Cycles d’investissement, autofinancement et opérations en cascade

La très grande majorité des porteurs de parts se cantonne à des pratiques financières relativement rudimentaires ou courantes. Le simple autofinancement – « acquérir un immeuble pour rien » [PRAT 17, expert-comptable] – suffit à combler leurs intentions patrimoniales. Ce qui n’est pas si mal. Cela étant, il n’est pas impossible d’en rencontrer d’autres qui s’ingénient, par jeu, conviction ou intérêt, à complexifier le mécanisme de l’autofinancement en réinvestissant plusieurs fois. Pour ainsi dire, beaucoup de SCI ne se bornent plus à l’unique détention d’un patrimoine immobilier. Elles se meuvent en véritables structures financières et d’exploitation où la réitération temporelle des investissements dépasse la simple gestion de biens (encaissement des loyers) 329 . Même si au plan fiscal, elles ne sont pas qualifiées de « professionnelles », dans les faits, elles en possèdent tous les attributs. En regardant les choses en sociologue, il n’est pas incongru de relier ces attitudes rationnelles au symbolisme de l’argent tel que le conçoit Georg Simmel :

‘« Le sens de l’argent est d’être dépensé ; dès qu’il repose ce n’est plus de l’argent selon sa valeur et son sens spécifiques. L’action qu’il exerce dans certaines conditions à l’état de repos consiste en une anticipation de son mouvement à venir. Il n’est rien d’autre que le porteur d’un mouvement dans lequel justement tout ce qui n’est pas mouvement s’efface, il est pour ainsi dire actus purus ; il vit dans un continuel dessaisissement de soi à partir de tout point donné et forme ainsi le pôle opposé et la négation directe de l’être-pour-soi » 330 .’

Quand il écrit ces lignes, le sociologue allemand pense certainement au processus de financiarisation qui commence à affecter l’économie de son époque et à sa cristallisation dans les pratiques boursières. En définissant l’argent dans ces termes dynamiques, il semble reléguer le patrimoine matériel dans l’immobilité. Cependant, l’usage de la SCI comme technique financière nous démontre que patrimoine et argent sont liés, que les trajets empruntés par l’argent peuvent venir soutenir la fructification d’un patrimoine physiquement immobile. Dans ces conditions, « l’argent est une façon d’encadrer l’espace-temps, en associant instantanéité et délai, présence et absence » 331 . Rapporté à notre objet, nous dirons que les dynamiques financières et patrimoniales se confondent ou qu’un syncrétisme – i.e. une combinaison d’éléments culturels hétérogènes – s’opère.

Des 5 porteurs de parts de notre corpus qui ont expérimenté des réinvestissements au travers de plusieurs SCI 332 , il en est qui bâtissent un plan de financement dans le but de continuer leur enrichissement personnel et d’autres qui réfléchissent aux meilleurs arbitrages possibles afin d’entretenir un patrimoine familial et de le transmettre « clés en main » si l’on peut dire. Ecoutons d’abord Rémi :

‘« Si j’ai pu monter des SCI, c’est parce que j’avais placé en bourse et ça s’est bien passé ; ça m’a servi de garantie ».
R – De garantie ? C’est ce qui vous a procuré des revenus pour investir ensuite ?
« Pas vraiment, sauf pour A1, car mes SCI, comme je vous l’ai dit, je les ai montées sans investir en empruntant l’intégralité. Simplement, mais vous devez le savoir, les banques ne prêtent pas aux pauvres. Donc dans la mesure où j’avais une contrepartie sous forme d’actions, ils me prêtaient l’équivalent pour monter ma SCI. Mais si vous voulez, l’intérêt c’est que plutôt que de vendre mes actions et de me retrouver avec une seule SCI, ben je gardais mes actions et je montais ma SCI. Alors c’est le poker parce qu’effectivement il faut que mon locataire tienne le coup et que l’autre côté la bourse ne chute pas. Alors comme à l’époque la bourse a beaucoup monté, eh bien les SCI ont tenu le coup. Ça m’a permis de multiplier par 3 ou 4 le capital alors que si j’avais investi en direct… »
[Rémi, PDP 21]’

Lorsque Rémi prend connaissance des potentialités de l’autofinancement en lisant une revue spécialisée, il sait que le montage SCI est la solution à sa crainte d’appauvrissement. Grâce aux loyers encaissés, il pourra alimenter le remboursement des emprunts sans puiser dans la corbeille conjugale. Il élabore ainsi un planning annualisé d’investissements – ses 7 SCI sont montées à plus ou moins un an d’intervalle – et des échéances des prêts. A l’exception de la première SCI, il n’a fait aucun apport personnel. A chaque montage, il emprunte 100% des fonds nécessaires. Devant la rentabilité dégagée par ses opérations dans l’immobilier commercial, la banque le suit dans son projet. Plutôt que d’hypothéquer ses biens, elle lui accorde – parce qu’il est bon client – un nantissement de ses portefeuilles-titres. Il réussit donc à déjouer une norme bancaire en pariant sur les résultats à la hausse de ses actions et sur le respect du contrat de bail par les locataires. Cette conjonction factorielle lui permet de réinvestir dans un temps assez court.

