De quelques jeux locatifs : loyers arrangés et occupation préférentielle

Pour ce qui concerne les 12 porteurs de type « HAB », l’intermédiation sociétaire produit des sentiments et des attitudes encore plus diffus. Tandis que certains vont respecter à la lettre la logique déontique du dédoublement statutaire et y dénicher des avantages gestionnaires, d’autres vont procéder à des accommodements locatifs qui attestent d’un « embarras » vis-à-vis des obligations légales. Ils agréent le principe du bail formel tout en faisant en sorte que leurs intentions et stratégies ne soient pas trop perturbées. Pour eux, la SCI ne doit pas venir bouleverser leur projet, familial ou conjugal, d’acquisition et/ou de transmission et leurs habitudes patrimoniales gestionnaires. Ils veulent rester maîtres de l’outil et réduire l’immixtion réglementaire. Nous pouvons même en arriver à des situations où la SCI n’existe pas, où la conscience de la personnalité morale et de ses devoirs est évanescente (cf. infra, chapitre 7, § 7.2).

La pratique des loyers arrangés se présente comme un effet de cette représentation de la facticité. Parmi nos enquêtés, seulement 3 affirment y avoir recouru : Colette, Pierre et Solange. Alors que la loi les enjoint à fixer un montant de loyer en accord avec les prix du marché, pour ne pas risquer une sanction pour abus de location, les porteurs de parts peuvent passer outre dans le but de privilégier un proche ou un parent. Dans ce contexte, la logique d’entraide familiale prend le dessus sur la norme réglementaire 340 . Un contrat de bail est certes rédigé en bonne et due forme mais il n’a pas la même portée que dans une location à des tiers. Quand Pierre monte sa SCI en 1998 pour effectuer une donation-partage des parts démembrées à ses trois 3 enfants, sa fille aînée et son ménage habitent dans une partie de son domaine, transformé en vaste appartement, depuis déjà douze ans. Il lui consent à titre exceptionnel un loyer d’à peine 3 000 francs par mois pour 150 mètres carrés. Dans la même logique solidariste, Solange décide en 1995 de louer à sa mère retraitée un appartement du 1er arrondissement de Lyon qu’elle détient dans une SCI depuis 1990. Cette dernière a quitté la région parisienne pour se rapprocher de sa fille aînée. Solange n’hésite pas à lui louer les 100 mètres carrés pour seulement 900 francs mensuels, ce qui, vu les montants des loyers de la Presqu’île, confine au dérisoire. Si le soutien à un parent doté de ressources modérées a bien entendu compté, Solange a aussi établi ce montant par calcul : les 900 francs couvrent le coût mensuel des frais et charges de la copropriété, des assurances et de la taxe foncière. Elle y perd un peu parce que ce loyer ne couvre pas exactement l’échéance de remboursement de l’emprunt souscrit pour l’acquisition, ce qui l’oblige à abonder le compte-courant avec son argent personnel et à reconsidérer sa stratégie de déduction fiscale. Cependant, l’intérêt est ailleurs. Enfin en 1997, Colette, tout de suite après avoir emménagé dans la maison qu’elle louait depuis 1992, prend le parti d’établir un loyer de convenance dans une perspective prophylactique de protection de son concubin :

‘« […] La SCI a une somme d’argent à rembourser à la banque qui est fixe. Donc le loyer la couvre, c’est-à-dire que je me suis quand même fait un loyer un petit peu inférieur parce qu’en cas de décès, celui qui reste ne doit pas être pénalisé. Ça s’est fait en assemblée générale. On s’est fait un contrat précisant qu’il y a une gratuité d’un an vis-à-vis des héritiers, le temps de se retourner parce qu’en cas de décès il y a les assurances qui payent l’autre moitié de la maison […] »
[Colette, PDP 23]’

