré à l’investissement. Sylvain, évoluant depuis pas mal d’années dans les affaires, se montre à cet égard très sourcilleux :

‘« Une SCI ne coûte rien. Rien parce que c’est vous qui la gérez d’abord, et vous ne vous payez pas vous-même. Au pire, si vous allez dans une banque, vous allez avoir des frais financiers pour la tenue de votre compte, puisqu’on part du principe que c’est un compte commercial, à peu de choses près. Mais ce que vous pouvez faire c’est ouvrir un compte aux CCP, comme je l’ai fait pour mes enfants ou pour d’autres gens. Puis les CCP ne vous prennent pas un centime. Il n’y a aucun frais. Je ne fais pas la publicité pour les CCP, mais si vous en ouvrez un au Crédit Lyonnais, ils vont vous prendre des frais de gestion d’un compte normal… plus de 1000 balles par an […]»
[Sylvain, PDP 36]’

Pour fonctionner, la SCI doit donc ouvrir un compte-courant dans un établissement bancaire qui lui servira à payer tous les frais et charges, à consigner les éventuelles avances pécuniaires des associés et à recueillir les bénéfices de la société. Il s’agit d’une condition gestionnaire sine qua non, car ne perdons pas de vue que c’est la SCI qui achète et vend, rembourse les échéances d’emprunts, réalise les travaux, etc. –,  même si l’on sait qu’elle n’est qu’une marionnette entre les mains de quelques personnes. Le choix des CCP prouve que dans la gestion patrimoniale chaque détail compte, dans la mesure où autofinancement signifie aussi minimisation des dépenses.

Concourant, au même titre que l’ouverture d’un compte, à la définition d’une rationalité financière et d’une identité de gestionnaire, la détermination du montant de capital sociétaire peut emprunter deux directions. Selon les objectifs patrimoniaux qu’ils visent, les porteurs de parts, assistés de leurs conseils, choisissent soit un montant faible, soit un montant important – i.e. représentant à peu de choses près la valeur réelle du bien immobilier contenu assorti des emprunts :

  1. Dans le premier cas de figure, le choix d’un petit montant obéit aux principes socio-normatifs d’une réduction des coûts et surgit comme une réponse directe à la brèche laissée ouverte par la loi. Toutefois, les parents qui envisagent des donations ou des cessions à leurs enfants à court et moyen terme y trouvent aussi un intérêt de nature fiscale. En effet, le calcul des droits d’enregistrement se fonde sur la valeur nominale des parts constitutives du capital. S’ils la font correspondre à la valeur vénale du bien, les droits à payer seront très élevés. Mieux vaut donc un petit capital, sachant qu’il pourra être libéré progressivement.
  2. A l’opposé, dans le second cas de figure, le choix d’un montant important ou équivalent à la valeur vénale du bien caractérise le comportement de porteurs de parts plutôt préoccupés par la problématique de la revente de leurs biens. Si leur bien a plus de 22 ans, ils seront exonérés de l’impôt sur la plus-value immobilière. Par contre, s’il est moins vieux, ils seront à la merci d’une imposition calculée selon la même méthode que précédemment. Dans le contexte, plus grand sera l’écart entre la valeur des parts et la valeur du bien, plus la plus-value sera importante et donc taxée.
Tableau 42 – Les montants de capital sociétaire selon la Destination
MONTANT (en francs) N HAB N ICP N TOTAL %
Inférieur à 10 000 379 254 633 41,6
Entre 10 et 100 000 136 81 217 14,3
Entre 100 000 et 1 MF 123 332 455 29,9
Supérieur à 1 MF 64 152 216 14,2
TOTAL 702 819 1 521 100

Source : « BDSCI.XLS »