Pour Robert, qui a également refusé l’hypothèque, la pratique du réinvestissement se dessine un peu différemment. Elle ne consiste pas en de nouveaux achats et montages mais en des travaux d’amélioration via des emprunts ou des apports en comptes-courants. Etant donné que les remboursements des crédits bancaires arrivent à leur terme, il réinjecte les bénéfices dégagés dans la fructification du patrimoine existant :

‘« […] Toutes les SCI sont actuellement plus ou moins positives. Bon ça fait un petit peu boule de neige, c’est-à-dire qu’on dépense immédiatement l’argent en reconstruisant quelque chose d’autres. A quoi ça me servirait de garder l’argent. »
« […] Une SCI qui marche, c’est une SCI qui a des rentrées d’argent. Donc toutes les SCI ont des revenus parce que constituer des SCI pour le plaisir d’en constituer ou de transmettre ses biens… il n’y a pas d’intérêt »
« […] Ça ne nous rapporte pas d’argent sous forme de salaires mais au point de vue patrimonial…le patrimoine a quand même changé de dimension en 20 ans. Au lieu de jouer à la bourse comme certains, la meilleure bourse qu’on a dans la famille c’est encore celle-ci »
[Robert, PDP 12]’

Quand il affirme que les montages motivés par la transmission patrimoniale ne sont pas dignes d’intérêt, il entend précisément ceux qui s’articulent autour de la simple dévolution d’un patrimoine de jouissance et dans lesquelles aucune source parallèle de revenus ne vient amortir un trop-plein de dépenses. Son attitude se situe au confins de celle de l’investisseur obnubilé par la rentabilité des ses biens et de celle du bon père de famille, garant du bien-être de ses proches. La valorisation du patrimoine qu’il entreprend depuis plusieurs années sous-tend une valorisation de l’esprit de famille. S’il agit pour ses enfants et son épouse, il agit aussi en mémoire de ses parents et de ses tantes qui, en leur temps et avec leurs moyens, avait tout fait pour maintenir un patrimoine séculier. Par respect pour leurs efforts, il applique des méthodes de financement qu’il avaient approchés lorsqu’il était jadis ingénieur et chef d’entreprise. C’est pourquoi, les profits engrangés dans une opération – ceux de la première des 4 SCI créée en 1981 et vouée à la location d’emplacements fluviaux – servent à recouvrir les pertes ponctuelles d’une SCI, à éviter une dépréciation temporelle et, le cas échéant, à racheter d’autres biens appartenant à la famille. Robert, son frère et sa sœur ont par exemple racheté à leur mère des terrains agricoles constructibles dont elle voulaient se débarrasser. Ils les ont introduit dans une SCI, ont constitué le capital avec les bénéfices tirés d’une autre, les ont remembrés et ont fait construire sur ceux-ci quatre villas de rapport.

En écho à l’assertion simmélienne, on remarque donc que l’argent ne dort pas ; son sens est sauf. Il se défait un peu de son abstraction car son utilisation raisonnée figure le mouvement de différentes valeurs de référence individuelles ou d’une mémoire collective. Le réinvestissement et l’autofinancement participent d’une stratégie de concrétisation.

Les cas de Rémi et de Robert illustrent plus à notre avis une pratique des montages-tiroirs que de réelles opérations en cascade, du moins telles qu’elles ont cours dans le monde des affaires. Pour ce qui les concerne, nous pourrons toujours parler de micro-opérations en cascade dans la mesure où, pour gérer et valoriser leur patrimoine, ils réalisent aussi des investissements créateurs de passif et comptabilisent un maximum de charges. La différence réside à vrai dire dans les volumes et flux des sommes et des biens maniés. C’est avec le système imaginé par Frédéric que nous nous rapprochons alors au mieux de la quintessence de ce type d’opérations. Suivant le même principe, il a crée 26 SCI en 15 ans. Les acquisitions sont financées pour partie par les fonds propres des associés qu’ils recrutent et qui sont placés ipso facto sur des comptes-courants. La masse financière récoltée lors des tours de table représente entre 25 et 40% du montant global des investissements. Le reste est financé par voie d’emprunts souscrits auprès d’établissements en relation d’affaires avec Frédéric ; ceux-ci sont en général remboursés sur 10 ou 15 ans. Dans le contexte, c’est la stratégie financière qui légitime le recours sociétaire car les associés n’ont jamais vu les biens. Ils se soucient surtout de la rentabilité, de la liquidité et des amortissements. Adhérant à la règle du jeu conçue par Frédéric, ils apportent de l’argent frais quand le besoin s’en fait sentir, celui-ci servant à procéder à d’indispensables augmentations de capital.