Ce genre d’arrangement, qui défie un peu les conventions, revêt d’autant plus d’acuité que les montages sociétaires sont conçus en famille ou en couple pour protéger et transmettre. Pourtant, il touche parfois aussi des montages « ICP » mais dans une mesure faisant que l’exception confirme a priori la règle de la clarté contractuelle. Gérant de SARL, très à cheval sur le formalisme juridique, Patrick avoue avoir fixé un loyer de convenance entre sa SARL et sa SCI durant quelques mois, le temps que son activité démarre correctement. Une fois sa SARL redevenue créditrice, il s’est empressé de régulariser la situation en fixant un loyer « normal ». Se présentant comme quelqu’un de légaliste, conscient des interdits et soucieux de sa réputation, cet accommodement s’est imposé à lui. Il n’a pas été le fruit préméditation frauduleuse, qu’il stigmatise au demeurant chez d’autres chefs d’entreprise. Le ton du discours laisse d’ailleurs paraître par moments quelques regrets. Chez Jean-Claude par contre, l’arrangement locatif est également conditionné par les aléas conjoncturels mais ne se définit pas en termes pécuniaires :

‘« […] Je crois que comme propriétaire, la SCI a été d’une patience à tout casser. Comme je savais que je n’avais pas d’argent pour payer le loyer, on attendait deux mois, trois mois ou quatre mois à perte de loyer, ce qu’un propriétaire étranger n’aurait jamais supporté. Voilà, c’est des trucs comme ça. Mais bon, la société a payé les trois mois de retard, elle a payé ce qu’elle devait. J’ai jamais laissé… le locataire a toujours payé les loyers et le propriétaire les a toujours exigés. Par contre, ils y a eu des petits délais de paiement qui ont été c’est vrai assez souple. Ça offre des possibilités. C’est vrai que ça arrange, comme on fait des chèques des deux côtés, de se dire : « Je peux pas le faire maintenant, je le ferai dans un mois »
[Jean-Claude, PDP 20]’

Il se définit plutôt en termes dilatoires. Comme le montre l’extrait, il cherche à justifier son attitude. Une telle solution n’est envisageable que parce qu’il est gérant et PDG à la fois. Le paradoxe de la situation est difficilement tenable sur le long terme. Si en tant que mandataire de la SA il ne peut qu’apprécier, en tant que gérant de la SCI, il peut vite devenir mal à l’aise : sa stratégie d’autofinancement peut être compromise. La souplesse a du bon mais trop de souplesse induit des effets pervers, d’où son retour dans la peau du propriétaire défendant son droit et réclamant son dû.

Les ajustements financiers divers et variés ne sont pas les seuls jeux locatifs observables au moyen de la SCI. L’outil juridique peut par exemple être invoqué pour mettre en œuvre l’occupation préférentielle organisée d’un bien immobilier. Si le lecteur se souvient des types de sociétés civiles déclinés en introduction, nous touchons alors davantage la société civile d’attribution et de pluri-propriété que la société civile de location. Pourtant, il n’est pas improbable de rencontrer des situations et des montages situés à mi-chemin entre la copropriété et la gestion de patrimoine. Ce sont les configurations familiales étendues qui s’y prêtent le mieux. L’histoire de l’un de nos enquêtés constituera une bonne illustration. Il s’agit de Benoît. Au départ contacté en tant que praticien, Benoît nous a dit que notre sujet l’intéressait dans la mesure où il se trouvait personnellement, depuis plusieurs années, au cœur d’une dynamique sociétaire familiale. Comme son bien et sa SCI se situent dans le Béarn, nous ne l’avons pas introduit dans notre corpus.

