Des cloisonnements et des interférences budgétaires

A la lumière de ces quelques éléments, il convient de mettre en évidence une autre des formes revêtues par les circuits financiers sociétaires qui, suivant les cas de figure, est caractéristique d’une concordance ou d’une discordance des sphères et temps sociaux. Par le canal des comptes-courants, les porteurs de parts sont toujours plus ou moins amenés à mobiliser leurs ressources personnelles, ou celles de leurs sociétés professionnelles, afin d’effectuer des campagnes de travaux ou compenser des déséquilibres financiers persistants. Pourtant, ils n’emploient pas ces ressources de manière univoque. Si le truchement sociétaire instaure une espèce de cloisonnement légal, dans les faits des arrangements peuvent survenir. Tout dépend alors des conjonctures économiques qui frappent leur patrimoine immobilier et des attitudes qu’ils développent par rapport à la palette législative.

Abordons en premier lieu le cas où une SCI est constituée pour gérer un bien donné en location à un entrepreneur, exerçant individuellement ou sous couvert d’une société commerciale (SA ou SARL) composée de plusieurs associés. A l’intérieur de notre corpus, 16 enquêtés sont concernés. Les trois quarts d’entre eux déclarent jouer scrupuleusement la carte du cloisonnement. Etant donné qu’ils ont monté la SCI dans le dessein d’une séparation patrimoniale, il paraît normal que les budgets des deux structures soient eux aussi bien séparés – on fait exactement comme si on ne se connaissait pas » pour reprendre une expression de Bruno. Dans ce contexte, le lien qui les unit est formalisé par un contrat de bail au sein duquel les devoirs incombant à chaque partie sont bien dissociés. Le vecteur contractuel institue alors entre les deux parties une communauté d’intérêts, qui est d’autant plus forte que les associés de la SCI se retrouvent à l’identique dans la société professionnelle. En conséquence, la SCI peut voir rôle son circonscrit à celui d’une simple « interface financière » [Béatrice] – une structure d’encaissement des loyers – et de maître d’ouvrage : elle achète le bien et prend en charge les gros travaux de rénovation financés par des crédits en son nom. Tous les travaux d’aménagement ou d’entretien intérieur relèvent pour le coup des comptes de la société professionnelle. De fait, la structuration des temps professionnel et sociétaire est bien délimitée, les agendas ne se recouvrant pas forcément.

Cela étant dit, la règle du cloisonnement se veut réellement pertinente si la trajectoire économique de la société professionnelle et de ses associés suit une courbe ascendante, épargnée de trop forts soubresauts conjoncturels. Dans le cas contraire, cette fameuse règle, tant préservée jusque-là, peut être assouplie :

‘Q – Entre la SCI et votre société, il s’agit de deux budgets bien séparés ? Tout à l’heure, vous me disiez qui vous aviez mis de l’argent pour combler les pertes.
« Alors là, si je peux répondre prudemment, je dirai qu’il n’y a aucune interférence possible et aucune interférence réelle. C’est deux budgets différents et je n’ai pas fait de vases communicants entre ma SA et la SCI. Par contre, là où il y a quand même un peu quelque chose, c’est quand j’ai acheté les locaux ici. C’étaient des appartements très vieux et c’est pour ça que je ne les ai pas payés très chers. J’ai fait des travaux importants. Donc j’ai partagé les travaux entre des travaux de structure payés par la SCI et des travaux d’aménagement payés par ma société […]. Alors on peut discuter. J’ai peut-être trop chargé la société locataire et pas assez la propriétaire. C’est dans des moments de gros travaux que le partage entre ce qui se fait, ce qui est la part du propriétaire et ce qui est la part du locataire, où il peut y avoir des vases communicants, où l’on charge plus l’un, plus l’autre. Comme j’étais propriétaire des deux, c’était à celui qui avait le plus d’argent. Comme ma société était un peu juste ces jours-ci, il a fallu refaire une porte qui ne fonctionnait pas bien. J’ai dit : « C’est la SCI qui paye, elle a de l’argent », alors que théoriquement c’est au locataire de payer. Donc il y a effectivement de temps en temps, sur des bricoles comme ça, des choses qui étaient payées par la SCI et qui auraient, en droit, dû être payées par la locataire. Mais personne n’empêchait le propriétaire de surseoir à son locataire (rires) »
[Jean-Claude, PDP 20]’

A travers le cas de Jean-Claude, l’émergence circonstancielle d’arrangements et d’interférences budgétaires ne doit pas nous conduire à penser que les porteurs de parts font le deuil du cloisonnement ou qu’ils se lancent dans une dynamique de contournement fiscal à tout crin – i.e. gonfler les dépenses de la SCI pour produire du déficit foncier. Le sacro-saint principe normatif de la séparation est simplement mis entre parenthèses le temps de laisser passer une période défavorable. Au regard de sa double fonction de gérant et de PDG, Jean-Claude érige une sorte de solidarité inter-sociétaire et s’autorise certaines libertés avec les clauses du bail. Bien que fixés ab initio, les devoirs attribués à chaque société sont informellement redéfinis. Au cours de leur existence, des sociétés de formation comme la sienne, marchant aux contrats de courtes durées, peuvent rencontrer de tenaces problèmes de trésorerie. Elles n’ont alors plus les moyens de respecter à la lettre leurs obligations contractuelles. Si la SCI enregistre de bons résultats, ses excédents sont utilisés pour pallier cette carence. Cela évitera le recours à un crédit coûteux en intérêts et l’amorce d’un cercle vicieux.