Graphique 9 – Les montants de capital des SCI des enquêtés

Les résultats de notre enquête sur le fichier RCS dévoilent une forte propension à la première option [cf. Tableau 42]. Près de 42% des SCI de l’échantillon possèdent un capital inférieur à 10 000 francs. En regardant les choses plus finement, nous notons que cette pratique est plus en vigueur pour les SCI « HAB » (379/702) que pour les SCI « ICP », les associés de ces dernières préférant a priori fixer un montant de capital favorable à la cession. Néanmoins, le choix d’un petit capital n’y est pas délaissé (254/619). A cet effet, nous pouvons conjecturer qu’il concerne des porteurs de parts ayant recouru à la SCI pour acheter leurs murs commerciaux ou industriels mais dans laquelle on trouve, non pas des partenaires professionnels, mais des membres familiaux, susceptibles d’hériter un jour ou l’autre. En revanche, dans notre corpus d’enquêtés, la répartition est plus homogène mais « tronquée » par la sur-représentation des locaux « ICP » (74/109) : moins du quart des SCI ont un capital inférieur à 10 000 francs contre près de 60% affichant un capital entre 100 000 et plus d’un million de francs [cf. Graphique 9].

En règle générale, les porteurs de parts sont moins diserts que les praticiens sur les raisons de ce choix socio-financier. La plupart du temps, ils arguent de « bonnes raisons » qui ne sont pas toujours en harmonie avec les raisons objectives présentées par les praticiens. Nous avons comme l’impression que les moins aguerris ou les moins spécialisés d’entre eux suivent un raisonnement et un mouvement qui leur échappent parfois. Aussi certains juristes n’hésitent-ils pas à voir dans ce choix la résultante d’un phénomène de mode et de préconisations critiquables dispensées par des praticiens 328 . Nombre de porteurs de parts, notamment de SCI « ICP », se sont dans un premier temps laissés griser par cet avantage financier. Mais lorsqu’ils ont été amenés à vendre leur bien ou leurs parts, ils se sont rendus compte que l’apparent avantage pouvait virer à l’inconvénient rédhibitoire. Ils n’avaient pas pris soin, une fois les emprunts remboursés, de réaffecter les bénéfices disponibles pour compenser le restant du capital dû. Ils avaient, bien sûr, user des apports, des appels de fonds ou des comptes-courants, sans toutefois penser lors de la cession à restaurer dans leur comptabilité les transferts entre actif et passif.

Quand il rachète les parts d’une SCI détentrice d’un petit immeuble de Caluire à promoteur indépendant, Amid ne paraît pas très inquiet de son petit capital. Malgré sa pratique de l’immobilier, il ne connaît pas tous les rouages de la SCI ; il rachète les parts et les comptes-courants des 5 associés à un bon prix. C’est uniquement après avoir consulté son notaire qu’il prend conscience de l’écueil et qu’il en vient à regretter de ne pas avoir acheter en direct. Son objectif n’est pas de transmettre mais de s’enrichir en espérant dégager une plus-value pour racheter un autre immeuble. Pour ne pas être trop perdant, deux solutions s’offrent à lui : libérer le capital en réalisant des apports ou en contractant un emprunt – solution à vrai dire onéreuse car il a déjà des emprunts en cours et peu de liquidités – ou bien dissoudre la SCI et vendre le bien – solution non moins pénalisante que la précédente car il va payer l’enregistrement de la liquidation et, ensuite, l’impôt sur les plus-values immobilières ; ce qu’il devra payer ne sera pas équilibré par les fruits de la vente. Cette quadrature du cercle le conduit à nous mettre en garde non seulement sur cette contrainte, mais aussi sur la « mesquinerie » de certains intermédiaires plus soucieux de faire une opération lucrative que de jouer les pédagogues. Désormais, son opinion est irréversible et l’objet dans son ensemble pâtit du « manque de correction » du promoteur.

Notes
328.

Cf. Maurice COZIAN, Alain VIANDIER et Florence DEBOISSY, Droit des sociétés, op. cit., p. 498 sq. L’un des praticiens enquêtés, un conseiller en stratégie immobilière d’entreprise [PRAT 42], conçoit cette décision comme souvent irrationnelle. Dans le chapitre 8, nous aurons l’occasion de revenir plus largement sur les tensions existant entre certaines catégories professionnelles de praticiens, empreintes de jugements de valeur.