Benoît fait partie d’une SCI créée en 1947 sous l’impulsion de ses 7 oncles et tantes. Ceux-ci avaient hérité de leurs parents pasteurs protestants dans le Béarn d’une propriété à laquelle ils ont ajouté au fil du temps, par remembrement, certains de leurs biens fonciers mitoyens. Au sein de cette fratrie composée de banquiers, d’avocats et de missionnaires travaillant et résidant dans des zones géographiques éclatées, c’est le plus argenté et le plus influent d’entre eux qui a eu l’initiative de la SCI, avec en toile de fond le respect de la protection et de la transmission patrimoniales engagées par les ascendants. Initialement composée des oncles et tantes, le capital s’est progressivement ouvert aux enfants par l’entremise de cessions de parts. La SCI est passée de 7 à 15 associés pour aboutir, au moment de l’entretien, à 38 associés.

Le choix rationnel de la mise en SCI trahit le projet commun de voir la maison devenir un lieu d’ancrage ou un point de ralliement de consanguins dispersés aux quatre coins de l’hexagone. La maison-résidence secondaire est parée d’une réelle force centripète donnant à tous ces membres l’opportunité de garder le contact et d’apporter leur écot à la gestion matérielle d’une propriété dont tout le monde peut jouir. L’objectif des instigateurs du projet était aussi, selon Benoît, de veiller à maintenir le sens de l’hospitalité qui habitaient leurs parents. Néanmoins, la perpétuation d’un esprit et de pratiques hospitaliers n’implique pas un droit de jouissance infini sur le bien. Comme le souligne Benoît, l’occupation de la maison se fait de manière saisonnière, à tour de rôle, au gré des périodes de congés de chaque associé. Les demandes d’occupation doivent ainsi survenir plusieurs mois à l’avance afin de ne pas générer d’inutiles tensions entre les porteurs de parts familiaux :

‘« […] Avant le 31 janvier de l’année en cours, vous demandez d’occupez tel logement. Vous avez la famille du membre de la SCI, famille et membre de la SCI d’abord… les membres de la famille ont priorité sur la famille qui n’est pas membre de la SCI, aux conditions diverses, donc on peut être de la famille mais ne pas être dans la SCI. Les conditions financières ne sont pas mêmes. Mais de mémoire les membres de la famille ont priorité jusqu’au 31 mars et à partir de cette date-là si les locaux ne sont pas loués, le gérant, parce qu’il y a un gérant qui vit sur place – c’est un ancien banquier à la retraite – fait à ce moment-là appel à l’office du tourisme de la région et qui cherche à remplir la maison. Moi par exemple l’année dernière, je n’ai pas occupé la maison. Cette année je ne l’occuperai pas non plus, mais si au 31 mars je dis que je veux l’appartement du bas du 15 au 31 juillet de l’année prochaine, eh bien je serai prioritaire parce que je n’ai pas loué depuis 3 ans. Il y a un espèce d’ordre »
[Benoît, PRAT 42]’

Tous les membres de la famille ne sont pas sur le même pied d’égalité. Les associés de la SCI demeurent prioritaires et cette hiérarchie est régulée par les statuts. De toute façon, si les non-associés veulent bénéficier du système de time sharing, ils doivent participer aux charges des services collectifs, aux charges communes et d’occupation. L’extension de la jouissance temporaire à des collatéraux répond à un besoin de mutualisation des dépenses : un plus grand nombre d’associés et d’occupants permet d’amortir plus facilement l’ensemble des frais inhérents à l’entretien d’une grande propriété divisée en 4 appartements. Tout le monde est mis à contribution quelle que soit sa position dans la famille.

Si l’occupation par les associés flirte avec la gratuité – un tarif proportionnel au nombre de parts détenues : plus on a de part, plus le loyer est bas –, il est intéressant de voir que la location consentie aux autres parents et aux « étrangers » est soumise à un versement plus ou moins modique.