Du fait que le télescopage entre les budgets sociétaires et professionnels peut faire l’objet de sanctions judiciaires si des malversations ou des interdépendances financières douteuses sont constatées (cf. infra, chapitre 7, § 7.3), les porteurs de parts restent sur leurs gardes. Jean-Claude souligne avec amusement mais conviction que son choix substitutif n’était pas illicite. Sachant que les interférences ont été le fruit d’un contexte difficile, que tous les mouvements financiers qui leurs sont relatifs ont été datés puis consignés dans des registres comptables, il peut appréhender avec sérénité d’éventuelles récriminations administratives.

Dans les montages familiaux, dédiés au financement d’investissements résidentiels, nous retrouvons aussi cette attribution fonctionnelle. Cette fois-ci, les gros travaux sont l’œuvre de la SCI et les autres charges celles des groupes domestiques engagés dans un processus patrimonial. A l’opposé du schéma précédent, les porteurs de parts ne peuvent pas transiter par une autre structure, une interface, qui les soulage sur le plan financier. Ils sont alors forcés de piocher dans leurs fonds privés. Malgré tout, le recours sociétaire a pour eux le mérite d’une clarification des choix budgétaires :

‘Q – Vous disiez que beaucoup de travaux avaient été faits. Comment ça se passe ? Ça rentre dans la comptabilité de la SCI ?
« Alors il y a des choses qui rentrent dans la comptabilité de la SCI, puis il y a des choses de chacun paye un petit peu de son côté pour l’instant. C’est pour ça qu’il faut absolument qu’on se mette à faire les comptes. Si vous voulez, les travaux de chaufferie, ça a été payé en partie par moi…enfin c’est moi qui ais approvisionné le compte de la SCI. Mais je ne pouvais pas l’approvisionner en totalité donc eux aussi (sa fille et son gendre) ont approvisionné le compte et puis ça a été payé par la SCI. On a mis pas mal de choses au nom de la SCI. Par exemple, l’eau et l’électricité sont à son nom ; le fuel est payé avec le carnet de chèques de la SCI, les volets qu’on a changé aussi… Mais enfin la SCI c’est nous »
Q – Ça vous permet plus de facilités ?
« Oui (elle hésite) si vous voulez, en ce sens qu’on y voit plus clair […] »
[Marie, PDP 1]’

Comme dans le cas de Jean-Claude, Marie, Christine et Paul ont profité de la SCI pour réaliser quelques arrangements. En faisant payer à la SCI une grosse partie des charges qui normalement relèveraient de leurs bourses, ils cherchent aussi à compenser le coût de l’acquisition de la maison. La situation semble donc provisoire mais leur procure une chance qu’ils n’auraient pu saisir s’ils avaient acheté en direct et en indivision. Cependant, Marie relativise la portée du système ; la SCI possède une comptabilité certes différente, mais l’argent provient de la même source puisqu’il n’existe pas contrat locatif entre la SCI et des tiers. Nous sommes donc en butte à une première représentation artificielle de l’officialisation juridique : les relations communautaires priment sur les relations juridiques (cf. infra, chapitres 7 et 10).

Pour que le montage tourne correctement, et que sa mère ne soit pas la seule mise à contribution, Christine et son époux ont demandé à leur banque d’augmenter le remboursement mensuel de leur emprunt afin d’abonder le compte-courant de la SCI. Ils veulent par-dessus tout rester solidaires de Marie – la décision du regroupement à été prise en commun – et ainsi parer à tous reproches. Si le couple prend une part active au bon fonctionnement de la communauté, il sait pertinemment que sa situation financière le marginalise un peu dans la SCI. La solution des virements bancaires vaut aussi bien pour les SCI qui en sont à leurs prémices, et dont les membres n’en sont encore qu’à réfléchir sur le partage des charges, que pour celles qui ont quelques années d’existence, qui ont résolu ce problème et qui médiatisent une logique fiscale :

‘« […] Comme la SCI est toujours en négatif, il faut bien que quelqu’un la finance. Donc c’est moi qui la finance. En fait, il y a un transfert tous les mois par virement automatique pour couvrir les besoins de la SCI. Et ça, je le fais toujours par transfert. Je n’envoie jamais un chèque ; ça serait donc plus simple si j’avais à remonter la comptabilité »
[Didier, PDP 14]’

Dans le cas de Didier – comme dans celui d’ailleurs de Serge, qui pratique des décaissements en chaîne du compte professionnel au compte privé et du compte privé au compte de la SCI –, les arrangements financiers prennent une autre coloration. Son patrimoine est un patrimoine locatif ; il a donc de recettes. Cela étant, sa SCI est toujours déficitaire car les échéances des remboursements d’emprunt restent supérieures aux rentrées locatives. Vu que sa démarche est intentionnelle, il n’a pas d’autre alternative que d’user des ressources conjugales. L’effet de levier de l’endettement est autorisé mais dans la mesure où les déficits ne sont pas anormalement récurrents.