Propriétaire ou locataire ? Un curieux dédoublement statutaire

Poser le problème en ces termes peut sembler insolite dans la mesure où il s’agit de deux statuts d’occupation bien distincts, aussi bien d’un point de vue juridico-économique que d’un point de vue sociologique. Pour certains sociologues, ayant notamment traité de la question des stratégies résidentielles, les locataires et les propriétaires manifestent vis-à-vis de leur condition immobilière des « dispositions éthiques » qui leur sont propres 335  – et ce, bien qu’elles puissent évoluer dans le temps si le locataire devient propriétaire et vice-versa. Nous établirons la même constatation à propos des locataires et des propriétaires de locaux professionnels et commerciaux ou de bâtiments industriels. S’il ne fait aucun doute que l’observateur se trouve en l’occurrence confronté à deux séries normatives et axiologiques sui generis, qu’advient-t-il lorsque, au travers du recours sociétaire, nous assistons à un recouvrement des deux statuts ? Etrange tour de force.

Telle que nous l’entendons, l’ambivalence statutaire n’affecte que les porteurs de parts de SCI montées pour acquérir et gérer des biens d’occupation personnelle. Soit dans notre corpus 34 enquêtés sur 46 (73,9%), répartis de la manière suivante : 12 porteurs de type « HAB », 19 de type « ICP » et 3 de type « HAB/ICP ».

Afin d’être en conformité avec la loi et de filtrer avec les flux financiers – consacrer certaines ressources exclusivement au solde des emprunts – ils sont censés rédiger un contrat de bail dans lequel ils représentent, eux personnellement ou leur société commerciale, la partie locataire et leur SCI la partie propriétaire. Au motif qu’il va leur servir à jouir d’avantages fiscaux, à régler un problème d’installation professionnelle ou à concrétiser un projet d’accession à la propriété, l’instrument sociétaire enfante ainsi une situation d’auto-location ou de dédoublement statutaire. Si la doctrine juridique et la jurisprudence reconnaissent bel et bien l’existence de deux parties 336 , certains enquêtés font part d’impressions plus mitigées qui renvoient autant aux déterminations contextuelles (cf. supra, chapitre 5, § 5.4), aux objectifs qu’ils poursuivent qu’à leur positionnement social et au degré d’intégration cognitive des concepts juridico-financiers.

Pour des porteurs de parts qui ont choisi la SCI par défaut – remémorons-nous les cas de Roland et de Georges – , la représentation d’une virtualité contrainte prédomine. L’impossibilité réglementaire de « se louer à soi-même », en tant que professionnel libéral indépendant par exemple, suscite une sorte de résignation sur l’usage de solutions factices. L’installation professionnelle n’était pas appréhendée en première intention. Par contre pour les autres, ceux qui ont témoigné d’un choix délibéré ou qui se sont laissés charmer par de probantes démonstrations utilitaristes, l’idée d’endosser un statut « virtuel » ne les émeut guère. PDG d’une SA d’expertise-comptable lyonnaise et gérant de la SCI qui accueille ses bureaux, Bruno indique que lui et ses associés « font exactement comme s’ils ne connaissaient pas le propriétaire ». Chaque société a une vie juridique et comptable bien délimitée malgré des associés communs. Désirant devenir propriétaires à tout prix, pour s’affranchir de la férule d’un bailleur, ils se sont parfaitement accommodés, au contraire de confrères attachés à davantage de simplicité, de cette solution médiane qui ne gauchit en rien leur volonté d’indépendance immobilière. Dans leur sillage, 16 des 19 porteurs « ICP » sont adeptes de cette attitude du « faire semblant ».

Au risque de nous répéter, nous tenons à rappeler à des fins d’éclaircissement que l’arbitrage propriété/location dans les milieux de l’entreprise, et donc l’ambivalence des représentations statutaires, nourrit des débats de spécialistes depuis maintenant plusieurs années. Ils ont eu et ont encore pour effet de modeler les attitudes d’entrepreneurs tiraillés entre une problématique d’économie d’entreprise et une problématique patrimoniale 337 . Pour des défenseurs de la SCI comme Bruno, le recours sociétaire permet de conjuguer un profond désir de propriété et le projet d’une future revente facilitée par le fractionnement du bien. En réponse à cet argument, les détracteurs de l’acquisition immobilière professionnelle allèguent que l’immobilier est une contrainte de plus qui vient se greffer à celles auxquelles les entrepreneurs doivent déjà faire barrage. La mise en SCI ne gage pas pour eux d’une revente simplifiée car les marchés et les conjonctures financières sont par définition volatils et capricieux. Au détour d’une crise immobilière, comme celle des années 90, les prix peuvent perdre toute consistance et le patrimoine déchoir. Malgré tout, les tenants de la seconde approche rejoignent leurs adversaires sur l’intérêt d’une acquisition, si et seulement si une bonne affaire s’offre au chef d’entreprise (bon prix, bon emplacement, bonne structure). Dans ce cadre, l’aubaine ne provoque pas à proprement parler une réorchestration de la stratégie d’entreprise et l’immobilier ne se transforme à pas en priorité.