Figure 8 – Un groupe de SCI géré par une holding de tête

Le déploiement de ce genre d’ingénierie patrimoniale, financière et fiscale se manifeste chez très peu de porteurs de parts. Aux dires des praticiens, la sophistication ne fait pas tant d’émules que cela (cf. infra, chapitre 9, § 9.1). Malgré tout, l’apparente exclusivité sociale n’interdit pas à certains de se prendre au jeu et de fonder leurs propres systèmes. Ils estiment que leur patrimoine en vaut la peine et se donnent les moyens de flirter avec un univers nébuleux mais attirant. Mais si aux yeux de certains sophistiqué et alambiqué ne font qu’un, pour d’autres une ingénierie complexe peut se justifier. L’éventualité d’un recours à une holding, pour rationaliser la gestion de biens immobiliers regroupés dans des SCI, en fait foi. Comme nous n’avons pas rencontré de porteurs de parts concernés, nous étayerons notre démonstration par une simulation schématique [cf. Figure 8].

Soit un individu détenteur d’un gros patrimoine immobilier réparti dans 4 SCI (1 à 4). Afin de centraliser la gestion de leurs trésoreries, il décide de créer une holding qui va prendre des participations majoritaires dans chacune d’elles. Dès lors, un petit réseau de sociétés filialisées se forme autour d’une société-mère dont la vocation est de récupérer les excédents de trésorerie (résultats) en même temps que la charge des emprunts ; elle en contracte de nouveaux ou reprend à son compte ceux en cours. Toutefois, les résultats générés par les 4 SCI doivent être suffisamment importants pour autoriser la holding à gérer les emprunts et à distribuer des dividendes aux associés des SCI. Bâti sur l’effet de levier financier, le système se montre efficace lorsque la rentabilité des SCI excède le coût de l’endettement et lorsque les intérêts d’emprunts sont déductibles des résultats imposables de la holding. Ce système – très dépendant du bon vouloir des bailleurs de fonds – peut être complété d’un étage supplémentaire si les dirigeants de la holding choisissent, au détriment de la ventilation des dividendes, de réaffecter les dividendes à de nouveaux investissements immobiliers par de nouvelles SCI (5 à 7). De la sorte le patrimoine peut gonfler et la stratégie financière être reconduite 333 . Les instigateurs du montage pourront en outre confier le rôle de holding à une société civile dans le sens où leur ambition n’est pas commerciale mais patrimoniale. La liberté laissée par la loi aux rédacteurs des statuts (cf. supra, chapitre 1, § 1.5) leur permettra de fixer plusieurs points essentiels : protection de la gérance, détermination large de ses pouvoirs et des conditions de sa délégation, règles de majorité pour les prises de décision, création de parts à vote plural et non unique, possibilité de conserver le pouvoir décisionnel tout en ayant que peu de parts, etc. 334

Notes
329.

Cf. La société civile et la gestion de patrimoine en 150 questions, Paris, Edition Formation Entreprise– Litec, 1995, p. 118.

330.

Cf. Georg SIMMEL, Philosophie de l’argent, op. cit., p. 660.

331.

Cf. Anthony GIDDENS, Les conséquences de la modernité, op. cit. p. 34. Dans la théorie sociologique qu’il forge, l’auteur fait de l’argent le pivot de la délocalisation de la modernité. Rappelons qu’il entend par là « l’extraction des relations sociales des contextes locaux d’interaction, puis leur restructuration dans des champs spatio-temporels définis » (p. 29-30).

332.

Ceux qui ont plus de 5 SCI : Robert, Rémi, Pascal, Norbert et Frédéric.

333.

Dans cet exemple, nous avons affaire à une holding créée « par le haut ». Cf. Alain COURET et Didier MARTIN, Les sociétés holdings, op. cit., p. 14 et 64 sq. En l’espèce, les associés des 4 premières SCI apportent leurs droits à une holding qui leur octroie en échange une partie de ses droits. La participation des apporteurs dans le capital de la holding sera sans rapport avec celle qu’ils avaient auparavant dans les SCI ; ils seront à ce titre substitués par la holding.

334.

Ibid., p. 70-71. Par-delà des raisons idéologiques, c’est aussi en raison de cette souplesse socio-juridique que Hervé a fait le choix de formaliser son montage holding par une société civile [cf. supra, Figure 5].