‘« […] il nous arrive, quand la maison n’est pas occupée, d’avoir des amis qui cherchent à l’occuper. Donc sur recommandation, la maison est occupée pendant 15 jours par d’autres personnes mais le tarif n’est pas le même. Mais pour pouvoir bénéficier d’un tarif dégressif, il faut avoir un minimum de 20 parts, ce qui paraît normal par rapport à ceux qui ont une part, et je dirai de pouvoir bénéficier d’une décote qui se situe à 25% je crois de mémoire sur le tarif de la location »
[Benoît, PRAT 42]’

Les sommes récoltées alimentent la caisse sociétaire. Mais quand une période de vacance se dessine, le manque à gagner est évident. Pour résoudre ce problème, les associés peuvent coopter des amis proches, triés sur le volet, désireux de passer quelques jours dans le Sud-Ouest. Le régime de la « recommandation » suppose alors que l’accès locatif est sociologiquement balisé : les locataires doivent mériter la confiance qu’on leur accorde en se pliant à des principes de savoir-vivre. Quelques expériences malencontreuses sont à l’origine du durcissement des règles locatives. L’autre alternative à la vacance réside dans la mobilisation des services de l’office du tourisme local. La maison se meut pour le coup en gîte rural et les candidats doivent satisfaire aux mêmes critères que les amis. C’est à l’oncle gérant, vivant sur place, que revient la tâche de la prospection, proximité rimant avec efficacité.

Malgré les transformations temporelles de la maison et l’ouverture de l’occupation, un espace familial chargé d’histoire et de symboles a su être préservé. Concrètement, les parties communes de la maison ne sont pas toutes utilisables par les tiers locataires. Le bail saisonnier signé entre ces derniers et la SCI stipule que le salon central est strictement réservé aux membres de la famille. C’est dans cette pièce qu’ils se réunissent pour évoquer leurs souvenirs au milieu d’objets ayant appartenu à leurs aïeux. Le salon fait donc office de lieu de régénération de la « mémoire vivante » de la famille 341 . En définitive, de telles pratiques gestionnaires n’échappent pas à des représentations quelque peu contradictoires. La maison familiale est aussi perçue par moments comme une maison locative, faisant qu’en fonction d’impératifs financiers des tiers « parasitent » la volonté de préservation de l’esprit de famille. D’où, l’imposition de règles de jouissance drastiques. Le rapport affectif et symbolique entretenu avec les lieux est d’autant plus mis à mal que certains locataires bafouent les règles de savoir-vivre édictées par le noyau dur de la SCI (dégradations) :

‘« […] Si on met le chauffage central dedans, cela va permettre de louer la maison plus longuement, donc devrait permettre de payer un truc, une partie de l’investissement qu’on va faire. Mais d’autre part si on met le chauffage central, la question qu’on peut se poser c’est : « Est-ce que la maison va garder la même ambiance ? Est-ce que cette maison ne devient pas finalement une maison locative et n’est plus la maison familiale ? » Parce que c’est le problème également… Quand on commence à trop louer, c’est pareil ! On arrive à ce moment-là à de la gestion pure et dure : il y a 46 fourchettes, 36 couteaux… C’est pas le même esprit. Donc c’est pour ça qu’on ne loue qu’aux gens qui sont recommandés par les membres de la famille. Et puis quand il y a un problème, on se retrouve entre les gens de la famille en disant : « Dites donc, ils sont gentils les Dupont que tu as envoyés mais ils ont tout cassé » (rires). Voilà, donc chacun est un peu responsabilisé »
[Benoît, RPAT 42]’
Notes
340.

Nous savons depuis les travaux de Catherine BONVALET que la mobilisation familiale joue un rôle important dans les marchés du logement. La pratique des loyers arrangés peut venir compléter le déjà large répertoire de la solidarité familiale, dans lequel on retrouve : la mise à disposition gratuite d’un logement, la donation, la reprise d’un bail, l’intercession des parents auprès d’un bailleur, etc. Cf. « La famille et le marché du logement : une logique cachée » in Martine SEGALEN, Jeux de famille, op. cit., p. 57-77.

341.

CF. Serge TISSERON, « Objets anciens et technologies nouvelles dans la dynamique des liens familiaux », Comprendre. Revue de philosophie et de sciences sociales, PUF, n° 2, 2001, p. 113-127.