Parallèlement à ces prises de position, l’arbitrage dépend donc des systèmes de préférences et de la culture des chefs d’entreprise. Certains patrons de PME/PMI préfèreront posséder les murs de leur activité parce qu’ils ont l’impression de rester maîtres à bord de leur navire – ils se constituent un patrimoine et espèrent dégager une plus-value à la revente – mais aussi parce le secteur d’activité dans lequel ils évoluent implique moins de mobilité ou de flexibilité. A la faveur d’un principe d’homologie comportementale, ils raisonnent comme des particuliers face à l’achat de leur résidence principale : ils rejettent l’idée de loyers à perte. A l’inverse, d’autres patrons se dirigeront vers une location seyant mieux aux perspectives de croissance et de réversibilité de leur entreprise. Ils considèrent avant toutes choses le bien immobilier comme un bien d’exploitation pourvu d’une valeur économique. Dans leur cas, le statut locatif est aussi perçu comme un vecteur d’indépendance. Eu égard au capital financier que nécessite un démarrage, à la volonté de ne pas immobiliser des fonds propres et de ne pas trop s’endetter, ils ne souhaitent pas devenir propriétaire immédiatement.

En mettant en perspective ces deux systèmes de préférences typiques, nous pouvons inférer l’existence d’une ligne de partage culturelle entre d’un côté une stratégie patrimoniale propre à beaucoup de patrons de PME/PMI familiales et, de l’autre, une stratégie technique et quasi scientifique symbolisant la logique d’action de patrons « managers » 338 . Comme le soulignent les experts de l’entreprise, les attitudes et les croyances ont profondément évolué depuis les années 60 339 . De cette époque à la fin des années 70, les patrons profitent de la stabilité des besoins immobiliers de leurs entreprises, sur leur enracinement géographique ainsi que sur la relative ouverture des marchés, pour soutenir une stratégie purement patrimoniale (immobilisations et amortissements via leur SA ou SARL). Ce n’est qu’avec les grandes mutations économiques nationales et internationales des années 80 que les mentalités et les préférences changent, la diffusion du principe de délocalisation et les préoccupations financières liées à la recherche d’une plus grande adaptabilité contextuelle suscitant un recentrage sur la location. Aujourd’hui, deux tiers des patrons se dirigent vers la location contre un tiers vers la propriété.

Si nous nous en tenons à ces observations, on peut se demander pourquoi, selon quel processus, la technique sociétaire est à l’heure actuelle tant répandue dans les milieux de l’entreprise. Par-delà le jeu des préférences individuelles, le compromis qu’elle autorise, entre une logique assurancielle personnelle et une stratégie d’entreprise, montre de manière sous-jacente la persistance d’une régularité traditionnelle ou coutumière : l’attachement à la propriété et les profits socio-symboliques qu’on en retire (autonomie, distinction, etc.). Celle-ci est devenue une norme que même les contextes économiques les plus « ingrats » n’ont pas réussi à éroder. Tout au plus ces derniers ont-ils induit l’émergence de solutions alternatives et de statuts d’occupation hybrides, plus ou moins facilement acceptables au plan individuel – i.e. provoquant l’approbation ou la désapprobation, des postures légalistes ou des attitudes « allergiques ».

Notes
335.

Cf. Paul CUTURELLO, « Propriétaires et locataires : diversité et différences » in Yves GRAFMEYER et Francine DANSEREAU, Textes réunis par, Trajectoires familiales et espaces de vie en milieu urbain, Lyon, PUL, « Transversales », 1998, p. 263-281. Il distingue la location en location subie, location choisie et location passage et la propriété en propriété inaccessible, propriété éventualité et propriété projet. Les dispositions éthiques relatives et donnant corps à chacun de ces statuts subjectifs entraînent la mise en œuvre de « dispositifs consommatoires » particuliers.

336.

Quoique la dernière soit quelquefois amenée à constater des défaillances locatives ou des baux fictifs qu’elle condamne sans équivoque. Cf. Pierre FERNOUX, La gestion fiscale du patrimoine, op. cit., p. 70-71. Michel DESLANDES, « Une entreprise à risques : louer son logement à sa SCI », JCP – La Semaine Juridique, n° 43, octobre 1994, p. 635-636.

337.

Ce petit excursus prend appui sur un entretien avec un conseiller indépendant en stratégie et transmission d’entreprise, ancien expert-comptable et cadre bancaire [PRAT 32].

338.

Cf. François CARON, « L’entreprise », op. cit.

339.

Cf. Claude HEURTEUX, L’immobilier d’entreprise, op. cit., p. 63 sq. Cf. aussi Expert & Décideurs. Le magasine de l’Ordre des Experts-Comptables pour l’entreprise, « Le patrimoine du dirigeant : savoir le gérer et le conserver », n° 8, juillet 1999.